Les catégories racistes et ethniques ont été inventées par les colons eux-mêmes
Interview d’Álvaro Garcia Linera, vice-président de la République bolivienne, par Jean-Loup Amselle [1], réalisé en mars 2007 à La Paz, avec la participation de Franck Poupeau [2].
« JLA : Vous savez que je défends l’idée selon laquelle, en Afrique, les catégories ethniques ont été inventées sous la colonisation même si les acteurs sociaux se les sont réappropriées ensuite. Cette idée a-t-elle une pertinence quelconque dans le cas de la Bolivie ?
AGL : Je souscris à votre idée du caractère colonial des catégories ethniques. De même que vous avez pu l’observer vous-même en Afrique, ici aussi les désignations utilisées par les colonisateurs pour séparer, classer et nommer les individus sont des inventions ethniques collectives. Pour ce qui est des Aymaras par exemple, si on se réfère aux travaux socio-historiques, on peut affirmer qu’il n’existait pas d’identité aymara ou quechua. Ces termes désignent simplement des langues et aucunement des identités, et le côté paradoxal de la chose, c’est que ce qui est une construction coloniale utilisée pour dominer les peuples s’est transformé de nos jours en une bannière revendicative de ces mêmes peuples. Par conséquent, il faut être critique et prendre pleinement en considération le moment de la construction classificatrice sans toutefois oublier que ce qui importe dans le domaine politique, c’est la fonction que peuvent assurer aujourd’hui ces classifications. Même s’il est probable que l’origine de toutes les ethnicités actuelles est coloniale, ce qui nous importe aujourd’hui, c’est de savoir comment ces désignations coloniales peuvent jouer un rôle politique, celui d’une articulation de forces de mobilisation.
Il en va de même au niveau symbolique : il existe un vif débat ici autour de la wiphala, sur la question de savoir si le drapeau indigène est d’origine espagnole ou indienne. Mais ce qui compte aujourd’hui, c’est de savoir comment ce drapeau parvient à mobiliser les gens. Par conséquent, il faut distinguer l’histoire de la désignation et de la construction identitaire de la fonction politique contemporaine de cette identité inventée sous la colonisation.
FP : Mais il ne s’agit pas seulement de dire que ces catégories sont des inventions coloniales, il s’agit également d’une question politique. Il existe une forme effective d’essentialisation et de réification des groupes qui, en réalité, n’ont pas d’existence naturelle et ne sont pas distincts. Et cela durcit les identités parce que cela réifie les populations aymara ou quechua, les “métis urbains” (meztizos urbanos) et les “blancs-créoles” (blancos criollos). En outre, il ne s’agit pas seulement de la question du caractère colonial des catégories car, depuis une vingtaine d’années en Amérique du Sud, la thématique des peuples originaires est financée par les organisations internationales et cette thématique est parfaitement compatible tant avec le libéralisme qu’avec la position de l’Église.
AGL : Cela me paraît être une idée complémentaire de celle que j’ai exprimée. Ce dont vous parlez concerne une façon particulière d’utiliser cette fonction politique. Parce que, aujourd’hui, il existe une fonction politique de ces catégories. Le problème est de savoir quelle direction va prendre ce mouvement. Il existe un groupe qui se comporte de la façon que vous indiquez : il convertit cette fonction politique de mobilisation et de représentation en un mécanisme visant à l’archaïsation. Il s’agit d’une régression archaïsante de la société.
Une autre lecture de ce même type de fait politique consiste à en faire le levier de l’accroissement du capital électoral. Il y a plusieurs façons d’utiliser ce fait politique, ce qui est important c’est de le reconnaître comme fait politique, indépendamment de son origine coloniale. Il n’y a pas qu’une seule direction, on peut en faire plusieurs lectures : manipulation, division, factionnalisme, vision archaïque, lecture électoraliste, etc. C’est ce que nous essayons de faire à partir de cette donnée de l’ethnicité comme mode de mobilisation politique, en premier lieu, en étudiant comment il est possible qu’une construction coloniale se soit transformée en un levier de mobilisation politique. Il ne s’agit pas d’une pure manipulation, d’une certaine façon cela exprime une réalité sociale.
Les textes de Luis Tapia [3] et les miens tentent d’expliquer que ce débat sur l’ethnicité aujourd’hui, sans tenir compte des différentes tendances, renvoie à des mécanismes d’exclusion et de domination qui donnent une structuration de classes particulière à la Bolivie. Celle-ci incorpore l’ethnicité et les classements, déclassements et reclassements de toutes sortes du fait des repositionnements possibles entre divers groupes de référence. Ici la couleur de la peau et le nom possèdent chacun une fonction objective dans la formation des groupes. C’est pourquoi l’ethnicité, en tant que mécanisme de mobilisation politique, exprime de façon déformée cette réalité. En second lieu, nous, en tant que membres du collectif Comuna [4], nous faisons en sorte de ne pas exacerber l’identité de façon à ce qu’elle puisse servir à déconstruire en partie les mécanismes de domination et d’exclusion qui ont été engendrés par la langue, la couleur de la peau et le nom, et qui ont été utilisés pour monopoliser les ressources.
