Charte européenne des langues régionales ou minoritaires : Cavaillé, ou l’optimisme

, par  .Yvonne Bollmann, Tribune libre
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Dans un article publié sur Mediapart le 29 juin 2013, Jean-Pierre Cavaillé me désigne, en héraut du « bon sens », comme « l’une des représentantes majeures » d’une « théorie conspirationniste » dirigée contre le « complot ethniciste de la Charte des langues régionales ». Je combattrais ainsi un complot par une conspiration, c’est absurde.

Mes écrits n’ont pour objet ni l’élaboration d’une théorie conspirationniste ni le dévoilement d’un quelconque complot. Ils décrivent des aspects singuliers de la politique que l’Allemagne mène depuis 1990 au vu de tous, et que tout un chacun peut observer jour après jour. Klaus Kinkel, alors ministre fédéral des Affaires étrangères, en avait exposé les ressorts dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 19 mars 1993 : « Accomplir quelque chose en quoi nous avons échoué à deux reprises et qui est, en harmonie avec nos voisins, de trouver le rôle correspondant à nos souhaits et à notre potentiel. » Inutile de s’aveugler face à l’ambition de cet objectif.

Allemagne, le troisième essai

Jean-Pierre Cavaillé me croit « obsédée par la soi-disant germanisation de l’Alsace et ce que l’on pourrait appeler la “question allemande”’ ». Lui prend la « question allemande » à la légère. Au lieu de l’avoir fait disparaître, le processus de réunification l’a en effet réactivée, comme en témoigne, sous la plume de François Mitterrand, un épisode saisissant de la conférence internationale d’Ottawa de février 1990. Un communiqué des six ministres des Affaires étrangères directement intéressés annonça que « les différents aspects externes de la réalisation de l’unité allemande, y compris les questions de sécurité des pays voisins, seraient examinés au cours de réunions qui auraient lieu prochainement […] Ainsi commencèrent les conférences 4 + 2 (« 2 + 4 » corrigèrent aussitôt les Allemands) […] » [1]. Comme l’écrit le politologue Hans Stark, « le gouvernement fédéral insistait pour que les représentants allemands soient mis sur un pied d’égalité avec les grandes puissances, pour éviter que les négociations ne se transforment en un face-à-face humiliant pour la RFA entre vainqueurs et vaincus » ; d’où « l’opposition de Bonn à l’idée d’un traité de paix, jugé anachronique quarante ans après la fin de la guerre », qui aurait impliqué de surcroît des « pourparlers sur d’éventuelles réparations » ; quant à la formule « 2 + 4 » qui a fini par être adoptée, elle « souligne que ce sont les Allemands qui négociaient avec les quatre du sort de l’Allemagne, et non pas l’inverse » [2]. Mais sans traité de paix, la « question allemande » n’est pas close.

La France, aux premières loges, la subit de plein fouet. En janvier 2011, dans la version en ligne de Internationale Politik, la revue du think tank Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), Angela Merkel a été proclamée « chancelière de l’Europe », dotée du pouvoir de fixer les grandes orientations de la politique communautaire ; au président de la République française revient le rôle subalterne de « vice-chancelier ». Le politologue Herfried Münkler avait déjà noté dans cette même revue qu’une partie de l’establishment au pouvoir à Berlin « souhaite un tout petit peu de dictature », en référence à la « dictature commissariale » prônée par Carl Schmitt. Pour les auteurs du site d’information www.german-foreign-policy.com, la clôture officielle de l’année jubilaire franco-allemande du Traité de l’Élysée, le 6 juillet 2013, a sonné l’heure du passage à l’acte [3].

