De quelle nation le député Molac est-il l’élu ?
Le Peuple breton, un magazine « fondé en 1964, lors de la création de l’Union démocratique bretonne (UDB), parti politique de gauche, autonomiste et écologiste », a publié en janvier 2018 un texte intitulé « Il faut dépasser le cadre des États-nations », dont l’auteur est le député du Morbihan et conseiller régional de Bretagne Paul Molac [1]. La carte des « peuples européens » qui l’illustre est empruntée à eurominority.eu, le « portail des Nations sans État et des peuples minoritaires en Europe (minorités nationales, culturelles et linguistiques, peuples autochtones, groupes ethniques, territoires à forte identité et à tendances autonomistes, indépendantistes ou séparatistes) » [2]. La France y est réduite en gros à la moitié nord restante de son territoire une fois retirés le Pays basque, la Bretagne, la Flandre, l’Alsace, la Savoie, la Corse et l’Occitanie.
Revendications identitaires
Après avoir dénoncé le « nationalisme des grands États-nations » qui « n’acceptent pas la pluralité des appartenances », le député Molac s’en prend aux « cas extrêmes de cette idéologie, comme en France », où « ils refusent de reconnaître leurs minorités, les nient juridiquement et entretiennent à dessein la confusion entre citoyenneté et nationalité ». Lui-même se présente dans son article comme « citoyen européen et français, de nationalité bretonne ».
Cette définition de soi fait repenser à une scène qui s’est passée en 2004 à l’Université Paris XII (l’actuelle Université Paris Est Créteil) lors d’un colloque qui avait pour thème « Géopolitique et littérature des Allemands dans l’espace de l’Europe centrale et orientale ». Les participants et intervenants étaient pour la plupart membres des « minorités allemandes » de Roumanie et de Hongrie, les « Allemands de Russie » invités n’avaient pas pu venir. Lorsque le jeune chercheur français chargé d’animer un débat s’est adressé aux « Roumains » présents dans la salle, ceux-ci ont poussé les hauts cris et affirmé avec vigueur qu’ils étaient des « Allemands ». Klaus Iohannis, président de la Roumanie depuis 2014, « Allemand de Roumanie », a déclaré peu après son élection : « Je me sens à présent (…) très roumain. Mais je n’ai jamais fait passer mon appartenance ethnique à l’arrière-plan. Ma germanité a à voir non pas avec la République fédérale en tant qu’État, mais avec la langue et avec la culture. » [3]. Celles-ci ont bon dos.
À l’heure où l’Autriche veut conférer sa citoyenneté/nationalité, par l’attribution de passeports autrichiens, à quelques centaines de milliers de citoyens italiens du Haut-Adige, l’auteur d’un article consacré à « l’ère des nationalismes » sur german-foreign-policy.com note que cela n’ira pas sans conflit grave avec l’Italie, et rappelle que d’autres États membres de l’UE « se permettent depuis des années de procéder pareillement envers des citoyens d’États étrangers dont ils sollicitent ainsi la loyauté », telle la République fédérale d’Allemagne, qui s’est montrée « pionnière » dans ce domaine, et qui « donne depuis toujours le ton en matière de nationalisme völkisch (ethnique) » : « Dès les années 1990, elle a commencé à remettre des papiers allemands à des citoyens de Pologne, de République tchèque et d’autres États, dans la mesure où ils pouvaient prouver une ascendance allemande fondée sur le droit du sang. » En 2011, près de 240 000 Polonais détenaient un passeport allemand, sur les 300 000 à 350 000 personnes que compte, selon l’estimation du ministère allemand des Affaires étrangères, la « minorité allemande » de Pologne, et il en allait de même en République tchèque, où 20 780 Tchèques avaient été faits citoyens allemands [4].
C’est là tout autre chose que la « confusion entre citoyenneté et nationalité » dont Molac accuse la France. Celle-ci ne reconnaît pas de prétendues « minorités ethniques » sur son territoire, et ne revendique pas non plus de « minorités françaises » à l’étranger, ce en quoi réside, dans l’Europe d’aujourd’hui, son caractère d’avant-garde, la véritable exception française. Ne voit-on pas que l’abolition de ce principe, voulue par certains, déjà entamée ici et là, serait une nouvelle « étrange défaite » ?
