"Vaccination contre la dengue. Le fiasco de Sanofi". Par Lise Barnéoud et Chloé Hecketsweiler Article publié par Le Monde
« “Les enfants philippins ne sont pas des cobayes”. Les pancartes brandies par les parents d’enfants vaccinés contre la dengue ont fait le tour du monde en décembre 2017. Quelques semaines plus tôt, l’industriel pharmaceutique français Sanofi avait révélé que son vaccin, Dengvaxia, lancé fin 2015, présentait un risque pour les personnes n’ayant jamais contracté cette maladie tropicale – transmise par des moustiques et provoquant un syndrome de type grippal parfois sévère – avant d’être vaccinées. La campagne est arrêtée. Pour la population, cette révélation est un choc : 830 000 écoliers ont reçu une ou plusieurs injections dans le cadre d’un programme de vaccination publique lancé en mars 2016. Les Philippines devaient être le premier pays au monde à bénéficier d’une vaccination de masse contre la dengue. Il est aujourd’hui au cœur d’une polémique. Avec une question centrale : Sanofi a-t-il minimisé les risques et commercialisé son vaccin dans plusieurs États malgré de nombreuses incertitudes quant à son innocuité et ses conséquences à long terme ?
Le seul test possible se fait sur l’homme
Tous les ingrédients d’un succès étaient pourtant réunis. En 2008, Sanofi acquiert pour 332 millions d’euros une petite biotech anglo-américaine, Acambis, qui a mis au point un vaccin prometteur contre la dengue. Créé à partir du virus de la fièvre jaune génétiquement modifié pour exprimer certaines protéines de la dengue, il se distingue des vaccins testés jusque-là sans succès, y compris par Sanofi. Le laboratoire français imagine alors avoir mis la main sur le Graal : un vaccin permettant d’éviter plus de 3 millions de cas de dengue sévère et environ 10 000 décès par an sur 100 millions de cas symptomatiques. Qui ferait économiser plus de 7,2 milliards d’euros annuels à des pays en développement. Et qui pourrait rapporter plus de 1 milliard d’euros par an au laboratoire.
Avec la technologie d’Acambis, Sanofi ambitionne de protéger simultanément et complètement contre les quatre souches du virus de la dengue. Les premiers essais sont conduits chez le singe et, très vite, les scientifiques passent aux essais cliniques chez l’homme. “Il n’y a pas de modèle animal pour la dengue car seuls les humains y sont sensibles. La seule façon de prouver la sécurité et l’efficacité d’un vaccin est de le tester chez l’homme”, justifie Farshad Guirakhoo, un ancien scientifique d’Acambis. Les résultats des études menées sur des petites cohortes sont très encourageants : les sujets vaccinés développent bien des anticorps contre les quatre souches.
Mais des chercheurs s’inquiètent déjà. “Lorsque Sanofi a lancé les essais cliniques chez l’homme, nous l’avons alerté sur différents risques potentiels, comme celui d’une interférence possible entre les différentes souches de dengue, mais surtout celui d’une réaction immunitaire spécifique qui permet au virus d’entrer encore plus facilement dans les cellules cibles après une première exposition”, rappelle Frédéric Tangy, chef de l’unité de génomique virale et vaccination à l’Institut Pasteur.
Ce phénomène expliquerait pourquoi la seconde infection de dengue a souvent des effets plus graves que la première. “Lorsque vous êtes exposé à une souche de dengue, cela vous confère une immunité à vie contre cette souche. Mais vous risquez une infection plus sévère si vous rencontrez une autre souche plus tard, précise Farshad Guirakhoo. Les anticorps que vous avez développés contre la première souche reconnaissent la nouvelle, mais au lieu de l’éliminer, ils l’aident à se reproduire.” Un phénomène appelé dans le jargon scientifique anglais “antibody-dependent enhancement” (ADE).
C’est ce mécanisme qui ébranle aujourd’hui le Dengvaxia. Chez les personnes sans antécédent de dengue, le vaccin serait reconnu par le corps comme une première infection et la prochaine exposition à un virus naturel se rapprocherait d’une seconde infection, avec un risque accru de sévérité. “Les chercheurs de Sanofi nous répondaient qu’il s’agissait là d’un risque théorique, d’une connerie de laboratoire. Ils n’y croyaient pas”, poursuit Frédéric Tangy, pour qui l’une des explications de ce fiasco tient au fait que Sanofi s’est coupé des spécialistes de la vaccinologie de l’Institut Pasteur, autrefois partenaires.