Tout cela était prévisible. Jean-Pierre Cavaillé lui-même reconnaît « que les seules intentions et les volontés que nous pouvons prêter aux acteurs sont celles qui, d’une façon ou d’une autre, se déclarent dans les discours et dans les actes » ; nul besoin de « spéculations sur ce que les acteurs pensent au fond d’eux-mêmes ». En 2001, Rudolf von Thadden, alors coordinateur pour la coopération franco-allemande auprès du Ministère des Affaires Étrangères, proche du SPD, avait ainsi déclaré que les Français doivent « renoncer aux ambitions de la nation jacobine », et qu’ « il faudra défaire un peu la France si l’on veut faire l’Europe », soit l’inverse du projet de Georges Bidault, qui voulait « faire l’Europe sans défaire la France ». Jugeant « malsaines » les « bases françaises », avec ces Français « qui ne veulent pas se sortir de leur vision d’une France une et indivisible », il avait conseillé aux Alsaciens dès 1998 de se battre « pour une ample autonomie régionale » [4]. En novembre 2007, l’Institut de Berlin-Brandebourg pour la coopération franco-allemande en Europe, créé en 1993 à son initiative et à celle de Brigitte Sauzay, conseillère auprès de la chancellerie, a proposé un colloque sur « L’Alsace : une région transnationale ? » [5]. Pour défaire la France, on s’acharne sur sa frontière la plus exposée.

En 2002, dans la conclusion de son très cavalier ouvrage Allemagne, La nouvelle puissance européenne, Stephan Martens, alors maître de conférences à l’Université Bordeaux 3, écrivait que « le pilier franco-allemand reste la pièce maîtresse d’un dispositif visant à réussir à la fois l’approfondissement et l’élargissement de l’UE, et qui ne pourra se passer de la mise en place de structures exécutives à coloration fédérale ». Cet auteur de nationalité allemande et française, recteur de l’académie de la Guadeloupe depuis 2011, ajoutait que « l’Allemagne est prête à couper le cordon ombilical qui la lie aux États-Unis, à condition que la France se défasse du mythe d’une voix française particulière dans le monde » [6]. Un drôle de marché : couper le cordon ombilical veut dire vivre de sa vie à soi ; ne plus avoir de voix particulière, c’est être mort. En son temps, dans Vues sur l’Europe, André Suarès avait percé à jour ce danger : « Au début de son livre, Hitler réclame l’anéantissement de la France. À la fin de son livre, ce peintre en bâtiment, devenu le maître absolu de son pays, réclame l’extermination de la France et son anéantissement. Il déclare, à dix reprises, que l’Allemagne ne pourra jamais vivre qu’à cette condition. Ainsi la vie de l’Allemagne exige la mort de la France. » [7]. Accuser des auteurs de reductio ad hitlerum systématique, comme le fait Jean-Pierre Cavaillé, permet de penser à bon compte qu’aujourd’hui n’aurait rien à voir avec hier, et qu’une réflexion réaliste sur l’Allemagne est forcément une « théorie du complot anti-européenne et antigermanique ». Est-ce là une idée digne d’un historien ?

Alsace, la langue, le sang, le sol

Hermann-Niermann-Stiftung

L’Allemagne n’a pas renoncé non plus à la germanisation de l’Alsace, il faut que tous les Français le sachent. L’Association pour le Bilinguisme dès les Classes Maternelles (ABCM), créée en 1990, qui a bénéficié d’une subvention de la part de la région Alsace et des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, a également été financée par de l’argent allemand. Entre 1991 et 2007, la Hermann-Niermann-Stiftung, une fondation de Düsseldorf qui œuvre « en faveur de la langue et de la culture allemandes auprès de minorités ethniques et de Volksgruppen en Europe », et pour qui les Alsaciens sont la minorité allemande de France, a versé à l’ABCM l’équivalent de 1 073 322 euros [8]. La présidente du parti autonomiste alsacien Unser land a déclaré en 2012 qu’il faut créer de nouvelles écoles ABCM et que, « comme en 1991, l’institution suivra » [9] - une façon de dire que le harcèlement pratiqué par l’ABCM a été payant, puisqu’ après l’ouverture des premières classes bilingues paritaires associatives, l’Éducation nationale a emboîté le pas en 1992, et propose (impose ?) désormais à tous les élèves l’apprentissage de l’allemand dès l’école maternelle, soit de manière « paritaire » (enseignement bilingue), soit de manière « extensive », à raison de trois heures par semaine. Le juriste Jean-Marie Woehrling constate que « l’allemand […] est amené à prendre le pas sur l’alsacien » (L’Alsace, 7 juillet 2013) [10]. Lui ne saurait s’en plaindre, puisque la fondation Hermann-Niermann, qui a sa part dans ce phénomène, a également versé des subventions à l’association Culture et bilinguisme d’Alsace et de Moselle-René Schickele Gesellschaft, dont il est le président [11].