N’étant pas un fragment de la population d’un État de même ethnie qu’eux dont ils seraient séparés par des frontières, les Bretons, tels que vus par les ethnicistes à l’œuvre en Europe, ne sauraient être désignés comme « groupe ethnique » (Volksgruppe). Ainsi que Christoph Pan et Beate Sibylle Pfeil l’écrivent dans leur manuel de référence Die Volksgruppen in Europa, le mot « minorité » (Minderheit) ne convient pas non plus pour un « peuple » (Volk) ou une ethnie sans État national en propre. « Minorité » ayant par ailleurs selon eux une « connotation péjorative » (tiens donc !), et pouvant induire en erreur par rapport au fait majoritaire propre aux régimes démocratiques, ils proposent la notion de « minorité ethnique » pour désigner les membres d’ethnies qui ne constituent nulle part la majorité de la population, ni au sein d’un autre État ni dans un État national qui serait le leur - les Celtes par exemple, dont font partie les Bretons, les Gallois et les Gaëls. Pour la France, « où il n’y a pas officiellement de minorités », mais qu’ils incluent néanmoins dans leur ouvrage sur les « groupes ethniques en Europe », les deux auteurs utilisent la notion de « minorités linguistiques », démontrant par là même que celle-ci est pour eux synonyme de « groupe ethnique », et que l’objectif essentiel de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires est non pas d’ordre linguistique, comme on veut nous le faire croire, mais bien à finalité ethnicisante. Chez Pan et Pfeil, les « locuteurs de langues régionales » en France sont, par ordre décroissant de leur nombre, les Occitans, Alsaciens et Lorrains « germanophones » (dits purement et simplement « Allemands » aux pages 19 et 74 - 75), Bretons, Catalans, Corses, Flamands et Basques. Leur « tableau des peuples d’Europe classés par langue et par État(s) » (p. 20) place les « Français » non seulement en France, mais aussi à Monaco, en Belgique, en Suisse, en Andorre et en Italie, qui seraient donc pour ainsi dire des réservoirs de « minorités françaises » à l’étranger [5].
Molac écrit dans son article que « les petits peuples, au moins en Europe occidentale, voient leur avenir dans l’Europe. Une Europe qui les respecterait et qui fait une véritable politique de cohésion territoriale ». Lui, qui considère « le nationalisme des grands États-nations » comme « hégémonique et exclusif », est prêt à sacrifier la nation et le territoire communs de tous ses concitoyens, Bretons et Bretagne bien sûr inclus, pour « faire évoluer nos États-nations vers des États plurinationaux résolument intégrés dans l’Europe ».
Une carrière de député
Élu député en 2012 comme candidat de l’Union démocratique bretonne (UDB) dans la circonscription de Ploërmel, avec le soutien du Parti socialiste (PS) et d’Europe Ecologie-les Verts (EELV), Paul Molac avait démissionné en mai 2016 du groupe parlementaire écologiste créé en 2012. Il a expliqué sur son site internet à l’Assemblée nationale que ce fut « dans une décision collective avec les cinq autres membres de la composante réformiste du groupe Écologiste de l’Assemblée nationale représentée jusqu’alors par François de Rugy », dans lequel, « bien qu’encarté dans aucun parti politique », il avait pu jusque-là « faire valoir [sa] sensibilité régionaliste progressiste », et y expose le nouveau choix qui s’en est suivi : « Je suis désormais rattaché en tant que député Apparenté au groupe parlementaire Socialiste, écologiste, républicain et citoyen (SERC), au sein duquel nous créerons une composante distincte et pleinement indépendante. Au sein de cette nouvelle composante, je conserverai toute ma liberté d’expression, d’amendement des textes, d’initiative de propositions de loi et de vote. Surtout, grâce à ce rattachement à un groupe parlementaire, je continuerai à disposer des moyens me permettant d’agir pour mon territoire et d’exprimer les idées régionalistes qui sont les miennes, chose qui ne me serait pas permise si je devais siéger en tant que député non inscrit, unique alternative, et pour qui pratiquement aucun droit de parole et d’action n’est assuré (…). Tout autant que je n’étais pas membre d’EELV alors que je siégeais au sein du groupe écologiste, je ne serai pas membre du Parti socialiste pour autant. Je demeure un député et citoyen non encarté à la sensibilité régionaliste et progressiste affirmée, et je compte bien profiter de la dernière année de mandat pour continuer à agir concrètement. » [6]
