Le retour de « L’Ordre Nouveau » Les métamorphoses d’un fédéralisme européen
Livre de Jean Jacob, Librairie Droz S.A., Genève, 2000, 320 p. Docteur en science politique, Jean Jacob enseigne à l’Université. Il est membre du Centre d’Analyse Politique de l’Université de Perpignan. Ses publications portent sur l’histoire des idées politiques. Parmi ses livres, on signalera Les sources de l’écologie politique (1995). |
Extrait de l’introduction de son ouvrage p. 7 et 8 :
« L’Europe des régions, que l’on veut substituer à l’État-Nation, repose-t-elle sur les mêmes présupposés philosophiques ? En ce domaine, articles et ouvrages expurgent souvent soigneusement toute interrogation philosophique. La construction de l’Europe serait une question purement fonctionnelle. Pourtant, cette Europe des régions – qu’il faut d’ailleurs prendre garde à ne pas réduire à une Europe des ethnies – est pensée depuis longtemps. Et notamment par le personnaliste suisse Denis de Rougemont qui peut en être considéré comme le principal théoricien. Or il n’est pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que Denis de Rougemont n’a jamais admis la radicalité du processus révolutionnaire français. Ce qu’il lui reproche, au fond, c’est d’instaurer l’homme comme seul sujet du politique. Ce qui est alors contesté, c’est la capacité de l’homme d’agir en tant que sujet libre, sans en référer à une quelconque tradition ou religion. Pourtant, les thèses de Denis de Rougemont jouissent, en dépit de ce fond conservateur, d’une certaine popularité au sein des gauches alternatives. C’est que Denis de Rougemont a su habilement tirer profit de thèmes d’actualité pour réactualiser ses thèses conservatrices et leur conférer une couleur gauchisante. Il avait, pour ce faire, investi en force les milieux écologistes – peu suspects au début des années 70 d’être à droite – pour banaliser ses thèses. Intellectuel prolixe de premier plan, Denis de Rougemont, qui a fréquenté tour à tour les mouvances personnalistes et non-conformistes avant-guerre (L’Ordre Nouveau), les milieux européens, fédéralistes et anti-communistes après-guerre, se découvrira des affinités avec les écologistes à la fin de sa vie. Il ira jusqu’à fonder une association – ECOROPA – où se retrouveront maints intellectuels personnalistes et écologistes et qui marie un personnalisme communautaire et fédéraliste avec des thèses écologistes. Mais l’écologie politique défendue par Denis de Rougemont n’est pas sans évoquer le non-conformisme développé dans les années 30 par L’Ordre Nouveau (sans rapport aucun avec le groupuscule d’extrême-droite du même nom des années 70) qui se référait allègrement à Nietzsche et à Proudhon. » Jean Jacob
« Le dernier livre de de Rougemont, l’Avenir est notre affaire, est l’expression la plus juste de la nébuleuse écologique. (…). Chouette Denis de Rougemont est avec nous et nous sommes avec lui. » Brice Lalonde [1] |
Extrait de son ouvrage p. 158 à 160 :
« En 1984, c’est le Centre Européen de la Culture qui est lui-même mis à profit pour populariser l’écologie politique de Denis de Rougemont. À la veille des élections européennes, le CEC publie en effet un ouvrage aux éditions Gallimard consacré à L’Europe et les intellectuels [2]. Il s’agit en réalité d’un recueil de différents entretiens réalisés par Alison Browning alors étudiante en doctorat de science politique. Plus d’une vingtaine d’intellectuels sont invités à exposer leurs positions sur la question européenne. L’initiative de ce recueil revient à l’ancien directeur du CEC André Reszler. En terminant l’introduction de cet ouvrage, celui-ci remarque qu’il faut en Europe “réconcilier nature et culture grâce à la puissance médiatrice d’une pensée écologique désidéologisée” (p. 17). On ne saurait être plus clair !
La plupart des intellectuels sont, dans L’Europe et les intellectuels, invités à se prononcer sur les questions régionales ou écologiques et sur la pertinence des thèses de Denis de Rougemont. L’historien Philippe Ariès – “réactionnaire” selon ses propres termes – y note avec intérêt que des valeurs ancrées à droite sont passées au cours des années 60 à gauche (concept de nature, sensibilité aux racines…). Le philosophe Jean-Marie Domenach qui y explique son opposition au fédéralisme s’y déclare à nouveau européen. Le sociologue et théologien Jacques Ellul, très proche des écologistes, s’y prononce pour un fédéralisme de petits groupes proche de celui proposé par Denis de Rougemont. Comme Denis de Rougemont, le sociologue Edgard Morin pense qu’Europe fédérée, écologie et région sont convergentes. Comme Denis de Rougemont, l’écrivain Michel Tournier opte pour la création de régions contre l’État-Nation. Comme Denis de Rougemont, l’économiste Pierre Uri considère que l’État-Nation constitue un obstacle pour l’union de l’Europe. Enfin, parmi ces nombreuses contributions, on signalera celle de… Denis de Rougemont qui rappelle que son engagement européen remonte aux années 30 et qui y réitère ses convictions personnaliste, fédéraliste et écologiste.
