Liberté et propriété. Sur l’économie politique et le républicanisme de Condorcet
Par Yannick Bosc, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Rouen (GRHis).
À partir des notions de liberté et de propriété, l’objet de cette étude est de proposer des pistes pour cerner la conception de l’économie politique promue par Condorcet. Cette dernière doit être entendue comme un type de républicanisme qui s’oppose à l’économie politique populaire [1] – selon les termes de Robespierre – mais également au républicanisme de Thomas Paine dont l’historiographie dominante considère pourtant qu’il serait très proche de celui de l’académicien.
Il s’agira en particulier de montrer que la pensée politique de Condorcet est empreinte d’une tension entre deux langages incompatibles, celui du droit naturel et celui de l’utilité ou de l’intérêt – ces termes renvoyant à l’utilitarisme.
Les interférences des usages politiques et historiographiques qui entourent le personnage me conduiront, tout d’abord, à examiner succinctement la place du phénomène que représente Condorcet au sein du récit standard de la modernité. Je me préoccuperai ensuite du couple propriété - liberté dans sa réflexion politique et de la fonction déterminante de la propriété au sein de ce couple. Cela m’amènera à reconsidérer la relation que Condorcet entretient avec les droits de l’homme. Je montrerai qu’il dessine les contours d’une économie politique qui sera mise en cohérence par Jean-Baptiste Say en émancipant l’économique du politique, au sens où l’économie devient la politique et où l’intérêt définit le droit.
Des usages de Condorcet
La célébration de Condorcet débute avec la Convention thermidorienne – elle fait imprimer son dernier ouvrage, l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain – et se prolonge jusqu’à nos jours, avec un certain nombre de fluctuations. Depuis les années 1980, nous sommes dans une période d’apogée. Condorcet, homme des Lumières et martyr de la Terreur, figure emblématique de la raison, du progrès et de l’éducation, personnifie la République en général et les droits de l’homme en particulier. Il incarne la démocratie. S’il est actuellement utilisé tous azimuts [2], le philosophe appartient plus particulièrement au panthéon de la gauche socialiste et ce au sens littéral, puisqu’il a été panthéonisé par François Mitterrand le 12décembre 1989, avec Monge et Grégoire, pour le bicentenaire de la Révolution française.
Au cours de ces années, la valorisation de Condorcet accompagne l’inflexion libérale de la social-démocratie. Outre le fait que le bicentenaire voit deux grands colloques Condorcet [3], la Ligue Française de l’Enseignement, sous l’impulsion de Claude Julien, crée les Cercles Condorcet en 1987. Le Parti Socialiste fonde en 1994, année du bicentenaire de sa mort, le Centre Condorcet dont la mission est d’organiser des séminaires de formation à l’intention de ses élus. Le personnage de Condorcet, systématiquement brandi, permet de soustraire en partie la Révolution française – la principale référence historique de la gauche – au vortex totalitaire qui risque alors de l’emporter. Il incarne, souligne le ministre de la culture Jack Lang en 1989, une figure de l’intellectuel en révolution « par la pensée, le verbe, les actes, jamais par le sang » [4].
La représentation idéalisée du philosophe porteur des valeurs de la gauche s’étend aux idées économiques de Condorcet. En janvier 1999, le premier numéro de la revue Économie Politique rend ainsi compte de la parution de deux ouvrages consécutifs sur Turgot, dont une réédition de La vie de Monsieur Turgot par Condorcet – un texte sur lequel je reviendrai. Denis Clerc, auteur de l’article, situe l’enjeu de ces ouvrages en titrant : « Turgot, un libéral acceptable par la gauche ? ». Il ne pose pas la question pour Condorcet alors que ses positions « libérales » sont précisément celles de Turgot.
En deux siècles, Condorcet a fait l’objet d’autres épisodes apologétiques [5]. D’abord l’impulsion thermidorienne, puis une première renaissance avec la publication des Œuvres par son gendre, le général O’Connor, et François Arago, soit l’hommage d’un parent et d’un scientifique républicain libéral à un autre scientifique républicain libéral. Ces douze volumes publiés entre 1847 et 1849, très incomplets et fautifs, restent l’édition de référence. Une autre vague hagiographique se déploie sous la IIIe République qui met en scène le récit édifiant dans lequel le philosophe symbolise en particulier « une certaine Révolution française, celle des principes de 1789 en tant qu’ils se différencient de ceux de 1793 » [6]. À partir des années 1950, Condorcet focalise de nouveau l’intérêt. En 1970, Vrin publie l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain dans l’édition de 1933 d’Oliver H. Prior. Nous disposons probablement là, avec la parution de la thèse de Keith Baker en 1975 [7], de la matrice à partir de laquelle Condorcet, représentant exemplaire des droits de l’homme, va faire sens et s’amplifier au moment du bicentenaire [8].
Les fluctuations de l’intensité du culte ne constituent pas le seul paramètre à considérer. Il convient également de noter la variation des motifs pour lesquels Condorcet est mis en avant : son historicisme est ainsi valorisé dans les années qui suivent sa mort alors que de nos jours l’accent est placé sur le théoricien des droits de l’homme qu’il est censé être. Ce sont les deux pôles à partir desquels la réflexion politique de Condorcet entre en tension mais qui sont en général dissociés.
Oliver H. Prior met ainsi en évidence le philosophe des droits de l’homme et décrit une pensée qui serait influencée par la Révolution américaine et les idées de Thomas Paine :
« Le premier principe de l’art social est donc le maintien de l’égalité naturelle qui résulte nécessairement du fait de l’égalité de la raison chez les hommes. C’est le devoir de l’État d’assurer à chaque citoyen la jouissance de ses droits ; l’État doit supprimer toutes les inégalités artificielles qui proviennent de l’organisation sociale actuelle : inégalités de richesse, d’état, d’instruction. L’inégalité de richesse sera supprimée par l’abolition des lois qui favorisent les fortunes privées ; les inégalités d’état, par exemple les inégalités entre patrons et ouvriers, seront au moins adoucies par les assurances pour les vieillards et les veuves. Enfin l’inégalité d’instruction sera détruite par un système d’enseignement public exposé par Condorcet en 1791, dans cinq Mémoires sur l’instruction publique, qui sont peut-être son plus grand titre de gloire » [9]. |
Catherine Kintzler, qui fait autorité sur Condorcet et l’éducation [10], propose une même lecture : Condorcet doit d’abord être caractérisé par son attachement à la réalisation du principe d’égalité que l’on repérerait en particulier dans le domaine de l’éducation et dans ses propositions pour lutter contre la pauvreté. La biographie d’Élisabeth et Robert Badinter ou les travaux de Keith Baker dressent également le portrait d’un Condorcet cohérent en théoricien des droits de l’homme et gomment les aspérités [11]. Keith Baker estime par exemple qu’Auguste Comte, qui est profondément hostile aux principes du droit naturel, fait un contresens sur Condorcet en s’inscrivant dans sa filiation [12].