Un exemple de la liberté d’amendement des textes que revendique le député Molac apparaît dans le rapport du 22 novembre 2016, fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur la proposition de loi relative à la promotion des langues régionales, où figure l’échange suivant : « M. Paul Molac. Le présent amendement fait partie de mes marottes, et je pense que je le proposerai tant que je serai député. Je propose que nous abrogions le décret du 2 thermidor an II, pris dans une période troublée de la Révolution française./M. Yves Durand. Il institue pourtant la nation française !/ M. Paul Molac. Je dirais que c’est plutôt la fête de la Fédération, mais ce n’est ni le lieu ni le moment d’avoir une discussion d’historiens./Mme la rapporteure. Je ne puis recommander d’abroger ce texte sans connaître toutes les conséquences d’une telle abrogation alors même qu’elle ne change absolument rien à la situation que vous invoquez dans l’exposé des motifs de votre amendement. Avis défavorable./M. le président Patrick Bloche. Retirez-vous votre amendement, monsieur Molac, afin d’éviter un vote couperet ?/M. Paul Molac. Je le retire (…). » [7] Le contenu de ce décret (du 20 juillet 1794) est que « nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire français, être écrit qu’en langue française » [8].
Paul Molac a choisi de rejoindre le parti du président Emmanuel Macron pour les législatives de 2017. Élu dès le premier tour, apparenté au groupe LREM, il est aujourd’hui membre de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Il est également président du groupe d’études langues et cultures régionales, dont il avait été co-président lors de la législature précédente [9].
Dans le cadre de la législation sur le financement de la vie politique, il est rattaché au groupement politique Régions et peuples solidaires [10]. Sont également affiliés à R&PS Jean Lassalle, et les trois députés corses Paul-André Colombani, Michel Castellani, Jean-Félix Acquaviva. Molac s’en est expliqué auprès d’Ouest-France, Morbihan : « Être dans un grand groupe, c’est compliqué à gérer alors qu’être dans un petit permet plus de liberté. Pour que cela puisse se faire, il faudrait 15 députés, attachés aux territoires de préférence, notamment ruraux.C’est toujours quelque chose qui me tient à cœur. Mais s’il voyait le jour, ce groupe ferait partie de la majorité présidentielle. Je ne suis pas un frondeur puisqu’au global, je suis en accord avec Macron. » (10 octobre 2017) [11].
R&PS, acteur d’ethnicisation
Sur la page d’accueil du site de Régions et peuples solidaires apparaît la liste des organisations membres (« partis fédérés ») : EH Bai (Eusko Alkartasuna et Abertzaleen Batasuna), Esquerra Republicana de Catalunya-Nord, Oui au Pays Catalan, Mouvement Région Savoie, Parti de la Nation Corse, Parti Nationaliste Basque, Partit Occitan, 57 – Le Parti des Mosellans, Union Démocratique Bretonne, Unser Land (Alsace), Congrès Mondial Amazigh (membre associé). R&PS est lui-même affilié à l’Alliance libre européenne, une fédération de partis régionalistes. Au Parlement européen, l’ALE forme un groupe avec le Parti vert européen. Le président en est actuellement François Alfonsi, membre du Parti de la Nation Corse, qui fut eurodéputé de 2009 à 2014.
En juin 2013, il avait été le rapporteur d’une proposition de résolution du Parlement européen « sur les langues européennes menacées de disparition et la diversité linguistique au sein de l’Union européenne », produite par la commission de la culture et de l’éducation [12]. L’un des considérants qui motivent ce texte dit « que la charte européenne des langues régionales et (sic) minoritaires du Conseil de l’Europe, ratifiée par seize États membres de l’Union, sert de référence pour la protection des langues en voie de disparition et de mécanisme de protection des minorités (…) ». Le Parlement européen appelle donc « tous les États membres qui ne l’ont pas encore fait à ratifier et à mettre en œuvre la charte européenne des langues régionales ou minoritaires ». On voit que celle-ci est bien au service de groupes dits « minorités », et donc de l’ethnicité définie par les langues « minoritaires ». Le 22 janvier 2014, à l’Assemblée nationale, lors de la discussion de la proposition de loi constitutionnelle visant à ratifier la charte des langues, le député Molac dira que « la notion de République est ethnicisée en la faisant coïncider avec la langue française qui n’est autre que l’un des marqueurs de l’ethnie majoritaire. Cela détourne totalement l’idée de République, où les hommes se rassemblent pour gouverner, dans le contrat social, en dehors de toute appartenance, religieuse, culturelle et ethnique » [13]. Est-il en train, à force de penser “à l’allemande”, de réinventer du déjà-vu : une « ethnie française » ?