Tous ces efforts seront couronnés de succès. Pour de nombreux intellectuels et hommes politiques Denis de Rougemont demeure bien le penseur fédéraliste de référence. Et les thèses de Denis de Rougemont seront massivement adoptées par les écologistes dès la fin des années 70.
En avril 1988 un colloque organisé par la Fondation Denis de Rougemont pour l’Europe et le Centre Européen de la Culture en hommage à Denis de Rougemont [3] réunit ainsi Sadruddin Aga Khan, Henri Brugmans (dont on connaît le rôle à la tête du Collège d’Europe de Bruges et qui avait d’ailleurs consacré un ouvrage à Denis de Rougemont au lendemain de la guerre), Claude Haegi, Pierre Grémion, Guy Héraud, Jean-Louis Loubet del Bayle, Alexandre Marc, Paulette-Emmanuel Mounier, Robert Toulemon, Bernard Voyenne… Fin 1995 un autre colloque réuni à l’initiative de Mark Dubrulle rend également hommage à Denis de Rougemont [4]. Cette fois-ci, de grands leaders internationaux ont été mis à contribution. Le comité d’honneur de ce colloque international révèle à lui seul la portée internationale de l’évènement. On y trouve en effet, outre le Prince Sadruddin Aga Khan, Henri Brugmans, Claude Haegi ou Alexandre Marc, Jacques Blanc, Bernard Charbonneau, Daniel Cohn-Bendit, Jean-Luc Dehaene, Mikhail Gorbatchev, Klaus Hänsch, Brice Lalonde, Marco Pannela, Jordi Pujol, Jacques Santer, Catherine Trautmann, Ernst von Weizsäcker… Quelques-uns ont d’ailleurs participé activement au colloque en y assistant ou en y apportant une contribution. Parmi celles-ci on remarque notamment l’hommage appuyé rendu à Denis de Rougemont par Jacques Santer alors président de la Commission européenne.
À cet égard, l’intuition fédéraliste de Denis de Rougemont doit continuer de nous inspirer. C’est lui qui déclara en effet que “restaurer, recréer cette force, bâtir cette fédération de personnes et de groupes organiques, c’est obéir à notre vocation présente, mais aussi assurer pour l’avenir l’efficacité de notre action dans la culture européenne” [5]. »
Jean Jacob
Deux remarques de J.G. concernant Guy Héraud et Alexandre Marc : |
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- J’ai évoqué Guy Héraud dans l’article « La Mairie de Limoges, le Conseil régional du Limousin et l’école privée Calandreta Lemosina » (01/08/12).
- Ci-dessous, extrait du livre d’Alexandre Marc [6], L’Europe dans le monde, Éditions Payot, Paris, 1965, p. 33 :
« c) Importance des facteurs ethniques.
Parmi les composantes de la richesse humaine, les facteurs ethniques jouent un rôle important. Il faut reconnaître que les excès, stupides et criminels, du racisme ont fini par rendre suspecte la part de vérité dont il prétendait s’inspirer : c’est pourquoi le terme même d’ethnie sonne mal, aujourd’hui, à certaines oreilles. Est-ce une raison pour appauvrir – cette fois-ci, dans un sens opposé – la riche complexité du réel ? Un ouvrage comme celui de notre ami, Guy Héraud (L’Europe des ethnies, Collection “Réalités du présent”, Presses d’Europe, Paris 1964), dans sa condamnation du racisme, ne réhabilite-t-il pas le rôle que remplissent, parmi beaucoup d’autres, les facteurs raciaux ? À ce propos, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, dans la perspective fédéraliste, l’autonomie constitue, à côté de la participation, le principe directeur le plus fondamental. Privilège de l’homme, ce principe régulateur s’impose à tous les niveaux de l’être, culturel, économique, politique, social, que féconde la présence de la personne. L’ethnie seule serait-elle exclue de ce privilège, sous prétexte qu’elle intègre en elle certaines composantes raciales ? Conclusion négative qui serait contraire à tout esprit d’objectivité, à tout sens de la justice.
Guy Héraud montre que ces composantes ne doivent certes pas être négligées, comme l’exigerait la pure tradition “libérale”, mais qu’elles doivent être confrontées avec des critères multiples d’un autre ordre : historiques et géographiques, linguistiques et religieux. Et l’ensemble de tous les critères objectifs reste subordonné, en fin de compte, à cette objectivité privilégiée dont le fédéralisme exalte la valeur, celle du critère “subjectif”, c’est-à-dire celle des aspirations de la raison et de la volonté, en d’autres termes, de l’intelligence humaine, épurée par l’esprit. » Alexandre Marc