En août 2012, un festival de musiques et de danses qui s’est tenu près de Haguenau (Bas-Rhin) comptait cette fondation parmi ses partenaires, ainsi qu’une deuxième fondation allemande : la Erwin von Steinbach Stiftung. Celle-ci avait succédé en 1961 au Wissenschaftliches Institut der Elsaß-Lothringer im Reich an der Universität Frankfurt am Main, un institut lui-même créé en 1920, et qui avait dû cesser ses activités en 1945. Dans le cadre de l’université de Francfort/Main, il œuvrait pour « le maintien des intérêts scientifiques et culturels » communs aux « Alsaciens-Lorrains du Reich » expulsés après 1918, ou partis de leur gré. La fondation Erwin von Steinbach publie le journal interne Der Westen, dont les numéros de 1984 à 2013 peuvent être consultés sur http://gesellschaft-elsass-und-lothringen.de/5.html. Ses auteurs plaident pour l’autonomie de l’Alsace. L’élection d’un jeune autonomiste du parti Unser Land lors des cantonales de mars 2011 leur avait fait espérer « une nouvelle aurore pour une Alsace autonome ». Ils apprécient que, grâce à de l’argent venu d’Allemagne, l’ABCM ait pu « faire pression sur l’État » et l’inciter à ouvrir des classes bilingues. Dans Der Westen, les « Alsaciens-Lorrains » sont sans cesse assignés à l’espace linguistique germanophone. Une fois au moins, en septembre-octobre 1984, il est question de leur « sang allemand » (deutsches Blut) [12]. La langue et le sang sont ainsi la double marque distinctive de leur prétendue appartenance au Reich et au Volk.

À l’emprise linguistique s’ajoute depuis plusieurs années la germanisation du territoire lui-même, par la création d’eurodistricts. C’est Wolfgang Schäuble, alors membre du directoire de la CDU, qui semble avoir donné le coup d’envoi de cette opération, lorsqu’il a plaidé pour un grand district européen autour de Strasbourg en juin 2002. Sven von Ungern-Sternberg, chef administratif de Fribourg-en-Brisgau, avait déclaré à ce sujet : « Vue d’Allemagne, cette idée suscite beaucoup d’enthousiasme, ce qui n’est sans doute pas le cas du côté français où l’on doit craindre pour le maintien de la souveraineté de l’État ». La création d’un eurodistrict Strasbourg-Kehl, annoncée le 22 janvier 2003 par Jacques Chirac et Gerhard Schröder, à l’occasion du quarantième anniversaire du traité de l’Élysée, y est perçue plutôt comme une apothéose de la souveraineté. N’est-ce pas le moyen de mettre la main sur l’Alsace sans les frais d’une guerre, avec l’accord du Président de la République française, et un projet de Parlement commun qui donnerait une allure de démocratie à cet objet d’ethnocrates ?

À Berlin, il avait aussitôt été décidé d’agrandir son périmètre initial du côté allemand, et c’est un eurodistrict Strasbourg-Ortenau qui vit le jour en 2005, suivi de l’Eurodistrict Fribourg/Centre et Sud Alsace (2006), de l’Eurodistrict trinational de Bâle (2007), de l’Eurodistrict Regio Pamina (2008). Toute l’Alsace se trouve ainsi accolée au pays de Bade, comme elle le fut de 1940 à 1945 au sein du Gau Oberrhein. Reductio ad hitlerum ? Dès 1940, il y eut des « journées culturelles du Rhin supérieur », comme annoncé alors dans la revue Nation und Staat. Aujourd’hui, de nombreux événements culturels transfrontaliers semblent corroborer ce que le ministre-président du Bade-Wurtemberg Erwin Teufel disait en 2002 à propos de la coopération transfrontalière germano-franco-suisse : « À ses débuts, dans les années 1970, il a fallu sept séances, simplement pour établir un ordre du jour. Je me disais alors que c’était tout de même mieux et moins cher que ce que nous avions fait trente ans auparavant. » [13] L’un des objectifs est de susciter l’avènement d’une « identité rhénane » commune, ce qui est moins anodin qu’il n’y paraît.