Une autre preuve du militantisme ethniciste de R&PS est sa participation à l’Initiative citoyenne européenne intitulée « Minority Safepack – un million de signatures pour les minorités en Europe » [14]. Cette proposition d’ICE présentée à la Commission européenne le 15 juillet 2013 avait été « préparée depuis 2011 par l’équipe des Membres directeurs de la FUEN, de l’Union démocrate magyare de Roumanie, du Parti populaire du Tyrol du Sud et de la Jeunesse des communautés ethniques européennes [l’organisation jeunesse de la FUEN] ». Parmi les membres du « comité organisateur introduisant l‘Initiative » figurait Karl-Heinz Lambertz, alors ministre-président de la Communauté Germanophone de Belgique, qui est depuis juillet 2017 président du Comité des Régions. « FUEN » désigne la Föderalistische Union Europäischer Nationalitäten, dont le siège est à Flensburg (Schleswig-Holstein), qui prétend représenter les « près de 340 minorités régionales et peuples autochtones totalisant plus de 100 millions d’habitants » des 47 États d’Europe [15]. Elle vient d’inaugurer son bureau à Bruxelles, et c’est elle qui a financé l’ICE « Minority Safepack » [16].
Il s’agit de l’ex-FUEV (Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen), créée en 1949, dont les nouveaux statuts ont été « adoptés le 3 juillet 2011 à Eisenstadt, modifiés à Brixen, le 22 juin 2013, modifiés à Wroclaw/Vratislavie, le 21 mai 2016 ». « Nationalitäten » (nationalités), qui sonne plus international et moins völkisch (ethnique), y a remplacé « Volksgruppen » (groupes ethniques), terme néanmoins maintenu dans le texte allemand (et en traduction dans le nom français, « Union fédéraliste des communautés ethniques européennes »). Leur article 34 précise que, « en cas d’incertitude ou de contestation, il s’applique la version en langue allemande des statuts » [17].
Le 13 septembre 2013, la Commission européenne a refusé d’enregistrer la proposition d’ICE qui lui avait été présentée en juillet, « au motif que celle-ci ne relevait manifestement pas des attributions permettant à la Commission de soumettre une proposition d’adoption d’un acte juridique de l’Union aux fins de l’application des traités ». Sa décision a été annulée le 3 février 2017 par un arrêt du Tribunal de la Cour de justice de l’Union européenne [18]. Vu cet arrêt, et sans attendre la réaction de la Commission, le Parlement européen a produit dès le 7 février une « résolution sur la protection et la non-discrimination des minorités dans les États membres de l’Union européenne », afin, entre autres, d’ « engage[r] tous les États membres à signer, à ratifier et à assurer l’application de la convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, du protocole n°12 à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires (…) » [19]. Le 29 mars 2017, l’ICE a été enregistrée par la Commission, ce que la FUEN considère comme « un tournant historique pour les minorités européennes » [20]. Restait donc à collecter en l’espace d’un an « un million de signatures pour les minorités en Europe ».
C’est pour soutenir la poursuite de cette action que R&PS a lancé sur son site l’appel de la FUEN : « Signez la pétition et apportez votre soutien à un meilleur avenir pour les minorités linguistiques d’Europe ! » Mais la formulation en est trompeuse, car l’enjeu est bien autre chose que la seule cause des langues dites régionales ou minoritaires. L’objectif est « une prise en compte réelle des minorités et nationalités européennes et des langues régionales et minoritaires » - pas seulement, pourrait-on ajouter, celle des « personnes appartenant à des minorités » dont il est également question dans l’appel - et donc l’attribution de droits collectifs à des groupes. Dans la Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, le Conseil constitutionnel a considéré que « la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en ce qu’elle confère des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » [21].
