Eurodistricts : un marché de dupes
Nul ne sait ce qu’il adviendra de l’Union européenne sous l’effet de la crise en cours. Elle peut aussi bien voler en éclats si les peuples s’en mêlent qu’évoluer à toute vitesse vers un fédéralisme renforcé. Ce qui est certain, c’est que la « question allemande » est de retour.
Il y a vingt ans, l’Allemagne avait été contrainte de renoncer à sa monnaie nationale « en échange du surcroît de puissance et d’influence attendus de la réunification » [1]. On la verra peut-être y revenir triomphalement, mais elle ne rendra sans doute pas pour autant les « nouveaux länder ». Ou alors elle transformera enfin l’euro en un véritable ersatz du mark, et imposera ses propres critères de stabilité. Dans les deux cas, elle y aura gagné.
Pendant ces vingt années, et malgré des phases où elle a pu apparaître comme l’homme malade de l’Europe, l’Allemagne a testé sa nouvelle force. Elle a procédé à une « mise au pas » de ses partenaires sur ce grand chantier qu’est la restructuration à l’allemande de l’espace européen. C’est Wolfgang Schäuble, alors membre du directoire de la CDU, qui semble avoir donné le coup d’envoi pour la création d’eurodistricts, lorsqu’il a plaidé en faveur d’un grand district européen autour de Strasbourg (juin 2002).
Plusieurs eurodistricts ont alors vu le jour le long de la frontière franco-allemande - l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau (2005), l’Eurodistrict Fribourg/Centre et Sud Alsace (2006), l’Eurodistrict trinational de Bâle (2007), l’Eurodistrict Regio Pamina (2008), l’Eurodistrict SaarMoselle (2010). Il y a eu aussi l’Eurodistrict de l’espace catalan transfrontalier (2007) et l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai (2008). Tous servent à un titre ou à un autre les intérêts de l’Allemagne : ses ambitions économiques, ses projets européens inspirés par sa vision de l’histoire, et sa volonté d’ethniciser le politique. Sans compter qu’ « il faut défaire un peu la France pour faire l’Europe », comme l’a dit en 2001 Rudolf von Thadden. [2]
Au service de l’économie allemande
En mai 2010, l’association « Zukunft SaarMoselle Avenir » créée en 1997 a cédé sa place à l’Eurodistrict SaarMoselle, qui a le statut juridique de GECT (Groupement européen de coopération transfrontalière) [3]. C’était prévu pour février, mais le ministère de l’Économie allemand, en charge de ce dossier, avait apporté des modifications rédactionnelles aux statuts proposés par les partenaires, et il a fallu valider la nouvelle charte. La chargée de mission Eurodistrict au Landratsamt de l’Ortenau a expliqué le processus d’autorisation étatique prévu par les directives européennes : "En France, la Direction générale des collectivités locales/DGCL, du ministère de l’Intérieur est responsable du dossier autant que le ministère des Affaires étrangères. En Allemagne, ce rôle est dévolu au ministère de l’Economie, qui doit, de plus, se concerter avec les autres ministères concernés" [4].
Pour l’Allemagne, l’intérêt principal de ces nouvelles entités administratives semble être leur enjeu économique. Prenons l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau. Dans le domaine de l’agriculture, il y a côté allemand un projet Europa-Farm, dont le promoteur est un groupe financier du Sud de l’Allemagne. Ce sera une sorte de ferme géante, où les visiteurs pourront voir "comment fonctionne l’agriculture du vingt-et-unième siècle". Un marché paysan permettra d’en commercialiser les produits. L’offre pourrait être complétée par les productions d’agriculteurs du « voisinage immédiat » et de la région du Rhin supérieur. Les promoteurs souhaitent faire venir des produits agricoles et des … visiteurs de l’Alsace et du Nord de la Suisse [5]. Le site retenu se trouve bien dans l’Ortenau, qui est la partie allemande de cet eurodistrict. Mais dans une lettre de soutien, le député du Bundestag Peter Weiß a pour seuls repères l’Allemagne et l’intérêt local de sa « südbadische Heimat » en matière d’agriculture et de commerce [6]. Il n’est pas question d’Eurodistrict.