Des essais cliniques décevants
C’est aussi que le groupe s’est engagé dans un développement à marche forcée. Dès mai 2009, Sanofi lance la construction à Neuville-sur-Saône (Rhône) d’une usine entièrement consacrée au vaccin contre la dengue. L’investissement de 350 millions d’euros est le plus important jamais engagé par Sanofi. L’industriel annonce une production annuelle de 100 millions de doses du futur vaccin dès la fin 2013. Un sacré pari. “Si l’on avait attendu d’être certain d’avoir un vaccin avant de construire une unité de production, cela aurait trop retardé les choses. Il faut cinq à sept ans pour construire une unité comme celle-ci”, commente Vincent Hingot, directeur de la production chez Sanofi-Pasteur, la branche vaccin de Sanofi, rappelant qu’à ce moment-là, la dengue prenait des allures de “pandémie”.
En 2009, le groupe ne possède pourtant que des indications limitées sur la sécurité et l’efficacité de son vaccin. À ce moment-là, la seconde phase des essais cliniques, qui doit être conduite en Thaïlande sur 4 000 participants âgés de 4 à 11 ans, vient tout juste d’être lancée. Ses résultats ne seront pas connus avant septembre 2012.
Leur publication aurait pu sonner le glas du Dengvaxia car elle révèle une efficacité moindre qu’espérée : l’effet protecteur est d’à peine 30 % en moyenne et il est quasi nul envers la souche 2 du virus. “Mais ce qui était le plus étonnant, c’est que les anticorps mesurés ne correspondaient pas du tout à l’efficacité du vaccin, relève Joachim Hombach, secrétaire exécutif du Groupe stratégique consultatif d’experts sur la vaccination de l’OMS. Le taux d’anticorps contre la souche 2 était par exemple le plus élevé ! Ainsi, ce que l’on pensait être un bon indicateur de performance vaccinale n’en était pas un.” “Le vaccin était moins performant que nous le souhaitions, mais il n’était pas dangereux pour autant”, modère un des chercheurs impliqués dans le développement du vaccin, qui souhaite rester anonyme.
En 2011, Sanofi lance la troisième phase des essais cliniques, la dernière avant la commercialisation. Elle est conçue sans attendre les résultats de l’essai thaïlandais. Sanofi assure que ce choix a été fait en concertation avec la communauté scientifique, l’OMS et les autorités de santé concernées. Au total, cinq essais différents seront conduits dans 12 pays, sur plus de 30 000 enfants. Seuls 10 % d’entre eux sont testés pour déterminer s’ils ont été au préalable exposés à la dengue. Cet examen révèle que 20 % n’ont aucune immunité contre la maladie. “Par conséquent, l’efficacité et la sécurité du vaccin pour les enfants séronégatifs ne sont basées que sur 2 % des participants”, admettent les chercheurs du laboratoire dans une publication de 2015. Une population insuffisante pour détecter des effets indésirables de façon significative. Pour justifier son choix, Sanofi avance des “considérations éthiques” : “Devait-on procéder à un test aussi invasif sur autant d’enfants ? Au moment où nous avons conçu l’essai, la question ne se posait pas. Bien sûr, rétrospectivement, avec ce que l’on sait maintenant, cela aurait été bien d’avoir tous ces échantillons”, concède Su-Peing Ng, directrice médicale de Sanofi-Pasteur.
En septembre 2015, les premières données de suivi sur trois ans sont rendues publiques. Dans l’essai mené en Asie, le groupe des 2 à 5 ans montre un risque d’hospitalisation pour dengue sévère 7,45 fois plus élevé chez les vaccinés que chez les non-vaccinés. Dans ce sous-groupe, la moitié des enfants testés avant vaccination n’avaient jamais été infectés par la dengue. Pour Isabel Rodriguez-Barraquer, spécialiste des maladies infectieuses à l’université de Californie, ces résultats apportent “la preuve indiscutable que les choses pourraient ne pas du tout se passer comme prévu. Ceci aurait peut-être pu être évité s’ils avaient attendu les résultats de la phase 2 avant de lancer la phase 3 ”.
Conscient des limites de ses résultats, Sanofi choisit de réanalyser toutes ses données pour déterminer l’âge auquel la balance bénéfice/risque bascule. C’est ainsi qu’apparaît dans cette publication de septembre 2015 le seuil de 9 ans, jamais mentionné auparavant. L’article divise les spécialistes, l’OMS émet des doutes quant à l’effet de l’âge sur le risque d’hospitalisation. “Le fait qu’ils aient établi un âge limite pour justifier le lancement du vaccin était aussi problématique que les incertitudes sur l’origine de ce qui se passait”, poursuit Isabel Rodriguez-Barraquer. Pour légitimer biologiquement ce seuil, Sanofi avance quelques pistes, notamment une immaturité physiologique des jeunes enfants, mais écarte l’hypothèse d’une réaction immunitaire indésirable chez les personnes séronégatives.