Des Bretons mis au pas
La FUEN n’est pas inconnue en Bretagne. Ainsi, le 6 avril 2013, à Ploemeur, un représentant du RMDSZ (Union démocratique des Hongrois de Roumanie), Lorant Vincze, qui est depuis 2016 président de la FUEN, « est venu expliquer l’ICE devant l’assemblée générale de l’Institut culturel de Bretagne » [22]. Ce dernier avait annoncé en février 2013 qu’il « a été associé à la réflexion sur la rédaction de l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE) et était représenté à cette réunion par Monsieur Jean-Pierre Levesque, Président de la section “Droit et Institutions” », et que « cette section de l’Institut Culturel de Bretagne, réunissant des juristes intéressés par la protection et la promotion des droits des cultures minoritaires et notamment des droits linguistiques, a dès le départ soutenu l’idée d’une Initiative Citoyenne Européenne (ICE) dans ces domaines, notamment au congrès de la FUEN à MOSCOU en mai 2012. » [23] En novembre 2017, l’ACB44 (Agence Culturelle Bretonne de Loire-Atlantique) a consacré une page de son blog à l’ « Initiative citoyenne Européenne soutenue par l’Institut Culturel de Bretagne ». Sous la rubrique « Pour en savoir plus », le lecteur y est renvoyé vers le site de la FUEN, « Union fédéraliste des communautés ethniques européennes à l’origine de cette initiative Citoyenne Européenne » [24].
Sur le site des élus du Groupe des régionalistes au Conseil régional de Bretagne [25], Paul Molac, Mona Bras et Lena Louarn ont appelé à la « mobilisation pour la diversité linguistique » le 15 mars 2018 : « Une Initiative est en cours comprenant des éléments forts pour défendre la diversité linguistique en Europe, et donc en France. 85 % des signatures nécessaires ont été obtenues. Il en manque, mais si nous nous mobilisons tous, c’est une occasion unique à saisir pour obliger les États récalcitrants, dont la France, à se saisir du dossier. Bretons, Corses, Basques, Alsaciens, Occitans, ou tout simplement défenseurs de la diversité culturelle, nous vous invitons à soutenir nombreux cette initiative ». Comme annoncé le 23 mars sur Breizh-info, « en France, le nombre de signataires est de quelques milliers seulement, mais certaines personnalités comme Paul Molac ou Lena Louarn en Bretagne l’ont déjà signé. Outre la Hongrie, qui porte le projet, les Roumains sont très nombreux à se mobiliser, signe que cette thématique est largement portée par l’Europe centrale, et celle de l’Est alors que l’Ouest est à la traîne en terme de signatures ». L’article ne mentionne pas le rôle majeur de la FUEN dans cette affaire, mais en expose clairement l’objectif : « intégrer la protection des minorités dans la loi européenne, en leur donnant notamment un statut officiel » [26]. Dans un ultime appel aux signatures, le collectif Ai’ta pour la défense et la promotion du breton a relevé « la faible participation en France, et singulièrement en Bretagne », avec une liste d’élus bretons ayant signé, dont Molac, mais notant aussi, noms à l’appui, « qu’il manque à l’appel de nombreux élus au rang desquels les responsables exécutifs prompts pourtant à se présenter comme favorables au développement de la langue bretonne » [27].
Le million de signatures en faveur de l’ICE a été atteint le 29 mars 2018, quelques jours avant la clôture de la collecte des déclarations de soutien (le 3 avril à 23h59). À cette occasion, la FUEN a déclaré que « le succès de l’Initiative n’est pas dû seulement à ses organisations membres », qu’il s’est « mué en un mouvement citoyen de dimension européenne pour une véritable diversité linguistique et culturelle » [28].