La FUEV et la France

Jean-Pierre Cavaillé veut dégonfler la « baudruche » qu’est à ses yeux le rôle de la FUEV [14] comme l’un des maîtres d’œuvre dans l’élaboration de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires – une ONG [15] dont la présence sur ce terrain a en effet de quoi troubler ceux qui souhaitent en toute bonne foi la ratification du texte par la France. Il ne nie pas « des éléments compromettants dans son histoire », des « idées racialistes » et des liens avec l’extrême droite de certains de ses membres dirigeants et d’auteurs de sa revue Europa Ethnica. Ces « indéniables points noirs » de la FUEV ne sauraient toutefois être compensés par ce qu’il croit avoir constaté : « sa quasi absence en France », car c’est là une illusion d’optique.

Il lui paraît rassurant de voir « qu’aucun des groupes et partis de la fédération Régions et peuples solidaires, de sensibilité de gauche et dont la place dans les revendications linguistiques en France est des plus importantes », n’est membre de la FUEV. Sans doute a-t-il oublié que « la Seleccion Occitana de Fotbòl » a participé en 2008 à l’Europeada, le « championnat d’Europe de football des minorités linguistiques » organisé par la FUEV. Pèire Costa, le président de l’Associacion Occitana de Fotbòl (AOF) n’a pas manqué d’évoquer à ce sujet le débat sur les langues régionales qui se déroulait alors à l’Assemblée nationale et au Sénat : « La Sélection occitane de foot, membre de l’Associacion Occitana de Fotbòl créée en 2003, sera présente à ce premier championnat européen pour les minorités linguistiques. L’Europeada est un atout extraordinaire pour la promotion de l’Occitanie, de la langue et la culture occitanes. » Guilhem Latrubesse, porte-parole du « Partit Occitan Pais Tolosan », s’est exprimé dans le même esprit. Or le « Partit Occitan » est bien membre de Régions Peuples Solidaires, « un mouvement politique humaniste, démocratique, identitaire et fédéraliste » [16], pour qui la FUEV n’est donc pas une inconnue. Les « Occitans » ont participé à l’Europeada 2012 [17].

Europeada 2012 - FUEV, mentionnée aujourd’hui le plus souvent sous sa dénomination anglaise : FUEN


D’autres faits encore démentent l’optimisme de Jean-Pierre Cavaillé. La FUEV a son organisation de jeunesse, la JEV/JCEE/YEN (Jugend Europäischer Volksgruppen/Jeunesse des Communautés Ethniques Européennes/Youth of European Nationalities), définie comme « la plus importante confédération d’organisations de jeunesse des minorités nationales autochtones/Volksgruppen en Europe ». En 2007, le traditionnel séminaire pascal de la JEV s’est déroulé à Tarbes [18], où il fut accueilli par la municipalité. Outre la « solidarité avec des Occitans », il y avait au programme « la situation particulière des communautés linguistiques régionales en France ». Sa vice-présidente a déclaré à ce sujet : « Selon l’article 2 de la Constitution française, le français est l’unique langue parlée en France. L’État parvient ainsi à se soustraire à la responsabilité qui lui incombe, celle de protéger la diversité linguistique. Mais il en nie l’existence, et les Occitans n’ont donc pas d’autre choix que de se rassembler en masse pour revendiquer leurs droits. Espérons que le soutien apporté par d’autres groupes ethniques européens (Volksgruppen) permettra de remédier à cette vision des choses, qui n’est pas adaptée à l’Europe du XXIe siècle. » C’était un an avant l’inscription des langues régionales dans la Constitution.

