L’Union Charlemagne
Le 29 mai 2003, Valéry Giscard d’Estaing, Président de la Convention en charge d’élaborer la future constitution européenne, a reçu le Prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Ce Prix est une véritable récompense attribuée aux personnalités les plus diverses ayant contribué favorablement à la cause européenne.
Il va de soi que les personnes qui obtiennent cette distinction ont dû montrer, aux cours de leurs activités, "patte blanche" pour mériter une telle reconnaissance. Depuis 1950, date de la première attribution du Prix Charlemagne, nous pouvons relever des noms bien connus. Sans les citer tous, on peut nommer : Richard Coudenhove-Kalergi (1950, fondateur de la Paneurope), Alcide de Gasperi (1952), Jean Monnet (1953), Konrad Adenauer (1954), Winston Churchill (1955), Robert Schuman (1958), George C. Marshall (1959), Simone Veil (1981), Juan Carlos (1982), Henry Kissinger (1987), Helmut Kohl et François Mitterand (1988), Jacques Delors (1992), Tony Blair (1999), Bill Clinton (2000) et bien sûr Valéry Giscard d’Estaing (2003).
Valéry Giscard d’Estaing et Juergen Linden, maire d’Aix-la-Chapelle
Au cours de son discours, V. Giscard d’Estaing a souligné la nécessité de rédiger un projet d’organisation durable de l’Europe en affirmant que "notre tâche est de rédiger, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, une Constitution paneuropéenne" ; pour ajouter un peu plus loin que "Vous, membres du Comité du Prix Charlemagne, vous avez été particulièrement clairvoyants en attribuant, en 1950, votre premier prix au père du mouvement paneuropéen, Monsieur Coudenhove-Kalergi. Si vous relisez aujourd’hui son discours, vous serez émus comme moi par son engagement et par sa vision. C’est aujourd’hui, que nous devons réussir la construction européenne d’un continent uni".
Pour mieux comprendre l’admiration de V. Giscard d’Estaing à l’égard de cet homme, de sa pensée et surtout de son discours de 1950 largement méconnu, un rappel s’avère nécessaire sur l’origine d’une lame de fond qui est sur le point de tout balayer.
Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972), fils d’un diplomate austro-hongrois et d’une mère japonaise, a grandi dans un milieu cosmopolite. Entré dans le collège le plus réputé de l’Empire austro-hongrois, le Theresanium de Vienne, il se passionna pour la philosophie et décrocha le titre de docteur en 1917. Au lendemain de la première guerre mondiale, il écrit des articles en faveur de l’émergence d’un nouvel ordre européen. En 1922, son projet fut publié simultanément dans la Neue Freie Presse de Vienne et la Vossische Zeitung de Berlin sous le titre "Paneuropa, ein Vorschlag" (Paneurope, un projet). Le fait que deux journaux publient simultanément de tels objectifs indiquent les accointances de R. Coudenhove-Kalergi avec la presse allemande et autrichienne. Cet idéal fut exposé ensuite dans un livre intitulé "Paneuropa" paru en 1923. L’objectif de R. Coudenhove-Kalergi consistait à unir l’Europe afin qu’elle pût faire poids face aux "grands" comme les Etats-Unis, l’URSS et l’Empire britannique tout en favorisant un rapprochement franco-allemand. Mais "faire-poids" ne signifiait pas s’opposer. En effet, ce cosmopolite aspirait à unifier le bloc européen, préalable nécessaire à l’unification mondiale. Compte tenu qu’il n’était pas possible de passer de but en blanc à cet idéal prométhéen, il s’avérait nécessaire de procéder par étapes. Dans cette affaire, il y avait d’un côté, les utopistes croyant qu’ls pourraient unifier l’Europe (sans aller plus loin) dans le respect des Etats, désir aussi illogique que l’expression "fédération d’Etats-nations" est farfelue et de l’autre, les fidèles adeptes du principe "agiter les nigauds avant de s’en servir" qui eux connaissaient l’arrière-fond de la boutique gérée par des pontifes se présentant en anges de lumière. D’ailleurs, les idées de R. Coudenhove-Kalergi côtoyaient aussi les objectifs de la Fabian Society, think tank anglaise et mouvement de pensée puissant fondée en 1884 et dont l’influence est toujours très vive dans les volontés d’aboutir à un monde et à une gouvernance globale. Nous y reviendrons un peu plus loin.