Dans toute cette production, la question de la propriété est rarement abordée, et lorsque c’est le cas elle l’est en des termes lockiens qui, nous le verrons, posent question. Par exemple Jean - Paul Joubert – dont la démonstration consiste essentiellement à minorer l’impact des conceptions censitaires de Turgot et de Condorcet qui sont peu compatibles avec les droits de l’homme – considère que « comme chez Locke, le mot propriété a chez Turgot, et plus encore chez Condorcet un sens assez large et recouvre la vie et la liberté elles-mêmes » [13]. Suivant la même logique, le mythe Condorcet est adossé au couple historiographique Paine - Condorcet, ce dernier profitant par contagion des idées exposées par Paine, en particulier dans Droits de l’homme. Keith Baker déduit ainsi l’identité des conceptions politiques des deux hommes de l’amitié qui les lie [14]. Il postule que Paine et Condorcet sont emblématiques de ce qu’il nomme le « républicanisme moderne » qu’il oppose, suivant le schéma pocockien, au « républicanisme classique », jugé archaïque et singularisé par sa dérive totalitaire qu’incarneraient les Montagnards [15].
Principalement dans l’historiographie anglo - saxonne, le couple Paine - Condorcet est devenu le pivot de recherches sur le républicanisme et la Révolution française qui se focalisent sur la mouvance girondine [16]. L’ouvrage de Gareth Stedman Jones, An End to Poverty ? A Historical Debate se situe dans cette perspective [17]. Il décrit Paine et Condorcet comme des « républicains radicaux » emblématiques d’une « république sociale véritable » qui a été étouffée par une économie politique conservatrice qui naît de la peur de la Révolution française, s’épanouira au XIXe siècle, et est actuellement portée par les thuriféraires de l’économie dérégulée. Justice agraire, l’ouvrage de l’an V dans lequel Paine formule le principe d’allocation universelle, est placé sur le même plan que l’idée de prévoyance avancée par Condorcet [18]. Richard Whatmore [19], sur les travaux duquel Stedman Jones appuie sa démonstration, considère que Condorcet a influencé la pensée redistributive de Paine : Paine « was heavily indebted to Condorcet’s ideas about insurance and national instruction » [20]. Selon Whatmore, qui inverse donc la perspective de Prior (Condorcet inspiré par Paine), cette influence de Condorcet, et au-delà des Girondins, expliquerait la singularité du républicanisme de Paine lorsqu’on le compare aux radicaux anglais et aux républicains américains. Notons que Whatmore ignore une probable filiation avec Algernon Sidney autrement plus plausible pour caractériser le républicanisme de Paine [21].
Toujours selon Whatmore, qui a soutenu sa thèse sur le républicanisme de Jean-Baptiste Say [22], la radicalité du couple Paine - Condorcet s’opposerait, au sein du courant girondin, à une autre tendance représentée par Clavière - Brissot - Say. Or nous constaterons que, Condorcet est plus à rapprocher de Jean - Baptiste Say que de Thomas Paine. Donc, à l’encontre de ces tendances de l’historiographie, je pense que, pour comprendre les problématiques du républicanisme pendant la Révolution française, il faut s’attacher à ce qui distingue Paine et Condorcet en dépit de ce qui les unit, et qu’en revanche il convient de repérer ce qui rapproche Say et Condorcet plutôt que ce qui les sépare.
Étudier la nature du lien entre liberté et propriété dans la pensée politique de Condorcet et de Paine me semble être un axe pertinent pour effectuer ce travail de dissociation des républicanismes [23], en d’autres termes, des conceptions de l’économie politique entendue comme « science des richesses », mais également « science des Constitutions », c’est-à-dire du « droit naturel appliqué » selon les expressions de Dupont de Nemours [24].
Fonder en droit un ordre social des propriétaires
Vie de M. Turgot (1786) est considéré comme un texte clé pour appréhender la réflexion économique de Condorcet [25]. Il y propose par ailleurs l’exposé le plus développé sur la propriété dans l’état de nature et sa fonction dans l’état social. Pour ce qui suit, je m’appuierai sur ce développement de trois pages dans l’édition originale, en le séquençant en plusieurs énoncés afin d’en faciliter l’analyse.
Dans la Vie de M. Turgot, Condorcet énonce sa vision de l’économie par le truchement du ministre dont il a été l’un des très proches collaborateurs [26]. En 1774 alors qu’il est contrôleur général des Finances, Turgot le nomme inspecteur général de la Monnaie [27], un poste qu’il occupe jusqu’à sa suppression le 13 août 1790. Condorcet devient ensuite commissaire de la Trésorerie en 1791. Puis élu à l’Assemblée nationale en 1792, il s’occupe en particulier des questions économiques [28].
Sur la problématique de la propriété, la Vie de M. Turgot se situe dans la continuité de ses écrits antérieurs, comme les Lettres sur le commerce des grains (1774) ou Réflexions sur le commerce des bleds (1776). Il n’existe pas non plus de rupture avec ses écrits contemporains (De l’influence de la Révolution d’Amérique) ou postérieurs, par exemple Les Lettres d’un bourgeois de New - Haven à un citoyen de Virginie (1787), les deux projets de Déclaration des droits de 1789, le projet de Déclaration de 1793, Sur la liberté de circulation des subsistances de mars 1792, Que toutes les classes de la société n’ont qu’un même intérêt publié en juin 1793, ou encore l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit du genre humain, son dernier texte. Alors que Condorcet évolue sur la question du suffrage qui lui est associée, je n’ai rencontré aucun déplacement concernant la fonction de la propriété. Il me semble donc que l’analyse qui suit peut être généralisée.