La FUEV a ses entrées dans le milieu universitaire. Stephan Martens, déjà mentionné plus haut, alors responsable à l’Université Bordeaux 3 de l’axe de recherche « Identité et question régionale en Europe », a dirigé un séminaire sur ce sujet à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine en 2007. Il s’agissait « de recenser les manifestations de l’identité régionale, que celles-ci soient politiques, institutionnelles, linguistiques, et d’analyser leur mode d’articulation avec les identités nationales qui les englobent, et avec “l’identité européenne” ». L’un des intervenants, Alain Viaut, a parlé de « La région dans l’émergence linguistique et la langue dans l’émergence régionale en Europe » [19]. Dans le même cadre, un mois plus tard, il fut le coorganisateur de la journée d’études « Langues et espaces ». Parmi les invités figurait Roland Breton, auteur d’un Atlas des langues du monde (2003) où une carte de « l’espace francophone européen » est amputée de plusieurs provinces françaises, dont l’Alsace, et où se trouve un tableau avec « correspondance possible entre parentés linguistique et génétique » (p.18 et p.13). Alain Viaut, chargé de recherche au TIDE (Territorialité et identité dans le domaine européen)/CNRS Université de Bordeaux 3, membre du Bureau du Conseil scientifique de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine depuis fin 2006 [20], avait participé en 2001 au 46ème congrès des nationalités de la FUEV, dont le thème était la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

Lors de son 52e Congrès des Nationalités, qui s’est tenu à Tallinn (Estonie) en mai 2007, l’Assemblée des délégués de la FUEV a adopté entre autres une résolution inspirée par la « délégation bretonne » [21]. En voici un extrait : « Nous demandons enfin, puisque le peuple breton, sur le territoire correspondant à l’État breton, État souverain jusqu’à l’abolition unilatérale de cet État par la Révolution française, a adopté dans sa majorité le projet de Constitution européenne, à la différence du peuple français qui l’a rejetée, qu’une commission d’experts internationaux indépendants soit constituée pour examiner le véritable statut juridique de la Bretagne au regard du droit international et qu’on développe des formes appropriées d’autogestion linguistique, culturelle, administrative et politique. Il y va de la survie d’un peuple européen, le peuple breton, en tant que peuple. » Les comptes de la FUEV font apparaître qu’une somme de 30 000 euros destinée au financement de ce congrès provenait du ministère fédéral de l’Intérieur. Le gouvernement allemand est ainsi partie prenante dans l’ingérence politique, dans le déni de démocratie quant au résultat du référendum du 29 mai 2005, et dans l’appel à la subversion par le droit. En mars 2009, le président de la FUEV, accompagné de représentants d’organisations membres, a rencontré la chancelière allemande. Il lui a présenté la question des conflits ethniques, susceptibles d’échapper rapidement à tout contrôle, comme un élément de la politique de sécurité, et lui a proposé que la FUEV serve de « médiateur » et de « conciliateur » dans le « dialogue » avec le gouvernement des États ayant des minorités ethniques, dont celui de la France, où Paris « a bien du mal avec les grands groupes linguistiques », les « Bretons, Corses ou Occitans » (site FUEV, 27 mars 2009).

Une autre rencontre de ce genre est la conférence internationale sur « la protection des minorités en Europe » qui s’est déroulée à Düsseldorf, au Landtag de Rhénanie du Nord-Westphalie, les 23 et 24 février 2012. Deux Français y ont participé, Andrée Munchenbach, présidente du parti autonomiste alsacien Unser land, et Marcel Texier, un militant de la FUEV, qui a parlé des « Bretons en France ». Il a été de 1978 à 1982 le secrétaire général de l’AIDCLM (Association internationale pour la défense des langues et cultures menacées). En 1969, celle-ci avait engagé comme conseiller en matière de droit international le juriste Theodor Veiter, qui militait dans les années 1930 pour une « Europe des régions » « racialement pure » dirigée par l’Allemagne, qui a été rédacteur en chef d’Europa Ethnica, et qui a déposé auprès du Conseil de l’Europe dès 1984 un « projet de charte européenne des langues régionales et minoritaires » (Europa Ethnica, 1984, p.145-149).