Parmi les partenaires [7] de ce projet ne figure aucun Français. Mais on y trouve la société de conseil aux communes et aux entreprises de Klaus Brodbeck. Celui-ci a été de 2000 à 2008 Landrat [8] (FDP) de l’Ortenaukreis. Pour vendre ses services, il indique entre autres comme « références » sa fonction de négociateur lors de la création de l’Eurodistrict, et celle, temporaire, de porte-parole allemand qu’il y a exercée [9]. L’Eurodistrict lui sert ainsi de carte de visite pour son activité professionnelle présente, au service de l’économie allemande. Vu de l’extérieur, il y a là comme un conflit d’intérêt, et un manque d’égard envers la partie française.
En matière d’industrie, l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau est également tout bénéfice pour le partenaire allemand. Il constitue en effet du côté français un appréciable réservoir de main d’œuvre. Lors d’une manifestation sur l’emploi organisée dans le cadre de la Foire européenne de Strasbourg en septembre 2009, le directeur de la Wirtschaftsregion Ortenau a déclaré que « dans les prochaines années, en raison de l’arrivée de classes d’âge creuses, et du fait qu’il devient de plus en plus difficile de répondre aux besoins en personnel qualifié, les entreprises allemandes devront trouver environ 30 000 apprentis français » [10].
On prépare aussi l’avenir du marché du travail allemand dans une manifestation comme la Foire d’Offenburg (la ville fait partie de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau). Cette année, une section en était consacrée à l’information sur l’emploi. Un membre de la Chambre de commerce et d’industrie Südlicher Oberrhein y a déclaré que "d’ici 2025, nous aurons 26% de moins de jeunes ayant terminé leur scolarité" et que "d’ores et déjà, un sixième des entreprises dont nous nous occupons ressentent les effets de la mutation démographique". Et il y fut question de la nécessité d’être entendu "par des jeunes en Alsace, car en Alsace, l’évolution démographique a dix ans de retard sur la nôtre." Le quotidien bilingue 2ufer en a conclu que "le marché du travail de demain a besoin de salariés de l’Alsace voisine", et que, "inversement, la proximité du marché du travail badois va sauver l’Alsace de la menace du chômage", allant jusqu’à rêver d’ "un grandiose avenir commun franco-allemand" [11].
Pour la France, ce n’est pas vraiment du "gagnant-gagnant". On ne peut s’empêcher de penser au Roi des aulnes de Michel Tournier, où Abel Tiffauges, prisonnier de guerre en Mazurie, est chargé d’enlever des enfants pour grossir les rangs d’une école para-militaire du Troisième Reich. Aujourd’hui, l’Allemagne est en quête de personnel pour son industrie, et se fait rabatteur de chair fraîche sur nos terres. Avec l’apport de sa jeunesse, la France devrait pouvoir se doter pour son propre compte d’une industrie florissante dans cette région, au lieu de fournir simplement la main d’oeuvre à celle de notre voisin.
Une réécriture de l’histoire
L’Association des régions frontalières européennes (ARFE), fondée en 1971 à Bonn, est à l’origine de la charte européenne des régions frontalières et transfrontalières. Celle-ci commence par une définition bien allemande des frontières comme « cicatrices de l’histoire ». Les structures transfrontalières inventées ces dernières années sont destinées à en effacer les dernières traces.
