Non, Hitler n’a pas été élu par le suffrage universel !
Faire la lumière sur la légende répandue dans les années 1980 selon laquelle Hitler aurait été porté au pouvoir par le suffrage universel : la légende est fausse, apprenons la vérité des faits à ce sujet.
Ci-dessous, extrait du livre de Jacques R. Pauwels, Big business avec Hitler, éditions Aden, Bruxelles, février 2013, p. 59 à 64. |
« Hitler fit grande impression sur ses auditeurs, non seulement à Düsseldorf mais aussi lors d’autres rassemblements similaires, et il en récolta les fruits sous forme de contributions financières de plus en plus importantes de la part de la grande industrie. En 1932 toujours, les services secrets français mentionnèrent dans des centaines de rapports qu’Hitler et son parti disposaient de moyens pécuniaires quasi illimités grâce à "l’appui financier des grands industriels". Par conséquent, il n’est guère étonnant que les élections de juillet, la même année, consacrent le triomphe du NSDAP qui, avec 230 sièges au Reichstag, devint le plus grand parti d’Allemagne. Mais, ce résultat ne constituant pas encore une majorité, l’Allemagne continua à être dirigée par des coalitions chancelantes de partis centristes.
Un nombre non négligeable de puissantes personnalités conservatrices, comme Franz von Papen, "homme politique ambitieux, monarchiste-conservateur et catholique" du Zentrumspartei, et le président Hindenburg, militaire de haut rang issu de la noblesse, qui traitait Hitler de méprisable "caporal venu de Bohême", continuaient en effet à espérer qu’il fût possible de tenir la gauche à l’écart du pouvoir sans devoir faire appel à ce vulgaire parvenu. Pour l’heure, on se permettait encore le luxe d’être attentiste.
Le 6 novembre 1932, après une énième crise politique, on recourut à de nouvelles élections. Mais, au lieu de conquérir la majorité, comme bien des Allemands l’avaient espéré ou craint, le NSDAP encaissa un coup dur. Le parti d’Hitler chuta, passant de 37 % à 31 %, et perdit 34 sièges : pas moins de deux millions d’électeurs avaient tourné le dos au NSDAP. En outre, lors de la campagne électorale, le parti avait non seulement dévoré les subsides qu’il avait reçus de la grande industrie mais s’était aussi terriblement endetté. Par contre, le grand ennemi communiste du NSDAP, le KPD, engrangea un succès remarquable ; avec près de 17 % des voix, il obtint 100 sièges : 13 millions d’Allemands avaient voté soit pour le SPD soit pour le KPD. Selon l’historien Wolfgang Mommsen, "la panique se répandit parmi les hauts fonctionnaires du parti nazi", et Gregor Strasser, "chef de l’organisation [politique] du parti" (Reichsorganisationsleiter, une sorte de secrétaire général) et "bras droit" d’Hitler, démissionna, totalement désillusionné, au début de décembre. Dans son journal, Goebbels se lamentait : les caisses du parti étaient vides, le NSDAP était sur le point de se désintégrer, lui-même et les autres ténors nazis étaient "gravement déprimés", et Hitler envisageait le suicide.
Pointa alors une grande crainte auprès des membres de l’establishment allemand : l’atout que représentait Hitler, et que l’on avait hésité à jouer jusque-là, allait-il leur glisser des mains pour toujours ? Les citoyens allemands allaient-ils tourner le dos au NSDAP afin de tenter leur chance auprès des partis de gauche, les partis authentiquement "socialistes" ? Les communistes allaient-ils engranger davantage encore de succès lors des élections suivantes ? Il leur semblait qu’allait s’accomplir le scénario catastrophique dépeint en automne 1932 par le journaliste américain Hubert R. Knickerbocker, correspondant à l’étranger du service international d’information du magnat américain de la presse William Randolph Hearst, grand admirateur d’Hitler ; dans un article du Vossische Zeitung, un prestigieux journal libéral-bourgeois, celui-ci avait écrit :
"Si Hitler n’accède pas au pouvoir, ses partisans au sein du peuple vont laisser son parti en plan. Ils s’uniront avec les communistes et avec les éléments vraiment socialistes à l’intérieur du SPD. Ils formeront ainsi une force irrésistible. Ils renverseront le capitalisme [en Allemagne]."
Des diplomates américains en poste en Allemagne craignaient également que de nombreux nazis désillusionnés ne rejoignent le parti communiste et qu’ainsi "la faillite des nazis engendre le succès des communistes".