Bernd Posselt

L’Union européenne a sa part dans cette politique ethniciste. L’eurodéputé Bernd Posselt, de la CSU, ancien président de l’Intergroupe Langues minoritaires, fut l’un des premiers à saluer l’inscription des langues régionales dans la Constitution française en juillet 2008. Il y a vu comme « une petite révolution », « une semaine seulement après le 14 juillet », et « non pas place de la Bastille, mais à Versailles ». Ancien président fédéral de l’Association des Allemands des Sudètes, et porte-parole de la Sudetendeutsche Volksgruppe, Bernd Posselt est favorable à l’instauration de droits collectifs pour les minorités ethniques. Le 23 mai 2010, lors d’un grand rassemblement des Allemands des Sudètes à Augsbourg, il a annoncé que lui et la commissaire européenne Viviane Reding venaient de s’atteler à cette tâche : « Nous avons enfin à la Commission européenne […] une commissaire aux Droits fondamentaux, la Luxembourgeoise Viviane Reding, aux côtés de qui j’ai siégé des années durant à la Commission des Affaires intérieures du Parlement européen, qui est désormais en charge des Droits de l’Homme et des droits des communautés ethniques (Volksgruppenrechte). J’ai convenu avec elle la semaine dernière – et nous avons déjà créé une commission à cet effet – d’entreprendre à présent l’élaboration d’un droit européen des communautés ethniques (Europäisches Volksgruppenrecht), tel que notre Association [des Allemands des Sudètes] l’a préparé et mis au point depuis des décennies. » [22]

On dirait une feuille de route pour la FUEV. Parmi ses initiatives récentes, il y a eu en janvier 2012, au Parlement européen (Bruxelles), l’organisation d’un « FUEN Parliamentary Lunch Debate » qui rassembla des eurodéputés, des représentants de la Commission européenne, des « représentants des minorités de toute l’Europe », ainsi que des personnes intéressées. L’objectif en était « de renforcer la connexion entre les députés du Parlement et la confédération des minorités autochtones en Europe [c’est-à-dire la FUEV], et de favoriser un dialogue structuré entre la société civile et les décideurs ». Un membre du cabinet de Viviane Reding y a participé. Deux entretiens entre elle et la FUEV avaient d’ores et déjà eu lieu, et leur collaboration va se poursuivre [23].

Sous l’égide de la FUEV, des stratégies destinées à « renforcer l’influence politique » des quelque 100 millions de personnes censées constituer les « minorités de l’Europe » sont en cours d’élaboration, telle la création d’un « Forum des minorités européennes », proposée à Berlin en février 2012, lors d’une réunion d’ « experts » à laquelle ont également participé des représentants de la Commission européenne, du Comité des régions, du Bundestag, d’organisations membres de la FUEV. Comme celle-ci, le nouveau forum aura son siège à Flensburg (Schleswig-Holstein). Si l’opération réussit, ce sera une « association de tous les acteurs à l’échelle européenne, qui aura de la puissance de frappe ». Une audition de la FUEV au Parlement européen devrait avoir lieu à l’automne 2014 [24].

Ethnique ? ethnique !

Il est exact, comme le note Jean-Pierre Cavaillé, qu’on chercherait en vain le mot « ethnie » dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. On y trouve par contre le mot « groupe ». Le Conseil constitutionnel a considéré que « la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en ce qu’elle confère des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » (Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999) [25].