Molac et « la question alsacienne »
En janvier 2018, quelques jours après la publication de son article dans Le Peuple breton, Molac a été l’invité, à Strasbourg, « des militants d’Unser Land pour partager ses convictions et ses actions au cours d’une soirée ayant pour thème “Du centralisme au manque de conviction écologique : sortons des impasses bien françaises” » [29]. Il connaissait déjà ce parti autonomiste alsacien, ayant participé en août 2017, à Kintzheim (Bas-Rhin), à la XXIIème université d’été de Régions et Peuples Solidaires que celui-ci avait organisée [30]. La journaliste Liliane Vittori avait alors vu dans cette manifestation la « rentrée anti-jacobine régionaliste des députés alsaciens, corses, bretons », et noté que « dans la roue des acquis politiques anti-jacobins en Corse, des députés alsaciens (LR) et bretons (LREM) revendiquent eux-aussi un “statut territorial” », que « le député breton Paul Molac a osé parler d’une révision constitutionnelle pour permettre une organisation différenciée du territoire » [31].
Andrée Munchenbach, la présidente d’Unser Land, s’adresse volontiers aux dirigeants politiques allemands. Ainsi, dans une lettre ouverte du 1er août 2014 au président de la République fédérale d’Allemagne [32], elle lui avait demandé d’expliquer à « Monsieur Hollande », lors de leur rencontre du surlendemain au Hartmannswillerkopf [33], que sa politique de réforme territoriale « ne tient pas compte de l’histoire ». Il s’agit d’une véritable supplique : « Monsieur Gauck, nous vous prions de ne pas nous laisser mourir. En tant que représentant du “grand frère” d’outre-Rhin, vous n’avez pas le droit de consentir à la disparition de l’Alsace. Nous attendons de vous que vous vous engagiez pour la protection de l’Alsace. »
Elle a également écrit au président de la République française, le 12 février 2018, mais essentiellement, dirait-on, pour l’aviser de ce qu’elle avait adressé le même jour une lettre ouverte « à la Chancelière Madame Merkel » [34] : « Le 22 janvier dernier, la cérémonie de célébration du 55e anniversaire du Traité de l’Élysée s’est tenue à Paris à l’Assemblée nationale, en présence du Président du Bundestag Monsieur Wolfgang Schäuble. Le taux de participation des députés français, présents dans l’hémicycle pour, seulement, un quart d’entre eux, a eu un effet catastrophique. De nombreux Alsaciens en ont éprouvé beaucoup de déception et une grande honte. L’amitié franco-allemande revêt en effet pour notre région une importance particulière, ce qui ne semble pas le cas pour une majorité de la représentation nationale. Ceci m’a poussée à adresser un courrier à la Chancelière Madame Merkel, au nom du parti alsacien Unser Land, qui est activement engagé, entre autres combats, pour la sauvegarde de la langue et de la culture alsaciennes, historiquement liées à la langue et la culture allemandes. Par la présente j’ai l’honneur d’en rapporter la teneur et je me permets de vous soumettre les réflexions que nous inspire, dans le cadre des discussions en cours sur l’avenir de l’Alsace, cette question fondamentale de l’amitié entre les deux pays piliers de la construction européenne. La copie du courrier original est jointe. »
Adepte de formules péremptoires comme « Alsaciens, avec ou sans la France », ou « Entre le peuple alsacien et la république jacobine, il faudra choisir », Unser Land a fait monter les enchères : « Nous sommes autonomistes par conviction mais, si Paris refuse absolument tout dialogue, nous deviendrons indépendantistes par nécessité. » [35]. Le 11 avril 2018, comme rapporté sur son site, une délégation du parti, accompagnée de Peire Costa, directeur de Régions et Peuples Solidaires, s’est rendue à l’Assemblée nationale pour une rencontre avec des députés alsaciens. Les discussions « ont démontré que la nécessité et l’opportunité de doter l’Alsace d’une collectivité à statut particulier font aujourd’hui consensus » chez eux, « qu’ils soient LR ou LREM ». Unser Land « leur transmettra ses propositions concrètes pour la création de cette collectivité, son fonctionnement et les compétences qu’elle devra assumer ». La présidente du parti et son secrétaire général ont d’ores et déjà remis un rapport de deux cents pages au préfet du Grand Est, dans le cadre de ses consultations sur l’avenir institutionnel de l’Alsace [36].