Trois mois plus tard, le 11 décembre 2015, le Mexique délivre la première autorisation de commercialisation du Dengvaxia. Une situation pour le moins ironique, car les publications montraient qu’il s’agissait du pays où l’efficacité de ce vaccin était la plus faible : à peine 30 %. Et seule la moitié des participants testés avant vaccination avaient déjà été infectés par la dengue, le taux le plus faible de l’ensemble des essais. En clair, le Mexique semblait clairement être le pays où la balance bénéfice/risque de cette vaccination serait la plus faible, voire… défavorable.
De nombreux experts mexicains alertent les autorités, dénoncent une autorisation prématurée dans un pays où le système de pharmacovigilance est loin d’être optimal. “Mais les dés étaient déjà jetés”, estime Hugo López-Gatell, de l’Institut national de santé publique. Le Mexique s’était engagé dès avril 2014, lors d’une visite du président François Hollande, à soutenir l’introduction du vaccin. Une déclaration d’intention confidentielle, à laquelle Le Monde a eu accès, révèle que cet engagement a été renouvelé en juillet 2015. Un engagement signé par le vice-ministre mexicain de la santé, Pablo Kuri Morales, que Sanofi connaît bien, puisqu’il était son directeur scientifique au Mexique de 2009 à 2011. Durant cette période, l’industriel français a notamment investi 100 millions d’euros au Mexique pour la construction d’une usine de vaccins contre la grippe.
“Les messages envoyés par nos responsables politiques à nos agences de régulation censées évaluer de manière indépendante les médicaments étaient clairs et forts”, remarque Mauricio Hernández-Ávila, à l’époque directeur de l’Institut national de santé publique du Mexique. Sanofi peut aussi compter sur le soutien du milliardaire mexicain Carlos Slim, très impliqué dans la lutte contre la dengue. Sa fondation a financé plusieurs publications – signées entre autres par Pablo Kuri Morales – recommandant l’utilisation du vaccin pour des campagnes publiques… Qui n’ont, finalement, pas été lancées.
Une recommandation “conditionnelle”
Après le Mexique, c’est au tour des Philippines d’approuver le Dengvaxia, le 22 décembre 2015. Alors que l’essai de phase 3 est encore en cours, les responsables de l’agence de régulation des Philippines rencontrent Sanofi en mars 2014 et signent un document dans lequel il est question d’une demande d’autorisation de mise sur le marché dès février 2015, pour une implémentation prévue en 2016. À deux reprises, le 14 mai 2015 et le 2 décembre 2015, la ministre de la santé philippine, Janette Loreto-Garin, rencontre les dirigeants de Sanofi. Avec, là aussi, des soupçons de conflit d’intérêts. Ainsi, l’un des plus grands soutiens du vaccin est Kenneth Hartigan-Go, sous-secrétaire à la santé de 2015 à 2016, auparavant responsable de l’agence de santé philippine de 2010 à 2014, mais aussi fondateur et directeur, de 2001 à 2009, de la Zuellig Family Foundation, dont la branche pharmaceutique est le distributeur exclusif du vaccin aux Philippines.
Le Brésil est le troisième pays à autoriser le Dengvaxia, en décembre 2015. “Ce vaccin n’est pas très bon et nous ne l’aurions pas autorisé si nous avions eu une alternative”, raconte un ancien dirigeant de l’agence de santé brésilienne. Aussitôt le feu vert des autorités obtenu, Sanofi négocie avec l’État du Parana la mise en place d’un programme de vaccination publique, indispensable pour assurer un succès commercial. Dès août 2016, 500 000 doses sont expédiées dans cet État du sud du Brésil. Les scientifiques sont perplexes. “Aucune étude de séroprévalence n’a été réalisée, et il est probable qu’elle soit très faible. Il y a eu quelques épidémies récemment, mais il ne s’agit pas d’une région où la transmission est élevée, note Isabelle Rodriguez-Barraquer. Pourquoi le gouvernement a-t-il pris une telle décision ? ”, s’interroge la chercheuse, qui rappelle que, selon l’OMS, le vaccin ne doit pas être utilisé dans les zones où la prévalence de la dengue est inférieure à 50 %.
