"Affaire du Lucentis : une amende de 445 millions d’euros infligée à Roche et Novartis". Par Daniel Rosenweg
« Les deux laboratoires suisses, partenaires, avaient mis au point une stratégie agressive pour préserver les ventes du Lucentis dans le traitement de la DMLA, face à l’Avastin qui coûtait 33 fois moins cher.
Il aura fallu attendre huit ans. Mais au bout de l’instruction, la sanction est lourde, c’est même la plus lourde prononcée par l’Autorité de la concurrence : 444 851 976 euros d’amende infligée aux laboratoires Novartis, Roche et Genentech. L’autorité ne prononce pas le mot “d’entente”, mais cette qualification est entre chaque ligne du rapport de 205 pages qui clôt – enfin – cette enquête sur des pratiques scandaleuses et anticoncurrentielles dans le secteur du médicament. Pratiques de dénigrement grave et d’obstacle à la baisse des prix qui ont coûté à l’Assurance maladie autour de 2 milliards d’euros de surdépenses depuis 2008.
Tout part de la découverte en 2007 par des médecins utilisant contre le cancer un nouveau produit commercialisé par Roche depuis 2005 : l’Avastin. Parmi leurs patients, certains qui souffraient aussi de dégénérescence maculaire liée à l’âge, DMLA, ont vu leur pathologie régresser sous l’effet manifeste de ce nouveau médicament.
À cette époque et depuis 2007, la DMLA est traitée exclusivement et efficacement avec le Lucentis, commercialisé par un autre laboratoire suisse : Novartis. De premières études confirment l’égale efficacité de l’Avastin contre le DMLA et certains ophtalmologistes commencent à l’utiliser sur leurs patients. D’autant plus que le prix de l’Avastin est 33 fois inférieur au Lucentis : 35 euros contre 1 167 euros l’injection à l’époque. Pour autant, ils prenaient un risque car l’Avastin n’avait pas d’autorisation de mise sur le marché pour la DMLA.
Des royalties versées pour l’utilisation de la molécule
Problème : Novartis est actionnaire de Roche, et les deux laboratoires partenaires commercialisent deux versions d’une même molécule inventée par le laboratoire américain Genentech, qui perçoit à chaque vente du Lucentis et de l’Avastin des royalties proportionnelles au chiffre d’affaires… Et le marché n’est pas minime : en France, 1,5 million de patients souffrent de ce trouble oculaire.
Le trio va donc mettre en œuvre une vraie stratégie offensive pour empêcher le recours à l’Avastin qui menace déjà le Lucentis dont il a pris en deux ans près de 20 % de part de marché. Les laboratoires ont réalisé une véritable cartographie des médecins qui utilisaient l’Avastin contre la DMLA et qu’ils appelaient les Avastin lovers, raconte la présidente de l’Autorité de la concurrence, Isabelle de Silva. Ils se sont rapprochés d’eux, ne les ont pas lâchés, les mettant en garde sur le risque d’effets secondaires de l’Avastin dans la DMLA. “Ils faisaient tout pour empêcher les spécialistes renommés et influents de mener des travaux, d’intervenir dans des congrès, poursuit la présidente. Plus tard, pour ralentir les procédures lancées contre eux, les deux laboratoires ont refusé de fournir des échantillons pour alimenter les études comparatives.”
De fausses allégations sur les dangers de l’Avastin
En 2013, l’assurance maladie qui prenait en charge les deux médicaments à 100 %, a ainsi dépensé 438 millions d’euros pour le Lucentis. Cette année-là fut la meilleure pour Novartis. Mais un nouvel acteur est venu siffler la fin de la récréation, Eylea, commercialisé par Bayer dans le traitement de la DMLA au prix de 713 € l’injection.
Le trio Novartis, Roche et Genentech ne lâche toujours rien, contraire, il multiplie les déclarations sur les dangers de l’Avastin, faisant régulièrement allusion au scandale du Mediator, allant jusqu’à contester en Conseil d’Etat la moindre tentative pour stopper leurs pratiques. Succès : la part de marché d’Avastin dans la DMLA s’effondre.
Il faudra attendre 2015 pour le ministère de la Santé publie une Recommandation d’utilisation pour raison économique (RTU) pour que l’usage de l’Avastin soit enfin sécurisé pour les médecins. Mais le ministère a assorti cette autorisation de tant de mises en garde que les ophtalmologistes ont renoncé à l’Avastin, préférant le coûteux Lucentis ou le nouveau venu, Eylea.
Une amende de 182 millions d’euros en Italie
Des pratiques de dénigrement et d’obstruction qui ne passent pas inaperçues : en 2012, la DGCCRF alerte l’autorité de la concurrence et, en Italie, une enquête est ouverte pour entente qui se traduira en 2014 par une amende de 182 millions d’euros. Au terme de huit ans d’enquête – incluant une décision de la Cour de justice européenne sur la possibilité de comparer les deux médicaments –, le régulateur français a donc fini par sanctionner plus sévèrement encore ces pratiques anticoncurrentielles : 385 millions d’euros d’amendes pour Novartis et 59,7 millions d’euros d’amende solidaire pour Roche et Genentech. Le maximum légal, rappelle l’Autorité de la concurrence.
Une paille néanmoins pour Roche, par exemple, qui a réalisé en 2019 un chiffre d’affaires de 59 milliards d’euros. Roche qui, comme Novartis, devrait faire appel. »
Daniel Rosenweg
Source : leparisien.fr, 9 septembre 2020.