Ainsi que l’a relaté Unser Land, la journée à l’Assemblée nationale « s’est poursuivie par une réunion de travail avec le député breton Paul Molac (membre de la Commission des Lois, député de la majorité) et les députés corses Jean-Félix Acquaviva et Michel Castellani, représentant de la majorité territoriale corse. Cette réunion a permis de valider les propositions formulées par Unser Land pour le statut de la CSP Alsace, tant sur le contenu que sur sa validité juridique. MM. Molac, Acquaviva et Castellani ont insisté sur la nécessité d’accentuer notoirement la visibilité de la question alsacienne auprès des parlementaires et de l’exécutif. À ce titre, la volonté indéfectible des Alsaciens à sortir du Grand Est et à créer une collectivité à statut particulier doit être relayée haut et fort à Paris ». Les trois élus ont également indiqué « qu’ils sont prêts à appuyer fortement toute initiative visant à créer une collectivité à statut particulier en Alsace ». À l’unisson avec Unser Land, ils « enjoignent les autres parlementaires d’Alsace et des autres régions de l’hexagone et d’outre-mer à les soutenir dans la formulation de propositions ambitieuses ainsi qu’à construire à ce sujet une solidarité dépassant les appartenances partisanes, ce dans l’intérêt commun de nos peuples ». Pour mémoire, en 1927, trois partis autonomistes, breton, corse et alsacien-lorrain, avaient créé à Quimper un « Comité central des minorités nationales de France » [37]. L’heure est grave.
Double révision
Tout cela semble en concordance avec le souhait énoncé par Emmanuel Macron de « conférer aux collectivités une capacité inédite de différenciation, une faculté d’adaptation des règles aux territoires » [38]. L’UDB, dont Paul Molac est proche ou serait membre [39], « a reçu avec intérêt l’annonce du président de la République d’une réforme constitutionnelle à venir, réforme qui pourrait renforcer le droit à l’expérimentation et ouvrir le droit à une différenciation des compétences des collectivités locales », et vient de présenter en conséquence « de nouveaux outils de progrès et de solidarité en Bretagne, contribution au débat sur le droit à la différenciation et à l’expérimentation » [40]. Parmi les propositions avancées, il y a celle de « permettre à la Région d’exercer une nouvelle compétence “politique linguistique”, incluant la possibilité d’élaborer des schémas de développement prescriptifs pour les services publics en Bretagne, et expérimenter deux innovations majeures en matière d’enseignement, le statut public régional, d’une part, et la pratique de l’immersion dans les classes de l’Éducation nationale, d’autre part », ce qui implique entre autres d’ « instituer une co-officialité de fait entre la langue bretonne et la langue française, en permettant à la Région Bretagne de développer un bilinguisme systématique dans les services publics en Bretagne, incluant le recrutement d’agents bilingues » (p. 13).
Unser Land, de son côté, propose « la création d’une Collectivité Alsacienne à statut particulier, par fusion des départements et sortie du Grand Est », avec « les compétences à transférer en priorité par l’État à cette collectivité » que « seraient : l’enseignement et la culture, la gestion du Droit local, l’aménagement du territoire, les transports routiers et ferroviaires ainsi que la coopération transfrontalière » [41]. Et c’est ici qu’apparaît toute la portée de la révision du traité de l’Élysée, qui sera menée en même temps que celle de la Constitution. L’« engagement pour une réaffirmation et un approfondissement de ce Traité d’amitié » trouve son expression dans la « Résolution commune de l’Assemblée nationale et du Bundestag allemand à l’occasion du 55e anniversaire du Traité de l’Élysée, le 22 janvier 2018 », sous le titre « Pour un nouveau Traité de l’Élysée » [42].
Par l’adjonction de clauses territoriales, celui-ci sera en rupture totale avec le traité de 1963 (« restant en vigueur »). Dès le premier considérant de la résolution commune, il est en effet question de l’« attention particulière » qui « doit être portée aux régions frontalières, où ce partenariat doit apporter une réelle plus-value ». Dans l’énoncé, ensuite, des vingt-cinq mesures qui « pourraient figurer » dans le nouveau texte, les quatre premières sont consacrées à l’« approfondissement de la coopération transfrontalière » et à « des compétences accrues pour les eurodistricts », objet d’égards tout particuliers. La résolution commune appelle ainsi « à ce que les représentants des régions frontalières, notamment ceux des eurodistricts, soient associés plus étroitement aux conseils des ministres franco-allemands, et à ce que les bassins de vie transfrontaliers participent à la préparation des sessions plénières du comité des Régions à Bruxelles, afin d’y défendre leurs intérêts communs ». Elle « invite les gouvernements à déléguer aux eurodistricts des compétences autonomes, et à introduire des clauses d’exception et d’expérimentation dans chacune des législations nationales ; dans la même perspective, souhaite que les compétences nécessaires et appartenant aux Länder ou aux Régions soient également transférées mutatis mutandis aux eurodistricts, qui auraient ainsi la possibilité d’exercer leur autorité sur des organismes transfrontaliers, notamment en matière d’écoles maternelles ou d’institutions de soins de santé, et d’exploitation des systèmes de transport public de proximité ». Le contenu de cette résolution pourrait quasiment sembler dicté par l’Allemagne.
