Référendum local en Alsace : les non-dits du oui

, par  .Yvonne Bollmann, Tribune libre
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Le référendum local qui aura lieu en Alsace le 7 avril prochain a un enjeu qui regarde l’État-nation France en son entier. À l’heure d’une crise sans pareille dans l’Union européenne, il faut préserver à tout prix l’unité nationale de notre pays, son caractère un et indivisible. Ce n’est pas le moment de déplacer l’autorité de l’État vers les régions, d’exacerber la concurrence entre les territoires et la recherche fallacieuse d’identité régionale.

Départements/Région, un duel inégal

En Alsace, le 7 avril, les électeurs devront dire s’ils approuvent « le projet de création d’une collectivité territoriale d’Alsace par fusion du conseil régional d’Alsace, du conseil général du Bas-Rhin et du conseil général du Haut-Rhin ». Il eût été plus clair et plus honnête de leur demander s’ils souhaitaient la suppression des deux départements alsaciens. Car si le oui l’emportait, la disparition du conseil général du Bas-Rhin et du conseil général du Haut-Rhin entraînerait celle du Bas-Rhin et du Haut-Rhin comme collectivités territoriales, et rien ne dit que ces départements seraient maintenus en tant que divisions administratives de l’État [1].

Le conseil régional d’Alsace cesserait d’exister lui aussi, mais – et il n’y a pas le moindre doute à ce sujet – la Région, elle, ne disparaîtra pas. À celle-ci, l’opération du 7 avril aurait donc permis d’éliminer les départements dans au moins une de leurs deux fonctions, de capter en passant les compétences des défunts Conseils généraux, et de renaître aussitôt des cendres du Conseil régional, dotée de ses compétences, sous la forme de « Collectivité Territoriale d’Alsace ». La nouvelle collectivité pourrait en outre, si le oui l’emportait, « se voir confier d’autres compétences par la Loi, dans le cadre de l’Acte III de la décentralisation, ou par des attributions spécifiques : comme la langue régionale, l’orientation des jeunes, la coopération transfrontalière, une part de compétence règlementaire ou encore d’autres compétences dont l’exercice au niveau local présente un intérêt » [2].

Tout pour la Région – tel est l’objectif qui apparaît dans un article du juriste Jean-Marie Woehrling sur « le futur Conseil d’Alsace et le droit local » (décembre 2012) [3]. S’il s’agit bien sûr, dans ce projet, d’une « réorganisation de deux niveaux de collectivités territoriales, le département et la région », l’essentiel semble être d’« accéder au stade d’un véritable pouvoir régional », de « passer de l’idée de décentralisation […] à celle de régionalisation », avec l’acquisition de « nouvelles compétences, notamment normatives ». Ce serait une « mutation qualitative qui permettrait de passer d’une administration décentralisée à un pouvoir régional dont l’objet sera notamment de promouvoir une identité régionale forte ». Le droit local pourrait « constituer un élément de cette dimension régionale », mais avec « un nouveau contenu […] pour en faire un vrai droit régional ».

De nouvelles compétences régionales

M. Woehrling estime qu’« au-delà des matières qui relèvent actuellement du droit local, il ne serait pas déraisonnable de donner des compétences nouvelles aux régions qui le souhaitent ». Il propose ainsi d’opérer « un transfert progressif de compétence de l’éducation nationale vers des autorités régionales », par exemple en reconnaissant « une réelle portée légale à valeur juridique » aux actuelles conventions entre l’État et les collectivités territoriales pour « l’enseignement de la langue régionale », et en leur donnant « un contenu plus consistant ». Cette mesure est énoncée en termes de portée générale, ce qui permet de ne pas mentionner que la « langue régionale » en Alsace est officiellement l’allemand, et qu’elle y serait enseignée à plus vaste échelle encore qu’aujourd’hui si le oui l’emportait.

En tant que président de l’association Culture et bilinguisme d’Alsace et de Moselle-René Schickele Gesellschaft, M. Woehrling a affirmé ailleurs qu’il n’a « jamais caché avoir reçu, il y a quelques années, des soutiens d’une fondation allemande honorablement connue pour des actions dont l’intérêt culturel est incontestable » [4]. Rappelons que des subsides de cette fondation de Düsseldorf, la Hermann-Niermann-Stiftung [5]], seraient allés aussi aux Loups Noirs, le groupe autonomiste alsacien qui fit sauter en 1981, au-dessus de Thann, la croix de Lorraine dédiée à la Résistance alsacienne, puis le monument reconstruit, et qui avait incendié en 1976 la baraque-musée du Struthof [6].