Le premier énoncé dont je partirai est extrait du second volume de la Vie de M. Turgot. Il définit le but de la société :
« Les hommes n’ont pu former des associations régulières que pour la conservation de leurs droits naturels. Ces droits sont la sûreté de leur personne et de leur famille, la liberté et surtout la propriété. L’Homme a sur les fruits du champ qu’il a défriché, sur le logement qu’il a construit, sur les meubles ou les instruments qu’il a fabriqués, sur les provisions qu’il a rassemblées, un droit qui est le prix de son travail ; et l’espérance qu’il a nourrie de conserver ce fruit de ses peines, la douleur de les perdre, plus grande qu’une simple privation donne à ce droit une sanction naturelle qui oblige tout homme à la respecter » [29]. |
Condorcet établit un lien entre propriété et travail dans l’état de nature. Il s’inspire du rapport fondamental entre liberté - propriété - travail que l’on trouve chez Locke, selon lequel pour être libre il faut être propriétaire de sa personne et de ce qui permet son entretien. Cette propriété du corps implique celle du travail qui est usage du corps et, puisqu’il est propriétaire de son travail, l’homme est aussi propriétaire des fruits de son travail [30]. Mais si apparemment Condorcet s’inscrit dans l’argumentation lockienne, il faut surtout considérer qu’il la détourne, comme la détournent également les physiocrates dont il partage, en matière de propriété, les principes : de l’homme d’abord propriétaire de sa personne (Locke) on glisse, chez Condorcet, vers l’homme surtout propriétaire des choses. [31]
Contrairement à Condorcet, Locke n’estime pas en effet que les droits pour la protection desquels les hommes constituent les sociétés sont « la sûreté de leur personne et de leur famille, la liberté et surtout la propriété ». En revanche, Locke écrit :
« Les hommes, ainsi qu’il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut être tiré de cet état et être soumis au pouvoir politique d’autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et de s’unir en société pour leur conversation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l’abri des insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal » [32]. |
Condorcet précise les motifs pour lesquels il distingue plus particulièrement la propriété des choses dans le processus qui pousse les hommes à s’unir en société :
« Dans une société naissante et déjà au-dessus de l’état sauvage, chaque homme sait assez veiller sur sa sûreté et ne la met sous protection des lois qu’avec une forte répugnance. Il a peu à craindre pour sa liberté. L’esclavage suppose une société déjà formée et même assez compliquée. Enfin les autres outrages à la liberté sont une suite de l’état social. Ainsi de tous les droits de l’homme, la propriété est celui pour lequel il a le plus besoin de s’associer avec ses semblables, qui prennent avec lui l’engagement réciproque de la défendre, et en rendent, par cette association, la conservation assurée et moins périlleuse » [33]. |
Condorcet, suivant le schéma jusnaturaliste, indique que le passage de l’état de nature à l’état social résulte des dangers auxquels sont exposés les droits naturels dans l’état de nature. Ces dangers sont hiérarchisés. Selon Condorcet, la menace sur la propriété est ce qui justifie d’abord le « besoin de s’associer avec ses semblables ». En revanche, la menace qui pèse sur la liberté n’est pas la justification principale de la constitution des sociétés : évoquant l’esclavage, Condorcet souligne ainsi que la liberté est surtout menacée dans l’état social. Contrairement à ce qui est avancé par l’interprétation la plus commune, le jusnaturalisme de Condorcet n’est donc pas celui de Locke [34]. Pour ce dernier, la menace sur la liberté est non seulement envisagée dans l’état de nature mais elle est de plus déterminante dans sa démonstration :
« Personne ne peut désirer de m’avoir en son pouvoir absolu, que dans la vue de me contraindre par la force à ce qui est contraire au droit de ma liberté, c’est-à-dire, de me rendre esclave. Afin donc que ma personne soit en sûreté, il faut nécessairement que je me sois délivré d’une telle force et d’une telle violence ; et la raison m’ordonne de regarder comme l’ennemi de ma conservation, celui qui est dans la résolution de me ravir la liberté, laquelle en est pour ainsi dire le rempart. De sorte que celui qui entreprend de me rendre esclave se met par là avec moi dans l’état de guerre. Lorsque quelqu’un, dans l’état de nature, veut ravir la liberté qui appartient à tous ceux qui sont dans cet état, il faut nécessairement supposer qu’il a dessein de ravir toutes les autres choses, puisque la liberté est le fondement de tout le reste » [35]. |
Selon Locke, la menace qui pèse sur la liberté, c’est-à-dire le risque d’état de guerre, pousse les hommes à s’unir en société. La liberté et la propriété des choses ne se situent donc pas dans le même rapport chez Condorcet et chez Locke. Si Condorcet énonce l’idée selon laquelle la garantie de la propriété matérielle justifie les sociétés, Locke estime en revanche que c’est la garantie de la liberté qui les constitue, et cela, compte tenu du fait que, pour ce dernier, la propriété au sens large, c’est-à-dire qui n’est pas limitée à la « propriété des choses », est une condition de la liberté : pour être libre, je dois être propriétaire de mon corps et des biens qui me permettent de l’entretenir [36]. Chez Condorcet la « propriété des choses » est mise en avant au détriment de la liberté qui la justifie. La propriété tend à incarner la liberté.
La protection de la propriété est donc la raison d’être des sociétés et, poursuit Condorcet qui s’inscrit dans le registre de « l’ordre naturel et essentiel des sociétés » de Le Mercier de la Rivière, le propriétaire en est le « membre essentiel » :
« On a donc pu sans injustice regarder les propriétaires comme formant essentiellement la société : et si on ajoute que chez tous les peuples cultivateurs, les limites du territoire sont celles où s’arrêtent les droits de la société ; que les propriétaires de fonds sont les seuls qui soient attachés à ce territoire par des liens qu’il ne peuvent rompre sans renoncer à leur titre ; qu’enfin eux seuls portent réellement le fardeau des dépenses publiques, il sera difficile de ne pas les regarder comme étant seuls les membres essentiels » [37]. |
Ce dernier point fournit l’argument récurrent par lequel se trouve justifié le suffrage censitaire dont Condorcet est partisan avant de rallier le suffrage universel pendant la Révolution française [38].
L’intérêt personnel comme vertu
Le fait que le propriétaire puisse disposer librement de sa propriété est la première conséquence de l’idée selon laquelle la garantie de la propriété fonde la société. Que recouvre la « libre disposition » de la propriété ?
