"Les choix scientifiques de la fondation Rockefeller". Par Lily E. Kay
La revue Sciences humaines avait réalisé avec le département des sciences de l’homme et de la société du CNRS un hors-série (n°31) intitulé « Histoire et philosophie des sciences » en décembre 2000/janvier-février 2001 [1]. Ce dernier avait évoqué la fondation Rockefeller et la science, p. 39.
Ci-dessous l’article de Lily E. Kay, « Les choix scientifiques de la fondation Rockefeller », publié par Les Cahiers de Science&Vie, n° 52, août 1999 [3]. |
« Dans les années 1930, apparaît une nouvelle biologie qui, trente ans plus tard, dote les savants d’un formidable pouvoir sur la vie. Ses caractéristiques peuvent se résumer en sept points essentiels. Tout d’abord, la biologie moléculaire se concentre davantage sur l’unité que sur la diversité de la vie. Sur cette base, il devient plus aisé d’étudier les phénomènes fondamentaux de la vie à leurs niveaux les plus minimalistes. La nouvelle biologie recourt donc, de plus en plus, à des systèmes biologiques simples – essentiellement les bactéries et les virus – qu’elle utilise comme instruments phénoménologiques ou modèles conceptuels. Ce faisant, la biologie moléculaire se distancie des processus interactifs et des propriétés qui en découlent, à la fois, dans les organismes plus grands et entre les organismes et leurs environnements. D’une manière générale, elle ne reconnaît que des mécanismes ayant une causalité.
En définissant la vie sur un plan moléculaire, la nouvelle biologie se concentre exclusivement sur les macromolécules (et jusqu’en 1953, sur les seules protéines). Elle détermine le lieu des phénomènes de la vie, principalement dans la région submicroscopique. Ceci avec l’espoir d’intervenir aussi, sur les plans social et somatique, au niveau moléculaire, grâce à des appareils physico-chimiques complexes et sophistiqués. De fait, lorsque la biologie devient high-tech, le paysage du laboratoire se modifie radicalement. Tous ces changements posent comme principe une coopération entre génétique, physiologie, immunologie, microbiologie, physique, mathématiques et chimie. Ainsi bouleversent-ils fondamentalement la nature institutionnelle et la discipline même de la biologie.
Cette nouvelle science n’a cependant pas surgi d’un seul coup. Elle ne s’est pas développée sur la base d’une sélection naturelle de branches de diverses disciplines prises au hasard. Pas plus qu’elle n’a émergé de la seule force de ses idées et de ses chefs. En fait, l’essor de cette nouvelle biologie est le reflet des efforts de coopération que mènent systématiquement les différentes institutions scientifiques américaines avec les savants. Et ce, afin de conduire l’étude des phénomènes animés le long de voies prédéterminées, et d’y partager une vision identique de la science et de la société.
Durant plus d’un quart de siècle, de 1932 à 1959, la fondation Rockefeller va généreusement investir près de 25 millions de dollars dans le programme américain de biologie moléculaire. Ceci représente plus d’un quart de ses dépenses totales en sciences biologiques, médecine exceptée [4]. Avant la Seconde Guerre mondiale, son soutien à la biologie moléculaire atteint, en moyenne, 2 % du budget fédéral global de la recherche scientifique. A cela, s’ajoutent les effets indirects de son soutien à la recherche biomédicale, aux États-Unis comme à l’étranger. La fondation occupe donc une position de choix ; suffisamment forte, en tout cas, pour lui permettre de modeler des zones entières des sciences de la vie, et, en particulier, celle de la biologie moléculaire.
Son influence s’étend en fait bien au-delà du seul montant de ses investissements ; elle est aussi d’une efficacité redoutable pour élaborer et promouvoir de nouveaux mécanismes institutionnels de coopération interdisciplinaire. Installant un vaste réseau de bourses d’études et de recherche, la fondation encourage systématiquement toute recherche biologique intégrée dans un projet s’appuyant sur la technologie. La correspondance, les rapports et les agendas des responsables en témoignent : au cours des années 1930, 40 et 50, tous les projets soutenus par la fondation Rockefeller sont intimement liés au programme scientifique des universités, qu’elle choisit de financer généreusement à travers son soutien à la biologie moléculaire. Le réseau qu’elle y installe infiltre ainsi toute l’infrastructure académique : nombre de ses administrateurs occupent d’importantes fonctions au sein des universités.
Les responsables de la fondation – en particulier Warren Weaver, directeur du département des sciences naturelles et du programme de biologie moléculaire – sont parties prenantes des échanges académiques. Dans les limites qu’imposent la sagesse professionnelle et l’éthique philanthropique, ils apprécient grandement d’être étroitement associés à tous les niveaux de l’entreprise scientifique. Ainsi, entre 1953 et 1965, comme le note George W. Beadle, généticien à l’Institut californien de technologie et prix Nobel – mais aussi conseiller régulier de la fondation – 18 prix Nobel ont récompensé des spécialistes de la recherche en biologie moléculaire des gènes. Or, à l’exception de l’un d’entre eux, tous ont bénéficié d’un financement total ou partiel de la fondation dirigée par Weaver.