Pour empêcher ce scénario, les hommes les plus puissants et les plus riches d’Allemagne devaient agir sans tarder. Et c’est ce qu’ils firent, en coulisse essentiellement. Se référant à cet épisode bref mais fatidique de l’histoire allemande, l’historien Hans-Ulrich Wehler écrit que "les élites traditionnelles ont aidé Hitler à accéder au pouvoir, […] sans leur assistance, il n’aurait jamais réussi". Son confrère Wolfgang Mommsen partage cette opinion ; il a reconnu que, "si [après ce fiasco électoral pour le NSDAP] Hitler put néanmoins accéder au pouvoir et s’y maintenir, cela était dû en premier lieu au rôle des élites politiques et économiques de l’époque". Quel fut le fruit des efforts fournis par ces gens richissimes et puissants en faveur d’Hitler et de son parti ? Quelques mois à peine leur suffiront pour qu’Hitler devienne chef du gouvernement en Allemagne.
Au printemps 1932, l’industriel Wilhelm Keppler avait fondé un cercle d’amis qui deviendra célèbre sous le nom de Keppler-Kreis ou "Cercle Keppler". Il s’agissait d’un groupe d’une vingtaine de membres réunissant de grands propriétaires terriens comme le comte Gottfried von Bismarck ( un descendant du grand Bismarck), de gros commerçants, des armateurs comme Emil Helfferich de la compagnie maritime HAPAG (Hamburg-Amerikanische Packetfahrt-Actiengesellschaft, la compagnie transatlantique Hambourg-Amérique SA), de grands industriels comme Albert Vögler de la Vereinigte Stahlwerke (Aciéries réunies), August Rosterg de l’entreprise Wintershall et Rudolf Bingel de Siemens, ainsi que des banquiers comme Emil Meyer de la Dresdner Bank, Friedrich Reinhart de la Commerzbank et Kurt von Schröder de la Bankhaus J.H. Stein de Cologne. Ce dernier est décrit par Gossweiler comme "un sympathisant de la première heure du NSDAP, issu des sphères supérieures du secteur bancaire". L’intention était d’œuvrer en commun pour la formation d’un gouvernement sous la direction d’Hitler. L’élément moteur du Cercle Keppler n’était autre que Hjalmar Schacht qui, de 1923 à 1930, avait été président de la Reichsbank. Il avait fait la connaissance d’Hitler en janvier 1931, lors d’un dîner organisé par Hermann Göring, auquel étaient également présents l’industriel Fritz Thyssen et Joseph Goebbels.
Après les élections de novembre 1932, ce noyau dur de gens riches et puissants favorables à Hitler mit tout en œuvre pour que le président Hindenburg le nommât chancelier du Reich, c’est-à-dire chef du gouvernement du Reich allemand, malgré sa défaite aux dernières élections, ou plutôt en raison de cette défaite. Du point de vue de Schacht et de ses amis, il y avait urgence, car la situation politique s’aggravant, Hitler pourrait bientôt perdre toute utilité sur le plan électoral. On négocia fiévreusement avec Papen. Celui-ci dans un premier temps refusa de collaborer, mais finalement – après une rencontre avec Hitler à Cologne, dans la villa du banquier Schröder, le 4 janvier 1933 -, il accepta de convaincre Hindenburg.
Le 30 janvier 1933, en dépit de toute logique parlementaire, le président du Reich invita Hitler à diriger un gouvernement de coalition. Cette coalition comprenait seulement deux autres nazis, Göring et Wilhelm Frick, et ce n’était pas un hasard s’il s’agissait de deux personnages entretenant d’excellentes relations avec la grande industrie ; les autres membres du nouveau gouvernement étaient d’éminents conservateurs tels Hugenberg et Papen, qui devint vice-chancelier. L’intention était que les ministres conservateurs, représentants de l’élite allemande, détiennent le véritable pouvoir et puissent définir le cours politique, tandis que le rôle d’Hitler – bien "encadré" et donc supposé impuissant – se limiterait à mobiliser la masse en faveur de cette politique. "Nous avons embauché Hitler !", jubila Papen en ce jour si néfaste pour l’Allemagne – et pour le monde entier. » Jacques R. Pauwels
Jacques R. Pauwels (né en Belgique en 1946) est diplômé en histoire et en sciences politiques des universités de Gand et de Torento, où il s’est établi et a enseigné. Spécialiste de l’histoire du Troisième Reich, il a publié de nombreuses études sur le sujet. Le mythe de la « bonne guerre », les États-Unis et la Deuxième Guerre mondiale, son précédent ouvrage publié aux éditions Aden, a été actualisé en 2011. |