Autre compétence nouvelle souhaitée par M. Woehrling : la loi qui déciderait de la création d’un Conseil d’Alsace, en cas de victoire du oui le 7 avril, pourrait « laisser cette collectivité déterminer elle-même son organisation institutionnelle, ses organes, la répartition des responsabilités, les modalités de nomination de l’exécutif, etc., par l’adoption de son propre statut sous réserve que celui-ci respecte certains principes fondamentaux et soit avalisé par le gouvernement ». D’ailleurs, « chaque région devrait pouvoir choisir l’organisation qui lui convient le mieux dès lors que celle-ci est conforme à des principes essentiels ». L’« organisation territoriale elle-même », au niveau communal, « pourrait être une compétence du Conseil d’Alsace dans l’esprit d’un nouveau droit local à constituer ». C’est un programme d’autonomisme étendu à la France entière, jusque dans ses plus petites unités administratives.

La coopération transfrontalière devrait bénéficier elle aussi de nouvelles compétences. Il faudrait cesser de rester « lié à l’application d’une loi nationale déterminée pour la mise en œuvre d’un projet commun ». Un exemple ? M. Woehrling prend celui des normes concernant les gyrophares bleus, qui ne sont pas les mêmes en France et en Allemagne, ce qui interdit, paraît-il, aux ambulances de Kehl de venir à Strasbourg. Le remède serait de corriger ces « différences de normes de détail » en donnant des compétences à « des instances locales pour que des dérogations puissent être adoptées » – une manière d’appliquer la « réforme constitutionnelle concernant l’expérimentation » en faisant « quelque chose de plus intelligent ». Mais c’est tout le paysage de la vie quotidienne en Alsace qui pourrait se trouver modifié par ces dérogations, mis au goût et aux normes du voisin.

Les finances étant « un aspect essentiel de l’autonomie régionale », il faudrait également instituer la nouvelle compétence qui permettrait de « créer des impôts supplémentaires pour offrir des services plus complets ». Tous à nouveau taillables et corvéables à merci.

Le totem Région

M. Woehrling reconnaît qu’il faut surmonter des obstacles « pour faire du droit local une compétence régionale », aussi bien « les règles constitutionnelles » que « la jurisprudence du Conseil constitutionnel selon laquelle l’exercice des caractéristiques essentielles des libertés publiques doit rester le monopole du niveau national et ne peut être délégué à des collectivités territoriales ». Un autre problème est à ses yeux « la conception rigide du principe d’égalité », pour laquelle l’application d’un « droit différent », par exemple en matière de droit du travail, est considérée comme une atteinte au principe d’égalité des citoyens. Les instances et principes garants de la cohésion nationale et de l’égalité des citoyens devant la loi apparaissent ainsi comme des « tabous qui encombrent encore notre paysage juridique et institutionnel ».

Pour en venir à bout, M. Woehrling propose une définition de l’égalité non synonyme d’« uniformité » : « Toutes les personnes qui sont dans une situation identique doivent être traitées de manière similaire ; mais les personnes qui sont dans une situation particulière peuvent aussi être traitées de manière spécifique ». Si principe d’uniformité il y a, ce n’est toutefois pas dans la Constitution française qu’il est inscrit. C’est, nommément, dans le Droit communautaire, avec ses notions ayant toujours la même signification, peu importe les considérations des États, avec les règles communautaires obligatoires et devant être reconnues par les juridictions nationales, et avec son entrée en vigueur au même moment dans tous les États, où il s’oppose aux textes juridiques qui lui sont contraires [7].

À moins d’aller dans le sens « d’un rapprochement avec le droit général », toute modification du droit local devra donc « justifier de l’existence d’un motif légitime de développement d’une législation particulière à une partie du territoire », sous la forme d’une « particularité géographique, historique, culturelle, économique, etc. », c’est-à-dire, en somme, d’une uniformité locale. Il faut, pour que cette spécificité de l’Alsace soit reconnue, « que ses habitants l’affirment et s’en prévalent » – appel implicite à voter oui lors du référendum.

Si l’on en croit M. Woehrling, l’évolution du droit constitutionnel français « va nécessairement conduire à une plus grande “territorialisation du droit”, consistant à admettre qu’il est possible d’avoir une organisation juridique variable sur le plan spatial sans que soit remise en cause l’unité de la République ». Cette « territorialisation du droit signifie […] l’admission qu’il y ait des organisations variables possibles selon les territoires, c’est-à-dire que les territoires puissent être régis différemment les uns des autres et selon des modalités qu’ils pourraient fixer eux-mêmes ».