« La libre disposition de la propriété, écrit Condorcet, renferme le pouvoir de vendre, de donner, d’échanger ce qui est à soi, et, si cette propriété consiste dans des denrées qui se reproduisent, de régler cette reproduction à son gré et de jouir comme on le voudra du produit ». |
Dans le court paragraphe de trois lignes qui suit, il indique qu’il existe une borne à cette libre disposition de la propriété :
« La seule borne à cette libre disposition est de ne rien faire qui puisse nuire à la sûreté, à la liberté, à la propriété et en général aux droits d’un autre » [39]. |
Dans la Vie de M.Turgot, Condorcet ne précise pas en quoi consiste le fait de ne pas nuire aux droits des autres. La démonstration s’arrête là. Pour le savoir, il faut consulter ses deux projets de Déclaration des droits de 1789 [40] qui synthétisent les principes avancés dans Vie de M. Turgot [41], mais avec une différence remarquable pour le second : il ne fait pas référence aux droits naturels, mais aux « droits mutuels » [42], comme si Condorcet mesurait au cours de l’été 1789 le problème que pose le fait de tenir ensemble droit naturel et liberté illimitée du propriétaire, car cette liberté ne connaît guère de limites :
« Chacun pourra faire de sa propriété tout usage qui n’est pas contraire au droit d’autrui. Ce qui renferme la liberté indéfinie pour tout individu de vendre les produits de sa possession, où, à qui et quand il veut, d’acheter d’autres denrées, de les échanger, de les revendre, sans être assujetti à aucune gêne, ni à aucune formalité, et la liberté de cultiver sur ses terres telles productions qu’il voudra » [43]. |
Nous verrons plus loin que la notion de « droits mutuels » doit être saisie à travers celle de réciprocité des intérêts. Considérons tout d’abord que « la liberté indéfinie pour tout individu de vendre les produits de sa possession, où, à qui et quand il veut » n’est pas contraire au droit d’autrui. Cette liberté indéfinie du propriétaire est réaffirmée par Condorcet dans l’article18 de son projet de Déclaration du 15 février 1793 qu’il présente à la Convention au nom du comité chargé de proposer une nouvelle constitution [44] :
« Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie ». |
Cette formulation est au cœur du conflit qui oppose les projets girondin et montagnard. Elle est reprise dans l’article 17 de la Déclaration du 22 avril 1793 dite girondine. Contre ce texte, Robespierre rédige le projet de Déclaration qu’il présente le 24 avril 1793 en l’introduisant par une critique de cette conception de la propriété :
« En définissant la liberté le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour borne les droits d’autrui : pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale ? Comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans » [45]. |
Chez Condorcet, la première conséquence du principe selon lequel la garantie de la propriété fonde la société est donc la liberté indéfinie du propriétaire. La seconde conséquence concerne la liberté indéfinie du propriétaire considérée comme intérêt commun :
« Dans toutes les classes de la société, écrit Condorcet, l’intérêt particulier de chacun tend naturellement à se confondre avec l’intérêt commun ; et tandis que la justice rigoureuse oblige de laisser jouir chaque individu de l’exercice le plus libre de sa propriété, le bien général de tous est d’accord avec ce principe de justice » [46]. |
Ainsi, le « principe de justice » qui consiste dans le libre exercice du droit de propriété est en accord avec le bien général. Dans la mesure où la propriété fonde la société, il s’agit là d’une vertu politique. Chez Condorcet la vertu politique se situe donc dans la poursuite de l’intérêt particulier.
Dans son ultime texte, l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, Condorcet ne développe pas une argumentation jusnaturaliste pour légitimer la possession et n’estime plus que la propriété de droit naturel justifie la restriction du suffrage. En revanche, il réaffirme l’unité de l’intérêt personnel et de l’intérêt général :
« […] comment, dans ce chaos apparent, voit-on néanmoins, par une loi générale du monde moral, les efforts de chacun pour lui-même servir au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l’intérêt commun exiger que chacun sache entendre le sien propre, et puisse y obéir sans obstacle ? Ainsi, l’homme doit pouvoir déployer ses facultés, disposer de ses richesses, pourvoir à ses besoins avec une liberté entière. L’intérêt général de chaque société, loin d’ordonner d’en restreindre l’exercice, défend au contraire d’y porter atteinte, et, dans cette partie de l’ordre public, le soin d’assurer à chacun les droits qu’il tient de la nature est encore à la fois la seule politique utile, le seul devoir de la puissance sociale, et le seul droit que la volonté générale puisse légitimement exercer sur les individus » [47]. |
Quelques mois auparavant, le 8 juin 1793, dans un texte intitulé « Que toutes les classes de la société n’ont qu’un même intérêt », Condorcet cherche à montrer, en suivant le même raisonnement, que les « prétendues oppositions d’intérêts n’existent pas » et évoque en particulier « la prétendue opposition d’intérêt entre les riches et les pauvres » :
« Mais la distribution des travaux ou des richesses, celle des individus sur le territoire, produit nécessairement des hommes pouvant vivre sans travail, et d’autres n’ayant que leur travail pour vivre ; des cultivateurs, des manufacturiers et des commerçants ; des entrepreneurs, des ouvriers et des consommateurs ; des propriétaires de fonds et des capitalistes. Une partie des citoyens est répandue dans les campagnes, le reste s’est réuni dans des villes ; une de ces villes devient, par le fait, une sorte de chef - lieu national. Si donc chacune de ces distinctions, nécessaires dans la fortune, dans les professions, dans la manière de vivre, donnait à chacune des classes qui en résultent des intérêts réellement opposés, la société entière serait perpétuellement agitée par une guerre sourde entre ces classes ennemies ; mais au contraire, si cette opposition est imaginaire, si toutes ces classes n’ont qu’un même intérêt, il suffira de leur prouver cette vérité pour tarir la source des dangers dont le préjugé contraire menaçait la tranquillité publique, ou la liberté, des obstacles qu’il opposait à la prospérité générale » [48]. |
Ce texte, publié dans le Journal d’instruction sociale indique également que selon Condorcet, la perception de l’unité des intérêts à l’échelle de la société n’est pas immédiate mais doit être révélée par l’instruction. Il faut un apprentissage pour accéder à l’évidence du marché et ainsi éviter la guerre entre des classes qui ne sont qu’apparemment ennemies, mais ne le savent pas. Adam Smith, qui est censé s’inscrire dans un même « radicalisme républicain » que Condorcet si l’on suit Gareth Stedman Jones [49], développe un point de vue inverse :
« C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes [le maître et l’ouvrier], dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds à les abaisser » [50]. |
Adam Smith prend soin de préciser que les maîtres, peu nombreux, possèdent l’avantage dans ce rapport de force : ils peuvent aisément se rencontrer « dans le plus grand secret » pour « faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail ». Selon Adam Smith, c’est donc dans le conflit que le marché établit un ajustement des intérêts opposés. En revanche, Condorcet et Turgot avant lui, déploient une conception du marché sans heurt, fondée sur l’évidence des lois de la nature. Mably a combattu cette théorie et ses fondements philosophiques. Il estime d’une part que l’ordre social dont relève l’activité économique n’est pas une branche de l’ordre physique des lois de la nature et, d’autre part, que cette mécanique du marché qui s’impose aux hommes se substitue finalement à la raison dont elle est censée procéder. En économie, ironise Mably, l’évidence des lois de la nature se réduit à l’évidence du fiasco de la politique de liberté du commerce des grains menée par Turgot qui s’achève dans la Guerre des farines [51].