À l’Assemblée nationale, lors de la séance du 22 janvier 2018, la présidente de la commission des Affaires étrangères a remercié « Wolfgang Schäuble et François de Rugy pour avoir pris l’initiative de cette résolution (…) ». Le matin du même jour, au Bundestag, le député allemand Achim Post avait « [mis] en avant, car les choses ne se seraient pas faites sans lui, (…) Andreas Jung, notre collègue du Bade-Wurtemberg, qui a été le moteur de cette initiative ». Le député Éric Coquerel a quant à lui critiqué les conditions de l’élaboration de ce document : « Le vendredi 29 décembre, le président de Rugy a adressé aux groupes parlementaires de l’Assemblée deux textes à signer, sans possibilité de les amender, pour le 4 janvier. Cette procédure ultra rapide, en pleines fêtes de fin d’année, est loin de la promesse de M. de Rugy d’une préparation collective de l’anniversaire du traité de l’Élysée. » [43]
L’existence d’eurodistricts franco-allemands doit beaucoup à Wolfgang Schäuble. En juin 2002, dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, il avait plaidé en faveur d’un grand district européen autour de Strasbourg, qui a effectivement vu le jour peu de temps après. Le 22 janvier 2003, à l’occasion du quarantième anniversaire du traité de l’Elysée, Jacques Chirac et Gerhard Schröder ont appelé dans une déclaration commune à la création d’un Eurodistrict Strasbourg-Kehl [44]. Deux semaines plus tard, à l’initiative de Berlin, le périmètre de la nouvelle entité territoriale englobait l’arrondissement entier de l’Ortenau (Bade-Wurtemberg). Après l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau en 2005, quatre autres eurodistricts ont été créés le long de la frontière franco-allemande : l’Eurodistrict Fribourg/Centre et Sud Alsace (2006), l’Eurodistrict trinational de Bâle (2007), l’Eurodistrict Regio Pamina (2008), l’Eurodistrict SaarMoselle (2010) [45].
Le 22 janvier 2018, à l’Assemblée nationale, dans l’allocution qu’il a prononcée avant le débat général sur le « nouveau traité de l’Élysée », Wolfgang Schäuble a livré une vision des eurodistricts qui tient du déni d’histoire et nous incite donc à préserver nos frontières : « Je proviens du sud-ouest de l’Allemagne, ma circonscription d’Offenburg et environs s’arrête à la limite de la ville de Strasbourg. J’y observe le développement impressionnant que les régions frontalières, en particulier, ont connu : les villes ont commencé à se fondre entre elles, les paysages aussi. (…) Ces eurodistricts, nous voulons les renforcer. Car c’est là que la coopération franco-allemande se vit, au quotidien. Or, ce qui est pour nous le quotidien nous apparaît vite comme une évidence – et ce qui est une évidence nous apparaît alors comme ne nécessitant aucune condition préalable. » [46] C’est comme s’il s’agissait d’une injonction à la reddition inconditionnelle de la France.
Peut-être serait-il temps de penser aux « rapports de la République française avec les nations étrangères » en se référant à la Constitution du 24 juin 1793 (6 messidor an I), article 119 : « Il [le Peuple français] ne s’immisce point dans le gouvernement des autres nations ; il ne souffre pas que les autres nations s’immiscent dans le sien. » [47] Même si elle n’a jamais été appliquée, elle pourrait également inspirer aujourd’hui la vision de la représentation nationale qu’incarne son article 29 : « Chaque député appartient à la nation entière. »