“Je n’ai pas compris comment les choses ont pu aller si vite après les résultats des essais cliniques de phase 3, s’interroge encore aujourd’hui Scott Halstead, spécialiste américain de la dengue. Et j’ai été choqué également par le feu vert donné par l’OMS en avril 2016.” Pour Joachim Hombach, qui suit le dossier dengue depuis plus de dix ans à l’OMS, il ne s’agit pas d’un feu vert mais d’une “recommandation conditionnelle”. “Nous avons beaucoup évoqué le signal des dengues sévères chez les participants les plus jeunes, mais Sanofi avait restreint son indication d’âge à partir de 9 ans, or il n’y avait aucun signal chez les plus de 9 ans”, précise le spécialiste, avant d’ajouter : “On ne pouvait pas exclure un risque chez les personnes séronégatives, mais la seule façon de vérifier cette hypothèse consistait à générer des données en utilisant le vaccin.” Au même moment démarrait la première vaccination de masse aux Philippines chez 830 000 enfants.
“Nous avons tenté d’alerter les autorités sur le risque d’une telle vaccination de masse, sans succès, se souvient Leonila Dans, chercheuse au département d’épidémiologie clinique de l’université des Philippines. Pour nous, il n’était pas concevable de lancer une campagne massive sachant qu’une partie de la population allait en faire les frais. La seule option acceptable aurait été de tester chaque enfant et de ne vacciner que ceux qui avaient déjà connu une infection par la dengue, ce qui n’était pas possible. On nous a répondu que nous devions suivre les recommandations nationales. Sanofi a envoyé une lettre au doyen de notre université pour que nous retirions nos déclarations sur les risques du Dengvaxia.”
La fuite en avant s’achève le 29 novembre 2017. Sanofi annonce que les personnes ne présentant aucun antécédent de dengue souffrent davantage de cas sévères de dengue en cas d’exposition ultérieure au virus. “Ces nouvelles informations viennent d’une réanalyse du suivi à long terme des participants aux essais cliniques, cinq à six ans après leur vaccination”, indique Su-Peing Ng. Dans la foulée, les Philippines suspendent leur campagne de vaccination. Les suivis de pharmacovigilance font état de plusieurs dizaines de cas de dengue sévère parmi les écoliers vaccinés. Trois décès ont d’ores et déjà été jugés comme probablement liés à cette vaccination par les autorités philippines, qui demandent désormais à Sanofi de rembourser l’intégralité du coût (environ 60 millions d’euros) du programme de vaccination.
Ce qui devait devenir le blockbuster de la branche vaccin de Sanofi est donc un immense fiasco. Sur les 11 pays qui commercialisent finalement le Dengvaxia, le seul programme de vaccination de grande ampleur encore en cours est celui du Parana, au Brésil. “Nous avons détruit plusieurs dizaines de millions de doses”, regrette Vincent Hingot, responsable de la production de vaccins chez Sanofi Pasteur, avant d’ajouter qu’ “il reste aujourd’hui entre 40 et 50 millions de doses, prêtes à être emballées pour fournir les marchés car nous gardons toujours de l’ambition pour ce vaccin.”
Début février, en marge de la présentation de ses résultats annuels (5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour sa branche vaccins), Sanofi a réuni une trentaine d’experts de la dengue à Paris pour discuter du futur du Dengvaxia. Une des solutions serait de vendre ce vaccin avec un test de diagnostic rapide de séropositivité, mais Sanofi estime à deux ou trois ans le temps de développement, sans compter les délais d’enregistrement dans chaque pays. D’ici là, le Dengvaxia pourrait être concurrencé par d’autres vaccins, notamment japonais et brésilien, dont les essais de phase 3 commenceront cette année. À moins qu’il n’ait définitivement savonné la planche à tous ces candidats. Et fragilisé encore un peu plus la confiance dans les vaccins. » Lise Barnéoud et Chloé Hecketsweiler
Article publié dans Cahier du « Monde » n° 22 752 daté du mercredi 7 mars 2018, Science & Médecine.
P.S. de J.G. : D’après les deux auteurs de l’article, « Le Mexique s’était engagé dès avril 2014, lors d’une visite du président François Hollande, à soutenir l’introduction du vaccin. Une déclaration d’intention confidentielle, à laquelle Le Monde a eu accès, révèle que cet engagement a été renouvelé en juillet 2015. Un engagement signé par le vice-ministre mexicain de la santé, Pablo Kuri Morales, que Sanofi connaît bien, puisqu’il était son directeur scientifique au Mexique de 2009 à 2011. Durant cette période, l’industriel français a notamment investi 100 millions d’euros au Mexique pour la construction d’une usine de vaccins contre la grippe. » Concernant cet investissement, je renvoie à l’article « La bande à Sarko nous a-t-elle pris en grippe ? » publié le 23 juillet 2009 car tout le monde en France n’a pas oublié l’épisode incroyable de la grippe A (H1N1) avec Roselyne Bachelot et Brice Hortefeux.