La notion de réciprocité a dès lors, pour Turgot ou Condorcet, un sens particulier. Elle doit être entendue dans le sens du jeu réciproque des utilités ou de la réciprocité des intérêts qui résulte de ce marché sans heurt organisé par les lois de la nature. Dans l’extrait de l’Esquisse cité plus haut, Condorcet indique ainsi que le jeu réciproque des intérêts procède d’une loi générale du monde moral. Selon Reinhard Bach, ce discours de la réciprocité des intérêts associée à une morale apparaît avec le Catéchisme de morale et de raison assés simple et assés clair de Turgot (1761) et chez d’Holbach qui reprend les arguments de Turgot dans Éléments de la morale universelle ou catéchisme de la nature (1765). Pour d’Holbach, la morale universelle repose sur « la réciprocité des intérêts », à savoir sur « le commerce constant et habituel de services alternativement acceptés et rendus ». Le même raisonnement est à l’œuvre chez d’autres auteurs qui ont influencé Condorcet ou lui sont proches comme Le Mercier de la Rivière (Ordre naturel et essentiel des sociétés, 1767) que vise la critique de Mably, l’abbé Saury (Morale du citoyen du monde ou morale de la raison, 1777) ou encore Volney (La loi naturelle ou catéchisme du citoyen français, 1793) [52].
La loi naturelle qui constitue cette « morale universelle », si l’on reprend l’expression du baron d’Holbach, ne correspond pas au droit naturel entendu comme universalité des droits : la loi naturelle est en effet fondée sur l’universalité de la réciprocité des intérêts et non sur la liberté en tant que réciprocité – selon laquelle je ne suis libre que si et seulement si je ne suis dominé par personne et que moi-même je ne domine personne. Non seulement la réciprocité des intérêts ne correspond pas à la liberté en tant que réciprocité, mais de plus, ces deux conceptions de la réciprocité sont en conflit parce qu’elles ne reposent pas sur la même idée de la liberté. La réciprocité des intérêts est à rattacher à l’utilitarisme qui est pensé par Bentham dans le cadre de ce que Philip Pettit nomme la liberté comme non-interférence, c’est-à-dire l’absence d’entrave [53]. Selon le passage de l’Esquisse déjà cité, Condorcet partage cette conception de la liberté : « L’homme doit pouvoir déployer ses facultés, disposer de ses richesses, pourvoir à ses besoins avec une liberté entière ». La liberté comme non-interférence est également à l’œuvre chez Benjamin Constant [54] qui s’appuie sur l’argumentation que Condorcet développe dans ses Mémoires sur l’instruction publique pour analyser ce qui sépare la liberté des Anciens de celle des Modernes [55]. Condorcet puis Constant dans son sillage participent ainsi du travail de déplacement de la liberté en tant que réciprocité (ou liberté comme non-domination) vers la liberté comme garantie des jouissances (ou liberté comme non-interférence). À la fin du XVIIIe siècle, souligne Philip Pettit, cette dernière « obtint rapidement un statut de respectabilité, non pas seulement parmi les penseurs autoritaires et réactionnaires, mais également dans les rangs de ceux qui entendaient se placer au service de la démocratie et de la liberté » [56].
Contrairement à Condorcet, Thomas Paine pense la liberté comme non-domination. Il la définit à partir de l’égalité : elle est « l’égalité des droits personnels » [57], c’est-à-dire que la liberté n’existe qu’en tant qu’elle est réciproque. Ces droits personnels sont une propriété à laquelle est soumise la propriété des choses. Par ailleurs « l’homme n’a pas le droit de disposer, même le moindre lopin, comme de sa propriété durable et perpétuelle. Jamais le créateur n’a ouvert un bureau de privilèges d’où ait pu sortir le premier titre de cette espèce » [58]. Le « droit commun de tous » précède donc et règle le droit particulier à la possession de la terre. De surcroît, Paine dénonce l’appropriation individuelle de ce qui était initialement un bien commun de l’humanité. Il propose de réparer cette injustice, qui a généré l’opulence de quelques-uns et l’indigence du plus grand nombre, en établissant une allocation universelle, c’est-à-dire un revenu d’existence garanti pour tous [59].
Paine considère qu’un état social n’est pas constitué du libre jeu des intérêts individuels mais par la garantie de l’existence du plus faible. Il n’estime pas que « le plus riche a un intérêt plus grand au maintien de la société » [60]. En cela, il est plus proche du républicanisme de Mably et de Robespierre que de celui de Condorcet [61].
Redéfinir le républicanisme de Condorcet
La liberté comme garantie des jouissances ou la réciprocité des intérêts, situe Condorcet dans une anthropologie qui, sans remonter à Augustin – l’homme dominé par ses passions –, est au XVIIe siècle portée par Hobbes ou Filmer. Au XVIIIe siècle, cette tradition est représentée par Bernard Mandeville (La fable des abeilles, 1705), pour qui les vices privés contribuent au bien public, Hume ou encore Helvétius (les individus sont essentiellement mus par l’intérêt). Ces auteurs inspirent directement Bentham, Turgot et Condorcet – ce dernier est certes un ami de Paine, mais également d’Helvétius et de Bentham. Or, l’inscription de Condorcet – et au-delà des Girondins – dans cette filiation qui va générer « la liberté des modernes », c’est-à-dire la liberté comme garantie des jouissances, est problématique dans la mesure où elle est systématiquement associée aux droits de l’homme et à Locke. Ce topos permet en effet de caractériser la figure du « libéral » telles que les sciences politiques l’entendent de nos jours. Il est par exemple au centre de la contribution de Philippe Raynaud au colloque Gironde et Girondins de François Furet et Mona Ozouf : « le républicanisme de Brissot, comme celui, plus tardif, de Condorcet, écrit-il, est donc essentiellement libéral » c’est-à-dire qu’il « est fondé à la fois sur les droits de l’homme et sur ce que Constant devait plus tard appeler la « liberté des modernes » » [62].
