M. Mélenchon : « la construction de la nation européenne est un idéal » et « Maastricht est un compromis de gauche »
Extrait de la séance du 9 juin 1992 au Sénat |
« M. le président. La parole est à M. Mélenchon. (Applaudissements sur les travées socialistes).
M. Jean-Luc Mélenchon. Monsieur le président, monsieur le ministre d’Etat, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le vote du Danemark a pesé assez lourd sur le déroulement de nos débats pour que certains de nos collègues aient, à un moment, jugé opportun de faire un tableau justifié et apprécié des vertus de ce « grand petit peuple ».
Tableau justifié et apprécié, certes, mais incomplet : que de leçons seraient encore à tirer des vertus des Danois, clamées ici et portées si haut ? Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?
J’ai pensé, mes chers collègues, que vous apprécierez que l’on complétât ce tableau en rappelant qu’il y aurait peut-être quelque chose à apprendre des Danois en examinant le régime qu’ils appliquent au vote des étrangers aux élections locales ! (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Guy Allouche. Très bien !
M. Jean-Luc Mélenchon. Sans cette précision, que vaut ce portrait ? Rien, comme bien des prétextes qui ont été avancés dans la discussion.
Le vote des étrangers aux élections locales, qui a occupé tant de place dans la presse, a pris parfois un tour dur, injuste, blessant, lorsque, le prétexte se révélant trop inconsistant, il a fallu ajouter derrière le Belge ou l’Italien, qui ne faisaient peur à personne, l’ombre de l’Africain et du Maghrébin, qui, paraît-il, sont ce qu’il y a de pire. Or, pour la majorité d’entre nous, Africains et Maghrébins sont des amis et nous espérons bien voir un jour le suffrage universel étendu à tous.
Certains ont prétendu que nous serions incapables de répliquer à l’argument selon lequel toute la procédure engagée devant notre assemblée résulterait d’un contresens, le traité étant devenu inapplicable et caduc.
L’essentiel a déjà été dit à ce sujet. Mais quoi ? après tant de gargarismes sur la grandeur de la France, sur son rôle dans le monde, on trouverait bon, un des partenaires venant à faire défaut, de renoncer à tout, en particulier à la volonté que nous portons en nous de faire l’Europe ?
N’ayons pas honte de ce traité. Déjà, il va au-delà de la situation actuelle, il constitue une avancée.
En tant qu’homme de gauche, je souhaiterais me tourner un instant vers certains de nos amis (l’orateur se tourne vers les travées communistes) pour leur faire entendre que Maastricht est un compromis de gauche : pour la première fois, dans un traité de cette nature, des mesures d’encadrement du marché sont prévues ; pour la première fois, citoyenneté et nationalité sont dissociées ; pour la première fois, les syndicats vont être associés aux processus décisionnels. (Protestations sur les travées communistes. – Applaudissements sur les travées socialistes.)
Mme Marie-Claude Beaudeau. Les chômeurs vont disparaître ?
M. Jean-Luc Mélenchon. Si l’on veut dresser un tableau complet, tout cela doit être dit.
Politique politicienne, paraît-il. Nous gouvernerions ce pays l’œil rivé sur le rétroviseur, nous demandant ce que les uns ou les autres vont penser de ce que nous avons conclu. Vous plaisantez ! Aucune cause franco-française, à plus forte raison aucune cause de lutte politicienne ne parvient au niveau auquel se situent les enjeux de Maastricht. S’il en résulte un peu de désordre parmi vous, nous ferons avec !
Mme Hélène Luc. Pour le désordre, vous pouvez parler, parce que chez vous…
M. Jean-Luc Mélenchon. Le fil noir de l’intégration serait, a-t-on dit, un projet sans flamme ; on vérifie une fois de plus que la flamme ne s’allume pas aux mêmes objets pour tous !
Mais l’intégration représente un plus pour nous ; la construction de la nation européenne est un idéal qui nourrit notre passion. Nous sommes fiers, nous sommes heureux de participer à cette construction.
Nous sommes fiers de savoir qu’il va en résulter des éléments de puissance, qu’un magistère nouveau va être proposé à la France, à ma génération, dans le monde futur, qui est un monde en sursis, injuste, violent, dominé pour l’instant pas une seule puissance.