Les commentaires du gouvernement fédéral allemand sur l’Avis du Comité consultatif relatif à la mise en œuvre de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales par la République Fédérale de l’Allemagne, du 19 juillet 2002, disent sans ambiguïté que la charte des langues ne saurait être considérée indépendamment de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Ils ont été formulés « par le Ministère Fédéral de l’Intérieur, principal organe responsable de la législation sur les minorités, en coordination avec les Gouvernements des Länder auxquels, du fait de l’organisation fédérale de la République fédérale d’Allemagne, est dévolue une grande part de la responsabilité de son application ». Voici l’un de ces commentaires : « Dans la pratique juridique allemande – tant au niveau des services officiels qu’à celui des minorités nationales –, la Convention et la Charte sont considérées comme des instruments juridiques destinés avant tout à protéger les minorités nationales et leur langue. Étant donné que les deux instruments ont été élaborés par le Conseil de l’Europe, que l’Allemagne les a ratifiés tous les deux et que ces deux ratifications ont été proches dans le temps, et que les deux instruments poursuivent des objectifs comparables en ce qui concerne les langues des minorités nationales, la Convention et la Charte représentent des instruments dont l’autorité juridique est mise au service des minorités nationales. Ces deux instruments seront donc interprétés et appliqués de façon concordante. » [26]

Dans son « commentaire analytique » de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires (2005), le juriste Jean-Marie Woehrling, qui en est l’un des rédacteurs [27], analyse « les relations » entre les engagements que celle-ci prévoit « et ceux figurant dans la Convention-cadre européenne pour la protection des minorités nationales », entrée en vigueur le 1er février 1998, un mois avant la charte des langues. Il écrit que les deux textes « sont voisins », tout en ayant « des objets très différents ». La charte a « pour objet de protéger et de promouvoir des langues qui constituent des biens culturels alors que la convention-cadre vise à protéger des minorités (c’est-à-dire des groupes de personnes) qui peuvent avoir en commun de pratiquer la même langue ». En donnant cette définition des « minorités », il fournit le shibbolet qui permet de voir la charte et la convention-cadre comme les deux volets d’un texte unique, ou comme des vases communicants. Lui-même avait montré en 1993 l’avantage d’un texte destiné à protéger les langues, et non leurs locuteurs : « Une telle présentation est plus acceptable par les États qu’une affirmation directe des droits des minorités nationales. On ne peut certes protéger des langues sans prendre aussi des mesures en faveur des locuteurs de ces langues, mais celles-ci sont instituées comme la conséquence de la protection des langues et non comme l’expression de droits particuliers des minorités ethniques. » (Land un sproch, Les cahiers du bilinguisme, numéro 106).

Cette tactique se double de cynisme linguistique chez Rainer Hofmann, qui déclara au Conseil de l’Europe en tant que président du Comité consultatif de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales, à l’issue d’une conférence sur cinq années de suivi de la convention-cadre (2003) : « Nous avons souligné que l’applicabilité de la Convention-cadre ne signifie pas forcément que l’expression « minorité nationale » figure dans la législation interne. Il y a des cas en effet où l’État et les communautés concernées préfèrent employer un autre terme, tout en reconnaissant que la Convention s’applique en tout état de cause. » On peut donc avoir la chose sans le mot, l’ethnie sans « ethnie ». Rainer Hofmann est membre du bureau de l’EZM (Europäisches Zentrum für Minderheitenfragen), créé en 1996, qui apparaît généralement aujourd’hui sous son nom anglais : European Centre for Minority Issues (ECMI) – une émanation de la FUEV [28]. Il admet, pour les groupes ethniques « assimilés », le droit d’obtenir « par la force des modifications de frontières », dans le but d’ériger leurs propres États.

Jean-Pierre Cavaillé signale que « l’assimilation de la notion d’ethnie à celle de race n’est effective que dans l’une des définitions possibles du terme », et veut croire que ce n’est pas celle qui prévaut à la FUEV. Le texte de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales ne laisse toutefois aucune chance à cette interprétation irénique. Il y est en effet question à plusieurs reprises de « l’identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse de toute personne appartenant à une minorité nationale ». N’étant ni culturelle, ni linguistique, ni religieuse, l’identité ethnique ne peut être que « raciale ».