Dans ce schéma « libéral », la définition de l’égalité est tout aussi problématique. Philippe Raynaud la présente – à mon avis assez justement si on la sépare de la référence aux droits de l’homme – comme « l’égalité des hommes devant le marché » : « L’utopie de Condorcet, comme celle de Brissot est donc fondée sur l’image de l’égalité des hommes devant le marché, dont Turgot attendait déjà, contre Necker, la solution de ce que l’on n’appelait pas encore la question sociale » [63].
Cette définition de l’égalité censée exprimer l’égalité en droits, puisque le « républicanisme libéral » des Girondins est « fondé sur les droits de l’homme », donne une coloration particulière à ce que Philippe Raynaud nomme « l’orientation égalitaire du libéralisme de Brissot, Clavière, Condorcet » [64]. Il ne peut évidemment pas être confondu avec le libéralisme égalitaire tel que le définit Simone Meyssonnier puisque, comme elle le démontre, Turgot rompt avec les conceptions des libéraux égalitaires qui sont bâties sur la liberté en tant que réciprocité [65]. Turgot et Condorcet cherchent à réduire les inégalités et non à les accentuer. Mais ils estiment pour cela qu’il suffit de laisser la plus entière liberté aux individus et d’épauler politiquement la loi de la nature qui tend vers l’égalité :
« Il ne s’agit pas ici de maintenir une grande inégalité ; il s’agit seulement de tout abandonner à la volonté libre des individus, de seconder, par des institutions sages, la pente de la nature, qui tend à l’égalité, mais qui l’arrête au point où elle deviendrait nuisible. Alors la fortune ne se fixe point dans un certain nombre de familles, dans une classe d’hommes ; mais elle circule dans la masse entière, et elle y circule sans ces grands déplacements qui, s’ils sont subits, dérangent le cours des travaux, de l’industrie, du commerce ; et, en détruisant la fortune d’un grand nombre de riches, tarissent les ressources d’un plus grand nombre de ceux qui ne le sont pas » [66]. |
Le « républicanisme libéral » de Condorcet est ainsi appréhendé à partir des critères grâce auxquels la grande famille libérale – dans laquelle il est inséré – se désigne : les droits de l’homme et la liberté des modernes qui peut comporter un versant « égalitaire » avec « l’égalité devant le marché ». Il n’y a là rien de problématique lorsque l’on raisonne sur la Révolution française, et plus largement sur le XVIIIe siècle, en fonction d’une définition a posteriori du libéralisme – forgée en particulier par Benjamin Constant au tournant des XVIIIe et XIXe siècles – qui est devenue celle du récit standard de la modernité. Ces lectures recherchent ce récit dans les sources et le trouvent puisqu’elles l’apportent, engendrant des démonstrations tautologiques qui écartent ce qui n’entre pas dans le cadre prédéterminé – par exemple que Benjamin Constant est un théoricien de la liberté hostile au droit naturel [67].
D’emblée, cette approche idéologique présuppose en effet que la liberté négative entendue comme non-interférence – celle des Modernes – est la liberté que les droits de l’homme garantissent. Pour cette même raison, le récit pocockien estime qu’il faut abandonner la liberté de droit naturel – elle favoriserait l’individu égoïste – pour accéder à un état républicain. Or cette logique doit être reconsidérée : Condorcet, Bentham, Say ou Constant éludent ou dénoncent, selon les cas, les contraintes du droit naturel pour donner sa place à l’intérêt individuel et fonder sur lui une « république des modernes ». De manière concomitante, il convient de réexaminer l’idée selon laquelle « une philosophie des droits l’homme » puisse fonder « une analyse systématiquement menée en terme d’utilité » [68]. Le registre de l’intérêt qui organise ici les rapports économiques n’est pas celui des droits de l’homme qui constitue les sociétés et contrôle les égoïsmes [69]. Si l’intérêt fonde l’échange, cela ne signifie pas qu’il doive guider l’ordre social. En d’autres termes, l’usage physiocratique des « droits de l’homme » ne correspond pas à la matrice jusnaturaliste lockienne et entre en concurrence avec d’autres usages, ceux de Mably, Robespierre ou Paine, par exemple [70].
Condorcet représente donc le cas particulier d’un problème plus vaste constitué par l’incompatibilité du libéralisme de marché avec les droits de l’homme si ces derniers sont entendus comme garantie de la liberté en tant que réciprocité (ou liberté comme non-domination). Cette incompatibilité se manifeste par l’impossible ajustement du droit naturel, au sens lockien, et de l’utilité. Le républicanisme de Condorcet correspond ainsi à un républicanisme de l’intérêt considéré comme vertu – ou un républicanisme de marché – dont la principale caractéristique réside dans le rejet plus ou moins assumé des contraintes que le droit naturel moderne impose à la propriété des choses.
À l’intérieur de ce courant républicain des rapports différenciés au droit naturel coexistent. Ils se manifestent par les discordances que l’on discerne chez Turgot, Condorcet, voire Constant [71] ou par le rejet affirmé de la tradition jusnaturaliste, par exemple chez Jean-Baptiste Say qui est proche de Clavière, des cercles girondins et partage les mêmes réseaux que Condorcet. Ces atermoiements transparaissent au cours du débat sur la Déclaration dite « girondine » [72], dont Condorcet est l’un des acteurs principaux, comme ils sont également à l’œuvre en 1789 – chez Condorcet lui-même nous l’avons constaté – avant que la question ne soit tranchée en 1795 par l’occultation du droit naturel.