C’est ce qu’apprécie le quotidien 2ufer dans le cas, par exemple, du GECT West-Vlaanderen/Flandre-Dunkerque-Côte d’Opale, qui a succédé en 2009 à la Plate-forme du même nom. La partie française y est présentée comme « une région qui faisait autrefois partie, sous le nom de Westhoek, du comté historique de Flandre », région « aujourd’hui répartie sur deux États ». Le GECT nouvellement créé doit « mettre fin, en partie du moins, à cette séparation ». Une (ré)vision analogue de l’histoire prévaut pour le GECT qui comprend l’Aragon, la Catalogne et les îles Baléares ainsi que le Midi-Pyrénées et le Languedoc-Roussillon. Situé dans l’Eurorégion Pyrénées-Méditerranée, il a été lancé officiellement en 2009. Une fois rappelé que "l’union de la région espagnole Gerona et du département des Pyrénées-orientales, la Catalogne du Nord par conséquent", a été nommée "Eurodistrict de l’espace catalan transfrontalier", on réécrit l’histoire : "En 1659, le Nord de la Catalogne avait été séparé du Sud par la Paix des Pyrénées. Une séparation qui durera jusqu’en 2009, date de la réunification, du moins au niveau régional et local. Grâce au GECT." (11 février 2010) [12]
Quand il s’agit de l’Allemagne, les eurodistricts ont à voir avec un passé plus récent. Pour le maire de Lahr, l’intégration du projet d’Eurodistrict [Strasbourg-Ortenau] au sein de la région métropolitaine du Rhin supérieur et de l’Union Européenne des 27 « s’inscrit dans une entreprise plus large consistant à surmonter les difficultés de l’histoire ("Geschichte bewältigen") ». Il en voit comme preuve « le stationnement pacifique de la brigade franco-allemande à Illkirch ». Mais à l’entendre ajouter que « cette région doit ne faire qu’un tout », on est en droit de se demander si, dans l’esprit de nos voisins, l’idée d’un Gau Oberrhein est elle aussi « surmontée » [13].
Pour les partisans de la coopération transfrontalière ainsi réglementée, les institutions propres des eurodistricts doivent évoluer vers encore plus d’intégration. Du côté français, il est envisagé qu’à plus long terme, leur statut juridique de GECT permette de « construire une véritable intercommunalité transfrontalière privilégiant le principe de codécision » [14]. C’est d’ailleurs une idée française, lancée en 2003 par Noëlle Lenoir, alors ministre des Affaires européennes, que le quotidien en ligne 2ufer propose de reprendre - celle de donner à chacune de ces nouvelles entités un Parlement propre, où siégeraient d’autres personnes que les élus communaux [15].
Du côté allemand, on s’est engagé à fond dans le projet « Eurodistrict » dès qu’il a été lancé (2003). Klaus Brodbeck, alors chef administratif de l’Ortenaukreis, a déclaré que l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau n’était pas "une affaire à court terme", et qu’un jour, "quand cette vision deviendra réalité, il y aura probablement un Parlement commun, avec deux langues officielles". Mais d’ores et déjà, le maire de Lahr voit dans le statut juridique de GECT octroyé en février 2010 à l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau une forme de "Constitution" [16]. Quant à Marcus Obrecht, nommé premier Secrétaire général de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau en avril 2010, il apprécie que celui-ci "dispose, grâce à la prise de décision à la majorité simple [17] du Conseil de l’Eurodistrict, d’un élément qui manque dans d’autres structures transfrontalières ailleurs". Il voit dans l’Eurodistrict „une possibilité de créer une Europe à petite échelle. Nous avons ici des institutions « comparables » : le Conseil de l’Eurodistrict correspondrait au Parlement européen, le bureau au Conseil des ministres et le nouveau secrétariat aura un rôle comparable à celui de la Commission européenne, sans toutefois interpréter cela au premier degré [18]. Gageons que le joujou tiendra ses promesses.
Certains Allemands prennent vraiment au pied de la lettre la notion d’appartenance à un eurodistrict. Lors des élections régionales de mars 2010, un journaliste s’est ainsi servi sur le site de 2ufer d’un drôle d’argument face au score de l’extrême-droite : "En tant qu’Allemands, qu’habitants de l’Ortenaukreis, qu’eurodistrictiens, nous ne pouvons accepter cela. Étant donné que le nouvel eurodistrict Strasbourg-Ortenau existe enfin, cette élection du Conseil régional nous concerne au même titre que nos voisins en Alsace. De même que nos élections régionales à nous concernent nos voisins alsaciens […] Si on veut faire des choses ensemble, de tels résultats ne sont pas sans effet sur ce qu’on a de commun, sur ce qu’on a créé en commun, sur la vie commune ! L’Alsace n’est pas l’Alsace des gens de droite (sic), elle appartient à ceux qui vivent ici, et nous en sommes nous aussi, notamment depuis la naissance de l’eurodistrict. Nous tous dans cette région sommes responsables du côté allemand comme du côté alsacien" [19]. Y a-t-il beaucoup de Français pour vouloir exercer cette sorte d’emprise chez le voisin ?