En octobre 1926, un premier Congrès de l’Union paneuropéenne se réunit à Vienne avec plus de 2000 participants venant de 24 pays. Il est à noter que l’Ode à la joie de Beethoven (hymne de l’Union européenne) fut jouée lors de ce Congrès et R. Coudenhove-Kalergi le proposa comme hymne européen. Par la suite, les idées paneuropéennes influencèrent dans l’entre-deux-guerres des hommes politiques comme Aristide Briand qui accepta la présidence d’honneur du mouvement paneuropéen en France. Le chancelier Gustav Stresemann fut très sensible au projet défendu par R. Coudenhove-Kalergi [1]. Le chancelier allemand, lié aux milieux politiques et financiers anglo-saxons, savait tout l’intérêt qu’il pouvait retirer de ces principes permettant par la suite un condominium germano-anglo-saxon. Mais l’arrivée des nazis au pouvoir, n’obéissant pas à ces règles tacites en particulier celle de la fameuse répartition des rôles entre ces deux mondes (le chancelier Schröder utilise l’expression "répartition du travail"), a bouleversé ces projets qui ont repris leur cours en 1945.
Nous évoquions quelques lignes plus haut la Fabian Society. Ce think tank anglais ("Club de réflexion") lié au parti travailliste, prônant littéralement une gouvernance mondiale, joue un rôle de premier ordre en raison d’une influence très haut placée. En effet, plus de deux cents députés au Parlement britannique en font partie. Il faut rajouter à cela presque tous les membres du gouvernement britannique (Gordon Brown, Jack Straw, David Blunkett, Clare Short, ...), en particulier le ministre délégué aux affaires européennes, Denis Mac Shane - ce qui est logique puisque ses activités consistent à préparer l’Europe unifiée à cette fameuse "gouvernance mondiale" - et le Premier ministre Tony Blair qui s’est vue gratifié, lui aussi, du Prix Charlemagne pour avoir, selon les textes officiels, "poursuivi le rapprochement de son pays vers l’Union européenne". Cette action de la Fabian Society s’exerce en liaison avec d’autres instituts, en particulier avec la fondation Friedrich Ebert, institut au service de la sociale-démocratie allemande. La toile mondialiste connaît ses amis.
L’idéal de la Paneurope reprit vigueur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et contribua à l’enracinement des instances européennes comme le Conseil de l’Europe. L’Union paneuropéenne s’organisant, elle favorisa aussi la naissance de "filiales" comme le Comité français pour l’Union paneuropéenne (plus tard appelé Paneurope France) fondé en 1960 avec à sa tête Louis Terrenoire, Alain Peyrefitte comme secrétaire général et Georges Pompidou comme trésorier. Cependant, des zizanies sont apparues au sein de la Paneurope France au début des années 90 en raison du chemin pris par les instances européennes en faveur d’une autorité supranationale dans un cadre fédéral. Ces problèmes sont étonnants car ils montrent que beaucoup de ces "rebelles" n’avaient pas lu le discours de R. Coudenhove-Kalergi qui, dès 1950, annonçait la couleur [2]. En effet, à Aix-la-Chapelle, ce dernier affirmait avec netteté les éléments-clefs, pour ne pas dire prophétiques, qui déterminent ce début de siècle :
" (...) Le chemin qui mène à une Europe unie, de l’Islande à la Turquie comme de la Finlande au Portugal, est encore loin. Des années passeront avant que nous puissions l’atteindre. D’autant plus que nous devons mettre nos meilleurs forces au service de l’organisation strasbourgeoise afin qu’un jour tous les peuples d’Europe s’associent. (...). A ce nouveau groupe d’Etats (ndlr : France, Allemagne, Italie et Bénélux) qui s’étend de l’Elbe au Pyrénées, il était plus digne de le relier à l’Europe de la grande tradition et de lui donner le nom d’Union Charlemagne. (...). Il s’agit ni plus ni moins que la renaissance d’un Empire carolingien selon des principes démocratiques, fédéraux et sociaux. Le temps est venu de mettre un terme à l’état de guerre entre l’Allemagne et la France, non pas par un traité de paix qui conduirait immanquablement à des protestations et à des efforts de révision, mais par une constitution fédérale (souligné par