Le projet présenté par Condorcet les 16 et 17 février 1793 ne met pas en valeur les droits naturels mais les confond dans un ensemble composite : « les droits naturels, civils et politiques ». En revanche, le texte qui est voté le 29 mai 1793 n’évoque plus que les « droits de l’homme en société » [73]. L’effacement de la référence jusnaturaliste lève ainsi l’ambiguïté du projet de Condorcet dans lequel les droits naturels coexistaient avec la liberté illimitée du propriétaire. Cette équivoque est d’autant plus périlleuse que le mouvement populaire condamne depuis 1789 la liberté du commerce des grains, et la spéculation qu’elle favorise, au nom du droit à l’existence ou, en termes lockiens, au nom de la propriété de la vie et du droit de la conserver [74]. La Déclaration du 29 mai 1793 permet de rompre plus efficacement avec les incertitudes du texte de 1789 : « les phrases et la rédaction louche et obscure » de la Constituante, constate Rabaud Saint-Étienne le 17 avril 1793, « avaient induit les citoyens dans de grandes erreurs » [75]. Mais quelle que soit leur prudence face à l’écueil jusnaturaliste, les Girondins et avec eux Condorcet, tentent de mettre en œuvre une république de l’intérêt comme vertu. Elle est arrêtée par l’insurrection du 31 mai - 2 juin qui permet la constitution d’une autre république conforme aux principes de l’économie politique populaire. Contrairement à la précédente, cette conception de la république ne situe pas la vertu politique dans l’intérêt – qui conspirerait au bien de tous – mais dans l’amour de l’égalité [76]. L’économie politique populaire désigne le projet politique que Robespierre oppose, le 10 mai 1793, à la constitution rédigée par Condorcet. Dans ce discours qui porte sur la souveraineté populaire, il s’agit de placer « dans la vertu du peuple et dans l’autorité du souverain le contrepoids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie » et de fonder la constitution « sur le sentiment des droits sacrés de l’homme » [77]. Les principaux de ces droits naturels, rappelle Robespierre dans l’article 2 de son projet de déclaration qu’il présente deux semaines auparavant, « sont de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté ». La garantie de ces droits naturels pour laquelle les gouvernements sont institués – sans quoi ils sont tyranniques – implique une limite au droit de propriété qui est « une institution sociale » : « le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui » (article 7), « il ne peut préjudicier ni à sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables » (article 8) et donc « tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral » (article 9).
L’expérience girondine reprend pendant la Convention thermidorienne. Sous la houlette de Daunou et par l’organe de Boissy d’Anglas, la Constitution de 1795 institue un régime qui valorise la vertu du propriétaire. Thomas Paine dénonce alors une république qui ne repose plus sur l’enthousiasme pour le droit mais « sur le froid motif du bas intérêt personnel » [78]. C’est à cette époque qu’il développe sa réflexion critique de l’appropriation et élabore le principe d’allocation universelle. Au lendemain de l’intervention de Paine à l’Assemblée, et a contrario, Jean-Baptiste Say souligne dans La Décade philosophique le danger que représente une déclaration des droits :
« Ce n’est donc pas trop hasarder que de dire qu’une déclaration des droits de l’homme, fort utile à l’époque de la révolution, où il s’agissait d’établir des principes qui renversassent dans l’opinion, l’ancien gouvernement, était au moins superflue, à présent que les principaux de ces droits sont reconnus et que l’énoncé des autres est inutile. On dira peut-être qu’un usurpateur y trouverait un frein ; mais l’expérience nous a appris qu’il pourrait aussi bien s’en faire un instrument. Robespierre ne disait-il pas, en s’adressant aux tribunes des jacobins : peuple, on te trahit, reprends l’exercice de ta souveraineté. Peut-être suffirait-il, pour servir d’introduction, de motif à la Constitution, de lui donner simplement ce préambule : le peuple français, voulant assurer à chacun des individus qui le composent, la tranquillité, la sûreté de sa personne et de sa propriété, et la liberté compatible avec une grande association, a arrêté d’organiser son gouvernement ainsi qu’il suit » [79]. |
Au même moment, le fondateur de l’utilitarisme, Jeremy Bentham, considère que les principes du droit naturel, incarnés dans l’article 2 de la Déclaration de 1789 [80], constituent « le langage de la Terreur » [81]. Afin d’en juguler tout potentiel anarchiste, c’est-à-dire terroriste [82], la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1795 est alors purgée du droit naturel, ce « langage de la Terreur », que la majorité de la Convention thermidorienne juge subversif d’un ordre social des propriétaires [83].
Jean Baptiste Say, dont les principaux travaux sont élaborés après la Terreur, place le perfectionnement et la mise en œuvre d’un républicanisme des intérêts au cœur de sa réflexion économique [84] : son projet vise à « penser l’unité et la stabilité du corps social moderne au travers du phénomène de l’utilité qui permet de relier production, répartition et circulation des richesses ». À la suite de Condorcet, il associe instruction, intérêt et art social : « l’instruction consiste à se former des idées justes de la nature des choses […]. De la connaissance positive de la nature des choses dépend la connaissance de nos vrais intérêts, et de la connaissance de nos vrais intérêts, la perfection de l’art social » [85]. Connaître ses intérêts est le commencement de la morale, et le premier livre de morale est un « bon traité d’économie politique » [86]. L’économie se substitue ainsi au droit naturel dans sa fonction de régulateur des libertés. En dépit des critiques que Say adresse aux physiocrates dans son Traité d’économie politique (1803), Dupont de Nemours ne tarit pas d’éloges à son propos et le considère comme l’héritier direct de Quesnay. Mais simultanément, il lui reproche avec vigueur cette éviction du droit naturel :
« Vous avez trop rétréci la carrière de l’Économie politique en ne la traitant que comme la science de la richesse. Elle est la science du droit naturel appliqué, comme il doit l’être, aux sociétés civilisées. Elle est la science des constitutions, qui apprend et qui apprendra, non-seulement ce que les gouvernements ne doivent pas faire pour leur propre intérêt et pour celui de leurs nations, ou de leurs richesses, mais ce qu’ils ne doivent pas pouvoir devant Dieu, sous peine de mériter la haine et le mépris des hommes, le détrônement pendant leur vie, et le fouet sanglant de l’histoire après leur mort » [87]. |
En 1815, Dupont de Nemours, physiocrate « historique », défenseur d’un état social fondé sur la liberté du propriétaire, n’a pas tiré les mêmes leçons que Say de la Révolution française et reste donc prisonnier de l’impossible ajustement du droit naturel et de l’utilité. Or, l’abandon de la légitimation jusnaturaliste [88], permet à Say de fonder l’idéologie de la révolution industrielle, c’est-à-dire l’économisme et le productivisme [89].
De cette justification physiocratique à laquelle Condorcet adhère, on ne peut conclure qu’il serait un représentant du républicanisme des droits si l’on entend par là un républicanisme qui se rattache aux principes du droit naturel moderne tels que Locke les a synthétisés [90]. En revanche, son argumentation est proche de la tradition utilitariste dans la mesure où elle prône une recherche de la maximisation du bien-être selon le principe que le juste est dérivé du bien. Cette conception s’oppose à celle de Thomas Paine et des Montagnards qui au contraire pensent le juste comme limite au bien.