L’article 3, paragraphe 1, de la convention-cadre affirme que « toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit de choisir librement d’être traitée ou ne pas être traitée comme telle et aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés ». Ce choix identitaire serait donc une affaire de « liberté individuelle », comme Jean-Pierre Cavaillé l’écrit à propos d’un passage analogue de la Charte pour les minorités nationales autochtones en Europe, que la FUEV « présente comme son texte fondamental ». Mais un commentaire du rapport explicatif qui accompagne la convention-cadre interdit, là aussi, de voir la chose en ces termes : « Ce paragraphe [3.1] n’implique pas le droit pour un individu de choisir arbitrairement d’appartenir à une quelconque minorité nationale. Le choix subjectif de l’individu est indissociablement lié à des critères objectifs pertinents pour l’identité de la personne. » [29] Cela semble signifier qu’un individu peut se convertir à une autre religion, apprendre une autre langue, d’autres traditions, s’approprier un autre patrimoine culturel, mais qu’il ne saurait changer d’identité ethnique/« raciale ».

Le recours de Jean-Pierre Cavaillé à un article de Pierre Bourdieu, L’identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région [30], afin d’écarter « l’assimilation de la notion d’ethnie à celle de race », n’est pas probant, car « l’ascendance », suivie par « le territoire, la langue, la religion, l’activité économique, etc. » y apparaît comme l’une des « propriétés dites ‘’objectives’’ », « dès que la question régionale ou nationale est objectivement posée dans la réalité sociale » - la « notion de région et, plus généralement d’ “ethnie” ou d’ “ethnicité” (euphémismes savants que l’on a substitués à la notion de “race”, pourtant toujours présente dans la pratique) » ne semblant faire pour Bourdieu qu’un seul et même complexe.

Quant à Henri Giordan, dont l’article Fédéralisme et minorités ethniques en Europe [31] est censé montrer, selon Jean-Pierre Cavaillé, que « l’on peut produire une définition purement factuelle (quantitative) de ce que l’on entend par minorité et surtout […] opter pour une interprétation en termes de droits individuels et non collectifs », il crée sa « baudruche » à lui, aux couleurs de Habermas, qui prône, pour les « minorités », une « réappropriation dynamique, créatrice de nouvelles formes, y compris linguistiques », quand l’État de droit va « permettre cette opération herméneutique de la reproduction culturelle ». Mais c’est là reculer pour mieux sauter. Giordan cite en effet un philosophe québécois, qui écrit à propos de Habermas : « Il montre que l’on ne peut rejeter du revers de la main les revendications identitaires émanant d’une culture ou d’une nation [32] sous couvert d’une protection des droits individuels puisque c’est toujours dans le contexte d’une tradition culturelle ou d’une nation particulière que doit être interprété, par les citoyens, le contenu universaliste des droits individuels ». C’est à l’opposé de ce qu’écrivent Giordan et Cavaillé : qu’il y aurait en France « une ethnicisation spontanée de la nation » dans l’article 2 de la Constitution, affirmant que « la langue de la République est le français ». Il n’y a pas d’ « ethnie française », sauf chez George Montandon. La République préexiste à la langue, et son pacte national ne repose pas sur autre chose que le consentement des citoyens.

Giordan conclut son article « sur le problème spécifique posé par les minorités en soulignant que les formes institutionnelles de la reconnaissance ne sauraient être uniformes » : « Dans tel cas, la forme adaptée pourra être une autonomie pouvant aller jusqu’à la constitution d’un État indépendant […]. Dans d’autres cas, ce sera l’institution d’un État fédéral formé d’un certain nombre d’Autonomies fondées sur des identités linguistiques fortes […]. Dans d’autres cas encore, des formes évoluées de régionalisation pourront représenter une étape importante dans le processus de reconnaissance : c’est sans doute l’avenir des minorités en France. »

Quel est à ce compte, si la régionalisation n’est qu’une « étape » au service de prétendues « minorités ethniques », l’avenir de la France ? Dans le monde d’aujourd’hui, déchiré par les conflits ethno-linguistiques, la position a-ethnique de la France est tout simplement d’avant-garde. Les langues régionales et leurs locuteurs ne sauraient se passer de la dignité qu’elle leur confère.

Yvonne Bollmann, universitaire, auteur de La tentation allemande (1998), La Bataille des langues en Europe (2001), Ce que veut l’Allemagne (2003)

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