Demain, avec la monnaie unique, cette monnaie unique de premier vendeur, premier acheteur, premier producteur, représentant la première masse monétaire du monde, l’Europe sera aussi porteuse de civilisation, de culture, de réseaux de solidarité, comme aujourd’hui le dollar porte la violence dans les rapports simples et brutaux qu’entretiennent les Etats-Unis d’Amérique avec le reste du monde.
M. Emmanuel Hamel. Et la violence du 6 juin 1944 !
M. Jean-Luc Mélenchon. Dès lors, le vote des Danois ne change rien à nos convictions. Si cruel que ce soit à entendre, les peuples peuvent se tromper. Le nôtre s’est déjà trompé et on sait de quel prix il faut payer dans l’histoire le fait d’avoir manqué le train qui passait. Nos amis les Danois vont en faire bientôt, hélas ! le cruel constat.
M. Philippe François. Pas du tout !
M. Jean-Luc Mélenchon. Il y a ici assez d’Européens de longue main pour regretter la décision des Danois sans se laisser pour autant détourner des objectifs qu’ils poursuivent et poursuivront sans relâche.
Il y va, je le répète, d’un enjeu de civilisation. L’alternative au monde violent et injuste, où la chute du mur de Berlin reçoit en écho les émeutes de Los Angeles, c’est l’avènement de la nation européenne porteuse de paix, de civilisation et de solidarité.
M. Félix Leyzour. Cela commence bien !
M. Jean-Luc Mélenchon. Et nous ne serons jamais autant Français qu’en y jetant toutes nos forces.
On a invoqué ici, de nombreuses fois, la tradition républicaine de la France pour argumenter contre le progrès de la citoyenneté européenne que constitue le droit de vote accordé aux étrangers communautaires. C’est à mes yeux commettre un contresens et faire preuve d’un archaïsme totalement contraire à la philosophie politique qui a présidé à la fondation de la République dans notre pays et qui garantit la continuité du principe républicain et sa formidable prégnance.
On a dessiné devant nous une identité de la France quasi métaphysique, dans laquelle la souveraineté nationale est confondue avec ses instruments, dont la pérennité tracerait la frontière entre la vie et la mort de la nation. Contresens !
La nation est un mot nouveau qui est né pendant la Révolution française, par opposition au morcellement féodal des peuples de France sous la monarchie.
La nation est le lieu de la citoyenneté ; elle n’est ni éthnique, ni religieuse, ni linguistique. La citoyenneté est dans l’exercice collectif du pouvoir. Là où est le pouvoir réel, là doit s’exercer la citoyenneté. Là où est la citoyenneté, là est la nation.
Tout se tient dans la tradition française entre la démocratie et la nation. Si le pouvoir réel de maîtriser notre destin ne peut prendre toute sa réalité économique et sociale qu’à l’échelle de l’Europe, alors, les vrais démocrates ne peuvent que vouloir l’avènement de la nation européenne et, avec elle, de la citoyenneté européenne.
Mes chers collègues, quand on aime la France – et on peut l’aimer de bien des façons – on sait qu’on ne peut la faire dans un seul pays.
La véritable polarisation du débat politique est là, elle traverse l’histoire de nos deux siècles de République. D’un côté, le conservatisme – ce n’est pas honteux – qui s’oppose à chaque étape au processus qui voit la citoyenneté étendre son rôle. De l’autre, le camp du progrès, qui saisit toutes les occasions de confier le pouvoir réel au plus grand nombre et qui, pour cela, parie toujours sur la dimension universelle de la personne, renvoie les différences les plus essentielles – la foi, la langue, l’attachement aux identités locales dans le domaine privé – pour ne reconnaître comme sujet de l’histoire que le citoyen défini par les droits mutuels universels.
Ces principes, nous les portons avec fierté. A l’heure où nous travaillons à une cause aussi fondamentalement française, il ne peut être question de délibérer sous la pression des mots, des fantasmes et même des leçons de patriotisme.
Si j’adhère aux avancées du Traité de Maastricht en matière de citoyenneté européenne, bien qu’elles soient insuffisantes à nos yeux, vous devez le savoir, c’est parce que le plus grand nombre d’entre nous y voient un pas vers ce qui compte, vers ce que nous voulons et portons sans nous cacher : la volonté de voir naître la nation européenne et, avec elle, le patriotisme nouveau qu’elle appelle. (Applaudissements sur les travées socialistes. - M. Yvon Collin applaudit également.) »
Compte-rendu intégral de la séance du 09/06/1992 au Sénat : |