Condorcet gagne en cohérence si l’on considère qu’il est d’abord un théoricien du comportement rationnel et non un penseur des droits de l’homme [91]. Son usage de la statistique et des probabilités ont ainsi pour fonction de mesurer la marge de manœuvre de l’individu rationnel à l’intérieur du cadre contraignant de la loi naturelle qui s’impose à lui, en particulier à travers le marché. Il est également un précurseur de l’individualisme méthodologique selon lequel la saisie des comportements individuels, considérés comme rationnels, est suffisante pour appréhender le social [92]. Cette méthodologie sera celle de la micro-économie qui postule que tout individu cherche à maximiser sa satisfaction. Chez Condorcet, écrit Keith Baker, la « société [est] conçue comme le champ d’interaction voulue entre des individus rationnels » [93]. Mais il ne précise pas qu’il s’agit d’une rationalité de l’intérêt personnel et distingue sur ce point Condorcet de son ami Helvétius : « [Condorcet] se démarquait nettement aussi d’Helvetius selon lequel le bien public pouvait être obtenu par l’identification artificielle des intérêts grâce à une manipulation politique et sociale des comportements individuels » [94].
Si Condorcet est la source de l’individualisme méthodologique, les historiens de l’économie estiment également qu’il peut être regardé comme le fondateur de la théorie marginaliste [95], selon laquelle la valeur économique résulte de l’utilité marginale, c’est-à-dire de l’utilité que le consommateur tire de la consommation d’une quantité supplémentaire d’un produit. Il y aurait là une anticipation des néoclassiques – ces économistes de la « révolution marginaliste » des années 1870 : Walras, Jevons, Menger – c’est-à-dire d’un outil théorique qui va forger, avec l’individualisme méthodologique, le discours apologétique du capitalisme que l’on trouve dans la pensée néo-libérale. Enfin, l’économie politique de Condorcet est moins fondée sur l’idée du marché comme une donnée naturelle qui émergerait de manière spontanée – c’est ainsi que l’on définit habituellement le libéralisme classique – que conçue comme une donnée naturelle, une loi de la nature, qui n’est pas spontanée mais qu’il s’agit d’apprendre, de révéler, en particulier suite à l’échec du ministère Turgot. Avec Condorcet nous serions donc face à une technologie du social qui vise à construire une subjectivité compatible avec le marché capitaliste [96], c’est-à-dire un marché dans lequel les individus sont dans l’obligation de nouer des relations marchandes, ne serait-ce que pour accéder aux moyens de subsistance [97]. C’est dans ce cadre qu’il faudrait, selon moi, comprendre le modèle républicain d’instruction sociale de Condorcet dont Olbie de Say serait le prolongement : il construit l’individu de l’intérêt – homo œconomicus – [98], l’individu capable de saisir l’évidence du marché et de concevoir l’intérêt comme vertu.
En dépit de leurs différences, Condorcet et Jean-Baptiste Say participent d’un même effort pour marginaliser ou abandonner le langage du droit naturel qui entrave leur physique du social fondée sur les lois du marché [99]. Contre l’anthropologie de l’intérêt qu’ils partagent, le républicanisme de Thomas Paine s’inscrit dans une anthropologie du don [100], entendue comme réciprocité morale, qui est traditionnellement celle de la communauté villageoise : « supérieurs à la propriété, écrit Georges Lefebvre, sont les justes besoins de la communauté dont tous les membres ont droit à la vie » [101]. Au cours du colloque Condorcet de 1988 Gilbert Faccarello s’interroge : « Condorcet est-il toujours cohérent ? S’il ne l’est pas, est-ce parce qu’il a évolué sous la pression de systèmes théoriques plus ou moins opposés ? » [102]. Keith Baker en conclusion de ce même colloque note les contradictions, les tours et détours du personnage mais choisit de traiter de l’unité de sa pensée [103]. Jean-Claude Perrot estime pour sa part que « dès le début de sa vie savante, Condorcet professe en même temps une parfaite orthodoxie physiocratique et une épistémologie qui la dément en tout point » [104]. Aucun de ces auteurs n’évoque cependant la possibilité que ces contradictions soient liées aux interférences des langages du droit naturel et de la loi naturelle (selon laquelle l’identification des intérêts serait l’œuvre spontanée de la nature), ou de la liberté et de l’utilité. Or, souligne Élie Halévy, « la doctrine de l’utilité n’est pas, à son origine et dans son essence, une philosophie de la liberté » [105].
Les tensions entre droit naturel et intérêt qui sont présentes chez Condorcet s’insèrent ainsi dans une tension plus large entre droit naturel et loi naturelle. Cette dernière correspond à la « loi générale du monde moral » sur laquelle Condorcet transfère les attributs du droit naturel – une norme qui définit ce qu’est une société juste – dont il estime qu’elle peut être établie selon les méthodes des sciences naturelles appliquées « à la morale, à la politique, à l’économie publique » [106]. La loi naturelle représente une physique du juste où le « principe de justice » tient en particulier dans le postulat selon lequel le libre exercice du droit de propriété est en accord avec le bien général. Les ambiguïtés, voire les incohérences de Condorcet, peuvent être envisagées comme une des manifestations du travail d’ajustement [107] qui caractérise la dernière décennie du XVIIIe siècle et vise à séparer l’économie et la politique des normes jusnaturalistes telles qu’elles se sont déployées au sein d’une tradition qui remonte au XIIe siècle [108]. On assiste alors à une reconfiguration des notions de république et de liberté qui est catalysée après Thermidor par l’élimination des principes « terroristes » du droit naturel, selon les termes de Bentham. Ce reflux du droit naturel est également perceptible outre-Manche où, face à la Terreur, les whigs renient les arguments jusnaturalistes qu’ils empruntaient auparavant et qui font dorénavant figure d’épouvantail. Pour justifier leur libéralisme, ils se tournent désormais vers l’utilitarisme [109]. Ce travail d’ajustement conduit ainsi à un changement de paradigme quant à la manière d’appréhender les sociétés à un moment où les sciences sociales s’institutionnalisent et consacrent l’expertise.
Avec le droit à l’existence, le mouvement populaire exprime une demande de représentation politique capable de traduire en loi son désir de justice [110], en particulier face à la violence du marché capitaliste naissant. Débarrassées de l’hypothèque métaphysique du droit naturel désigné comme fondamentalement terroriste, les classes dominantes peuvent endiguer ces tendances démocratiques et justifier une conception purement utilitaire des rapports sociaux.
Yannick BOSC
Article publié par les Annales historiques de la Révolution française, 366 | octobre - décembre 2011, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 26 mars 2016. URL : http://ahrf.revues.org/12215