Tout cela est dans l’esprit de la Déclaration sur le régionalisme en Europe, adoptée en 1996 par l’Assemblée des régions d’Europe. Elle affirme entre autres que « le principal objectif de l’ARE est […] de développer une véritable identité régionale », qu’ « au sein d’un État donné, les régions peuvent posséder des statuts différents en fonction de leurs particularités historiques, politiques, sociales ou culturelles », et qu’ « avec le temps, le régionalisme doit aboutir à une Europe des régions constituant un troisième échelon, ce qui conduirait à transformer le Comité des régions en une véritable Assemblée régionale » [8].

Une expérimentation in vivo

D’ores et déjà, « à l’image de ce qui se profile en Alsace », l’idée d’une collectivité unique en Bretagne a été lancée, en association avec Europe-Ecologie/Les Verts, par l’Union démocratique bretonne, qui plaide pour « une collectivité unique sur les cinq départements bretons, disposant du pouvoir législatif et d’un budget à la hauteur d’une région autonome “normale” d’Europe » [9]. Le secrétaire du Mouvement Région Savoie a écrit au parti autonomiste alsacien Unser Land, partisan du oui, que « pour nous, Savoyards, votre expérience est un modèle que nous souhaiterions suivre à notre tour ». Il fait l’éloge des « modèles de gouvernance fédéraux helvétiques et allemands » géographiquement proches, et met ses « espoirs d’un développement démocratique et d’un respect des diversités » dans « une Europe constituée de régions émancipées » [10].

Ces trois partis sont membres de « Régions et Peuples Solidaires », une fédération de partis régionalistes et autonomistes français, qui a pour objectif de « promouvoir en France et en Europe le fédéralisme à base régionale ou communautaire selon les principes d’autonomie, de coopération et de solidarité », et qui prône le droit « de chaque peuple, communauté ou région à s’organiser librement dans les domaines politique, économique, social et culturel » [11]. Sur la carte de France en page d’accueil de son site internet, notre pays est amputé de près de la moitié de son territoire (Breizh, Savoie, Elsass, etc.). Par son oui le 7 avril, le parti Unser Land veut donner à l’Alsace « des moyens et un pouvoir similaire aux autres régions européennes », mais également éviter « notre incorporation dans un ensemble Grand Est, incluant la Lorraine et Champagne-Ardennes », projet qui « signerait la fin de l’Alsace » [12]. La présidente de ce parti n’a pas hésité, par contre, en février 2012, à se rendre au Landtag de Düsseldorf, dans le cadre d’une conférence internationale sur la « protection des minorités [ethniques] en Europe », pour y plaider la cause des « Alsaciens en France » [13].

Les autres partisans du oui tournent eux aussi leurs regards et leurs espoirs vers l’Allemagne et la Suisse, comme si l’objectif principal de l’opération était de s’orienter vers elles. Le président de la Société industrielle de Mulhouse dit que « nous devons viser à retrouver une position économique plus proche de celle de nos voisins badois et bâlois », le député UDI Francis Hillmeyer se voit « travailler à armes égales avec nos voisins ». Un maire du Haut-Rhin, Olivier Becht, mise sur une coopération transfrontalière renforcée : « Si on accroît notre pouvoir de négocier avec les Allemands et les Suisses, sans passer par Paris, nous pourrons nous raccrocher à leur dynamisme, en créant par exemple Rheinport, avec Bâle, Weil et Mulhouse-Rhin. On deviendrait le 2e port fluvial d’Europe. Ce serait une carte de visite extraordinaire ! En matière d’emplois aussi, alors que dans le Bade-Wurtemberg 15 000 entreprises seront sans repreneur dans les dix ans à venir, il sera plus facile de se parler, de connaître les emplois disponibles et les formations à mettre en place pour y accéder. » Quant aux compétences en matière de bilinguisme, elles sont « une réalité locale » : « pour travailler avec nos voisins, il faut parler allemand. Et cette pratique a baissé de manière dramatique. Il faut d’autres méthodes, plus d’heures, plus d’oral » [14].

Vue du côté allemand, la nouvelle Collectivité territoriale d’Alsace « changerait la donne » en matière de coopération transfrontalière, car « l’un des problèmes » en est « l’asymétrie des administrations de part et d’autre du Rhin. Difficile de trouver un interlocuteur sur l’autre rive du Rhin disposant des mêmes compétences et contraintes. Municipalités, Conseils généraux, Conseil régional, Préfecture […] comment s’y retrouver lorsque l’on ne parle pas, ou très peu, le français ? Pour les voisins allemands, une administration unique d’Alsace faciliterait les échanges transfrontaliers, rendrait la coopération transfrontalière plus facile » [15].

Non !

Yvonne Bollmann, universitaire, auteur de La tentation allemande (1998), La Bataille des langues en Europe (2001), Ce que veut l’Allemagne (2003)

Paris, 28 mars 2013

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