JLA : Ce qui me frappe ici en lisant la presse et en écoutant ce qui se dit autour de moi, c’est qu’il existe, de façon omniprésente, une recherche de la pureté indigène. Inversement, on sent qu’est présente une tentative de disqualification de tous ceux que l’on suspecte de ne pas être indigènes, y compris au sein du gouvernement, et qui de ce fait ne seraient pas fondés à représenter les intérêts du peuple. Est-ce que cette inquiétude est infondée ou bien correspond-elle à une quelconque réalité ?
AGL : Ce sont les risques de la politisation de la thématique ethnique. En rendant plus visibles, « somatisables », les éléments les plus profonds de la constitution de l’être - la langue, la culture, la tradition, les héros, les ancêtres, etc. -, on prend toujours le risque d’une essentialisation et, d’une certaine façon, il y a une charge raciste dans la mobilisation politique de l’ethnicité. Il ne faut pas perdre de vue les limites de ce processus ni oublier que l’ethnicisation coloniale ainsi que la désignation et la fonction étatique des ethnicités sont elles-mêmes une forme de racialisation de l’État. Quelle que soit la société en question, l’État est toujours raciste car il doit homogénéiser. En Europe où l’homogénéisation a été très rapide, les gens ont troqué leur étendard ethnique et linguistique contre le bien-être matériel. Dans les autres sociétés, la construction étatique possède une forte charge raciste. Ceci est certain et nous avons à nous en accommoder pour ne pas en arriver à une radicalisation politique extrême.
FP : Certes, mais il me semble qu’il existe une grande différence entre le fait de lutter contre le capital ethnique (si l’on admet que le capital ethnique est un obstacle à l’accès à des positions dans l’État colonial) et le fait de soutenir des formes d’essentialisation à des fins de mobilisation.
JLA : Pour prolonger ce que dit Franck Poupeau, je me demande si on peut faire de la discrimination positive sans essentialiser les identités.
AGL : De ce point de vue, il faudrait distinguer le discours de certaines élites intellectuelles « indianistes » liées à certains groupes et les positions des dirigeants des grands mouvements sociaux. S’il s’agit du CONAMAQ [5], du THOA, de Pablo Mamani [6], on va être confronté à un discours essentialiste de l’identité, mais il faut savoir qu’il s’agit d’intellectuels liés aux ONG. Il en va tout autrement pour les intellectuels liés aux mouvements sociaux réels. En effet, le CONAMAQ n’est pas un mouvement social réel, c’est tout juste une grande ONG, très proche du THOA. En fait le THOA est la mère du CONAMAQ. Il s’agit en fait de secteurs à faible capacité mobilisatrice, mais dont le discours est fortement radicalisé. En revanche, si l’on considère les secteurs à forte capacité de mobilisation, le langage de leurs élites dirigeantes est très différent. Felipe Quispe lui-même, en dépit des critiques qu’il m’a récemment adressées [7], la fédération Tupac Katari ou la Fédération paysanne du tropique tiennent des discours très différents. Ceci permet d’ailleurs d’expliquer l’action du gouvernement. Au sein de ces organisations, je n’ai pas observé d’exacerbation ou d’usage essentialiste de l’identité.
FP : Cette essentialisation de l’identité est-elle caractéristique du champ intellectuel paceño (de La Paz) ?
AGL : En effet.
JLA : Existe-t-il un lien entre le côté paceño et l’aspect aymara de cette essentialisation de l’identité ?
AGL : Il existe plusieurs champs intellectuels segmentés. Il y a l’intellectualité classique des littéraires et des historiens qui ont copié la mode de la subalternité, nous-mêmes (le groupe Comuna), qui faisons partie de l’élite métisse, mais il y a parallèlement d’autres champs intellectuels indigènes, certains liés aux ONG, d’autres aux mouvements sociaux, d’autres, enfin, au gouvernement actuel. Il existe bien sûr entre ces différents champs des moments d’interaction, de mélange.
Au sein du champ intellectuel indigène, il existe plusieurs tendances. J’inclinerais à penser que les tendances les plus radicales du discours indigéniste ou indianiste sont du côté de ceux qui ont les liens les plus étroits avec les ONG. Je fais l’hypothèse de travail suivante : dans certains cas, il me semble qu’un certain radicalisme est lié à une conversion très récente de ces intellectuels indigénistes qui sont passés de positions marxistes et gauchistes à des positions indianistes (Felix Patzi [8], Pablo Mamani). »
Source : Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, Enquête sur les postcolonialismes, Éditions Stock, 2008,
p. 306 à 310.
P.S. : Jean-Loup Amselle avait posé la question suivante à Pablo Quisbert [9] : « L’État colonial a donc donné des titres à ces communautés ? » Réponse de Pablo Quisbert : « C’est cela. Les revendications actuelles, y compris les revendications linguistiques, se fondent sur la réappropriation de tels documents. En 1583, s’est tenu le troisième concile de Lima, où a été débattue la question de savoir dans quelles langues - castillan ou langues indigènes - devaient être évangélisés les Indiens. Cela occasionna un très vif débat. On décida d’évangéliser les Indiens dans les langues aymara et quechua afin de diviser les indigènes et d’assurer le maintien de l’ordre colonial. C’est ainsi que les études linguistiques nous apprennent que le quechua n’a pas été diffusé par les Incas mais bel et bien par les missionnaires espagnols. Ce sont eux qui, à travers les campagnes d’évangélisation, ont réellement diffusé l’usage de l’aymara et du quechua ».
Source : op. cit., p. 321.