Dans ce média en ligne, on va jusqu’à une forme d’annexion de la partie française par le moyen de l’image. Un article sur ces élections régionales est ainsi illustré par la photo d’un bulletin de vote … allemand (avec des cases à cocher). La photo illustrant un autre article, sur l’annonce faite par le Président de la République d’installer des policiers dans des écoles jugées "sensibles", montre un membre de la police allemande, avec un dossard "Polizei". [20]
Évoquons pour finir deux acteurs allemands de la coopération transfrontalière, les Clev. Elle, Kristine Clev, est « chargée de développement /Aménagement du territoire et transports » dans l’administration de l’Eurodistrict Regio Pamina (Pa = Palatinat du Sud, Mi = Mittlerer Oberrhein, Na = Nord de l’Alsace). Mais elle figure également dans l’organigramme de la Metropolregion Rhein-Neckar. Lui, Hans-Günther Clev, qui était Directeur général de l’Agence de développement du Land de Rhénanie-Palatinat, est depuis juin 2009 le directeur général de la Mission Opérationnelle Transfrontalière, une association française créée en 1997 par la DATAR. L’une des missions de la MOT est de proposer des aides concrètes pour toutes les questions concernant la création et la mise en œuvre de GECT. En 2007, elle a noué une alliance stratégique avec l’ARFE. Les deux Clev se connaissent, puisqu’ils ont signé en commun un chapitre d’un ouvrage collectif sur la politique européenne d’aménagement du territoire. Une partie de leur texte est consacrée aux activités transfrontalières [21]. Chacun à un bout de la chaîne, ils incarnent la cohésion d’un système d’organisation de l’espace européen dont l’Allemagne est le principal maître d’oeuvre.
Ethnicisation
Les eurodistricts sont des pièces du puzzle « Europe des régions à caractère ethnique ». Ils fournissent la structure territoriale nécessaire pour cette recomposition, dans l’esprit de l’appel lancé par les rédacteurs de 2ufer lors de la création du GECT Aragon/Catalogne/Baléares/Midi-Pyrénées/Languedoc-Roussillon : « Catalans de tous les pays, unissez-vous ! ». Le sentiment d’appartenance commune que l’on veut susciter à tout prix chez les habitants/cobayes des eurodistricts est un élément qui revient sans cesse dans le harcèlement ethnique. Avec, il est vrai, peu de résultats jusqu’à présent chez les citoyens autres que les professionnels du transfrontalier européen.
Pour y remédier, le Comité économique et social d’Alsace propose entre autres « que les structures existantes, institutionnelles ou non, renforcent leurs actions de communication afin de permettre à la population de mieux connaître l’espace du Rhin supérieur [22] ». Il souligne que « l’appropriation par le citoyen […] de cet espace constitue la base pour permettre l’émergence d’une identité rhénane à laquelle il pourra s’identifier et qui pourra servir de fondement à la mise en œuvre de la cohésion territoriale ». Le CESA propose également la mise en place de « représentations » des partenaires dans le pays voisin « pour favoriser une préhension de l’identité commune » [23]. Le rapport ainsi établi entre identité et territoire est un vrai cercle vicieux, et représente un véritable danger [24].
Tout cela est fait avec méthode. En mars 2010 s’est tenue à Strasbourg la 18e Session plénière du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux. Le Congrès a entre autres examiné le Rapport sur « Les langues minoritaires : un atout pour le développement régional », dans lequel il invite le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe « à reconnaître le rôle des minorités linguistiques dans la coopération transfrontalière et à les associer pleinement aux projets transfrontaliers et à leur planification » [25].
L’un des deux rapporteurs était Karl-Heinz Lambertz, ministre-président, depuis 2004, de la Communauté germanophone de Belgique. Il a été élu président de l’ARFE en février 2010. En tant que membre du Groupe « Saar-Lor-Lux » au Comité des Régions, il a aussi par raccord un œil sur l’Eurodistrict Regio Pamina, et donc sur le nord de l’Alsace. « Saar-Lor-Lux » s’est en effet intégré dans la « Grande Région » où se trouvent aussi la Région wallonne, la Communauté française et la Communauté germanophone de Belgique, de même que le Land de Rhénanie-Palatinat, dont la partie sud est un élément de Pamina. Ainsi va l’interconnexion : de proche en proche, un bout de région française se trouve impliqué dans la mise en œuvre d’intérêts qui ne sont plus exclusivement ceux de la France.