nous) qui fonderait la relation franco-allemande de l’avenir sur des lois et non sur des traités. (...). Le moyen le plus adapté et le plus rapide serait la réunion d’une constituante par des élections généralisées pour élaborer une constitution fédérale". Par la suite, évoquant l’attitude voire le rejet des Anglo-Saxons face à cete unité fédérale européenne, R. Coudenhove-Kalergi ajoute : "(...) Ce n’est que maintenant avec la signature d’un pacte atlantique que cette crainte est devenue sans objets depuis que l’Angleterre, l’Amérique et l’Europe s’associent dans un système de défense commun. La réalisation d’une fédération Charlemagne est pour cela dans les intérêts des Anglais comme des Américains. L’Union atlantique deviendrait une fédération à trois avec l’Empire britannique comme pont entre l’Amérique et l’Europe".
Ces propos qui ont ému Valéry Giscard d’Estaing montrent le tour que prend cette unification européenne dans un cadre plus large : l’euro-atlantisme. L’émergence de ce vaste monde nécessite un remodelage complet des instances politiques européennes afin qu’elles s’y imbriquent. Dans cette affaire, l’allemagne joue un rôle majeur. En effet, à la mort de R. Coudenhove-Kalergi en 1972, Otto de Hasbourg a pris la tête de ce mouvement entraînant une mainmise et une germanisation progressive de l’organisation paneuropéenne. Des principes ethno-fédéralistes ont peu à peu essaimé au sein de l’Union paneuropéenne sous l’impulsion en particulier de Bernd Posselt à la fois président de la Paneurope Allemagne (vice-président de 1986 à 1998 et président depuis 1998) et président de l’association sudète membre de la Fédération des réfugiés (BdV) défendant le principe d’une Europe des régions selon des critères ethniques dans un cadre fédéral. Bernd Posselt est par ailleurs député européen et surtout, il a été assistant d’Otto de Habsbourg de 1978 à 1994. Une telle durée indique fatalement une entente et une communion de pensée sur des points clefs entre les deux hommes. L’engagement d’Otto de Habsbourg en faveur du Traité de Maastricht a entraîné une scission au sein de la Paneurope France. Les représentants opposés à Maastricht ont alors rompu les liens avec l’Union Paneuropéenne (1994) pour constituer une branche indépendante sous le nom d’ "Action pour une Confédération paneuropéenne". Désormais, la Paneurope France se coule dans le modèle voulu par la maison mère. Il est spécifié dans les textes officiels que "La structure de l’Union paneuropéenne se caractérise par la large autonomie laissée à chacune des organisations qui y ont adhéré ou y sont associées (...). Par contre, l’unité de doctrine, telle qu’elle est exprimée dans la "Déclaration de base" de Strasbourg de 1973, réactualisée en 1995, découlant des propositions de Richard Coudenhove-Kalergi, forme le ciment qui unit entre elles ces différentes associations dans la pensée et dans l’action". Réuni sous le titre de "Principes fondamentaux", ce texte affirme son attachement à "une Europe de justice sociale fidèle aux principes de solidarité et de subsidiarité", à des principes chrétiens tout en respectant "l’apport du judaïsme et de l’Islam à notre esprit et à notre culture dont ils forment une partie intégrante". D’un point de vue politique, il est rappelé que "le but de l’Union paneuropéenne est l’union de tous les peuples européens (...), l’Union paneuropéenne appuie l’évolution de l’Union européenne vers une entité politique, y compris dans les domaines de la sécurité et de la défense (...)". Enfin, il est spécifié que "L’Union paneuropéenne se déclare attachée au patriotisme européen couronnement des identités nationales de tous les Européens. A l’époque des interdépendances et défis mondiaux seule une Europe forte et politiquement unie peut garantir l’avenir de ses peuples et entités ethniques. L’Union paneuropéenne reconnaît l’auto-détermination des peuples et le droit des groupes ethniques au développement culturel, économique et politique". Comme nous pouvons le constater, ces affirmations paneuropéennes rejoignent les principes de la spiritualité politique germanique.