Karl-Heinz Lambertz est un partisan de l’ordre ethnique. C’est lui qui a opéré le rapprochement entre la Communauté germanophone de Belgique et la FUEV (Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen/Union Fédéraliste des Communautés Ethniques Européennes). En 2006, son gouvernement a invité à Eupen une délégation de la FUEV. Lui-même a participé à cette rencontre, où il a prôné une « meilleure mise en réseau » des « minorités » en Europe. Rien d’étonnant donc à ce que lui et l’autre rapporteur, Farid Mukhametshin, de la Fédération de Russie, aient attiré l’attention du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux sur le rôle des « langues minoritaires » dans le développement de la coopération transfrontalière. Car dans les milieux ethnicistes, les langues ainsi nommées ne sont pas des langues quantitativement minoritaires, ce sont celles que sont censées parler des minorités ethniques.
Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux ne cache pas son jeu. L’auteur principal du Rapport sur les langues minoritaires est en effet Christoph Pan, du « Südtiroler Volksgruppen-Institut, Bozen-Bolzano, Italie ». Il a été président de la FUEV de 1994 à 1996. C’est lui qui a rédigé le chapitre sur « les droits des minorités en France » (sic) dans l’ouvrage Minderheitenrechte in Europa, Handbuch der europäischen Volksgruppen (co-auteur : Beate Sibylle Pfeil), publié en 2006, avec entre autres le soutien financier du FEDER (Fonds Européen de Développement Régional). Le tableau des huit prétendues « minorités linguistiques » de notre pays indique en seconde place, après les « Occitans », les « Deutsche : a) Elsässer, b) Lothringer ». Pour Christoph Pan, les Alsaciens/Lorrains sont une « Volksgruppe/communauté ethnique allemande », ce qui fait voir sous un autre jour les eurodistricts prétendument franco-allemands.
En 1963, Egon Bahr, l’un des plus influents conseillers de Willy Brandt, a prôné la méthode du "changement par le rapprochement" pour une amélioration des rapports entre les deux Allemagnes. Appliquée par la suite dans l’Ostpolitik, elle s’est révélée fort efficace, mais ce n’est pas la République Fédérale qui a changé le plus.
Les liens étroits entre l’Allemagne et la France ont provoqué une certaine germanisation de notre pays. La manifestation la plus visible en est cette création d’eurodistricts, qui est un renoncement à notre culture politique de la frontière-ligne, un recul de civilisation. Pour Friedrich Ratzel, « les peuples primitifs ignorent le tracé linéaire et conventionnel, ils sont coutumiers de l’ourlet (Saum) […] » [26]. À propos de l’Eurodistrict SaarMoselle inauguré en mai 2010, Pierre Lellouche a parlé d’une « frontière couture » [27]. Ce n’est pas encore l’ourlet, mais plus non plus la simple ligne.
L’eurorégion Pyrénées-Méditerranée, créée en 2004, a été dotée en 2008 de la personnalité juridique européenne de GECT. Voici ce qu’a déclaré à cette occasion Martin Malvy, président de la Région Midi-Pyrénées : « À l’heure où l’on annonce une réforme des collectivités françaises allant manifestement à contre courant de l’organisation territoriale qui a fait ses preuves dans la majeure partie des grands États européens, la constitution du GECT Pyrénées Méditerranée rappelle que la France ne peut engager des réformes sans observer ce qui fonctionne chez ses voisins européens ». C’était bien la peine de se lancer dans la décentralisation pour échapper à la supposée uniformité jacobine ! Rien n’est plus triste, et de surcroît plus dangereux pour la France, que cette aspiration à l’uniformité européenne sous égide allemande. Il serait si bon d’oser à nouveau l’exception française.
Yvonne Bollmann, le 24 mai 2010.
Auteur de La tentation allemande (1998), La Bataille des langues en Europe (2001), Ce que veut l’Allemagne (2003)