Enfin, il est intéressant de relever les noms des principales personnalités au sein de la Paneurope France favorables à ces idées depuis les années 90 d’autant plus que la présence de certains étonne au vue de leur action officielle. Depuis 1993, trois présidents se sont succédés : Yvon Bourges (1993-2000), Hervé Gaymard (2000-2002, actuel ministre de l’agriculture du gouvernement Raffarin) et Alain Terrenoire (depuis 2002, conseiller régional de Basse-Normandie). Le Comité directeur, élu le 29 janvier 2002, se compose de plusieurs Présidents d’honneur (sans tous les citer) comme : Jacques Chirac, Raymond Triboulet, Yvon Bourges ou Hervé Gaymard. A cela, il faut ajouter à ce Comité un groupe où l’on retrouve par exemple : Hervé Lavenir de Buffon, Alain Madelin, Lucien Neuwirth ou encore Roland Nungesser. Enfin, le Comité d’honneur regroupe des personnages en vue comme : Jacques Chirac, Hélène Carrère d’Encausse, Michel Barnier, Raymond Barre, Jean-François Deniau, Alain Juppé, Christian Poncelet (Président du Sénat), Yves Thibault de Silguy (ancien commissaire européen) ou encore Philippe Seguin.
A l’heure actuelle, de nombreux événements tombent en rafale. La constitution presque fédérale de Valèry Giscard d’Estaing semble pour le moment obtenir l’assentiment de tout le monde. Certes, la politique étrangère et l’aspect financier requièrent encore l’unanimité (encore quelques minutes monsieur le bourreau), mais inexorablement on se rapproche de la dissolution des Etats. Le journal Die Welt (11 juillet 2003) ne s’y est pas trompé en titrant l’article consacré au projet Giscard : "La destitution des Etats-nations". On évoque de plus en plus l’idée d’un resserrement des liens entre la France et l’Allemagne, en particulier dans le cadre des coopérations renforcées, avec la mise en place de secrétariats généraux aux relations franco-allemandes rattachées à Matignon et à la chancellerie, sorte d’embryon de confédération (en attendant d’aller plus loin). L’émergence d’un eurodistrict Strasbourg/Kehl doit servir de prototype à d’autres entités territoriales européennes ce qui souligne aussi l’instabilité des frontières en Europe. Fin octobre 2003, Jean-Pierre Raffarin doit recevoir tous les ministres-présidents des Länder afin de s’inspirer du modèle régional/fédéral allemand dans l’organisation interne de la France. Enfin, le président Bush vient de remercier chaleureusement le chancelier Schröder de l’engagement renforcé de l’Allemagne en Afghanistan sous l’égide américaine. La France ne serait-elle pas entrée en agonie ?
L’ensemble de ce qui précède correspond au chapitre 17 "L’Union Charlemagne" p 75 à 79 du livre "La décomposition des nations européennes" écrit par Pierre Hillard, édition François-Xavier de Guibert, Paris, 2005.