Pour comprendre l’ascension vertigineuse et la consolidation de la biologie moléculaire, il faut la considérer comme partie de l’émergence d’une nouvelle connexion entre connaissance et pouvoir. Dès les années 30, le nouveau programme “sciences de l’homme” de la fondation Rockefeller a en effet un objectif précis : développer les sciences humaines en un cadre global qui justifie un contrôle social s’appuyant sur les sciences sociales, médicales et naturelles.
Qu’entend-on par contrôle social ? Introduite au tout début du siècle par le sociologue Edward A. Ross, la notion – déjà porteuse d’implications eugéniques – désigne les processus formels et informels par lesquels la société libérale exerce son pouvoir sur les individus [5]. Ross impute en effet la réussite du contrôle social à l’expert scientifique. Celui-ci “s’adressera à ceux qui administrent le capital moral de la société : aux enseignants, membres du clergé, éditeurs, hommes de loi et juges, qui produisent les instruments de contrôle ; aux poètes, artistes, penseurs et éducateurs, qui guident la caravane humaine dans les contrées sauvages”.
Dès la fin des années 20, lorsque le nouveau programme Rockefeller est conçu, le concept de contrôle social dépasse le cadre des sciences sociales. Il inclut des théories et des techniques dérivées de la psychologie et des sciences biologiques ; l’eugénisme est ainsi souvent qualifié de “contrôle social”. Aussi les nouvelles “sciences de l’homme” s’énoncent-elles dans les termes du discours technocratique de l’époque sur l’ingénierie humaine et le contrôle social. Leur but ultime vise à restructurer les relations humaines, en accord avec le cadre social du capitalisme industriel, et donc, avec le discours “XXe siècle” du bio-pouvoir. Au sein de ce programme, la nouvelle biologie – d’abord appelée “psychobiologie” - se construit sur les bases des sciences physiques. L’idée est d’expliquer de manière rigoureuse et, finalement, de contrôler, les mécanismes fondamentaux qui gouvernent le comportement humain, en insistant tout particulièrement sur l’hérédité.
Une nouvelle science de l’homme
Raymond B. Fosdick, conseiller de John D. Rockefeller Jr, administrateur, et, plus tard, président de la fondation, est l’un des plus ardents promoteurs des raisons et des points de vue présidant aux nouvelles “sciences de l’homme”. Il voit avec inquiétude les symptômes du dysfonctionnement social grandissant dans les années 20 : augmentation du taux de divorces, délinquance, criminalité, déficience mentale, troubles de la personnalité, intégration des immigrés, prostitution, alcoolisme, instabilité de l’emploi. A leur sujet, Fosdick évoque le “décalage culturel”, l’incapacité de la société industrialisée à répondre aux défis de la modernité. “Nous voyons s’ouvrir, à nos pieds, l’abîme au bord duquel se tient notre race. Nous voyons l’inévitable catastrophe qui nous attend si nous ne sommes pas capables d’atteindre un niveau de contrôle social plus élevé que tout ce que nous avons entrepris jusqu’ici”, tonne-t-il. Selon lui, s’impose de manière urgente, “dans le domaine social, le même type d’ingénierie intrépide que celui qui, dans les sciences physiques, a repoussé si radicalement les limites de la compréhension humaine”. Les sciences humaines – biologiques, médicales et sociales – promettent d’atteindre ce nouveau degré d’ingénierie sociale.
Personnage clé de la réorganisation du secteur philanthropique de la fondation en 1928, Fosdick fait peser ses priorités de tout leur poids. Selon lui, surinvestir dans les sciences physiques ne fait qu’accélérer le pas d’une technologie incontrôlée ; et sous-investir dans les sciences humaines amplifie des réactions sociales ataviques. C’est guidée par ces principes que la fondation décide, dans les années 30, d’accroître son soutien aux sciences humaines. Et tout particulièrement à une nouvelle biologie capable de fournir, en réponse aux besoins sociaux urgents, une plus grande rigueur et de nouveaux modes de contrôles disciplinaire.
En avril 1933, les administrateurs de la fondation présentent donc un nouveau programme. Les questions de Fodsick énoncent clairement les défis à relever : “L’homme peut-il acquérir un contrôle intelligent de son propre pouvoir ? Pouvons-nous élaborer une science génétique si fiable et si approfondie que s’ouvre l’espoir d’engendrer, dans l’avenir, des hommes supérieurs ? Pouvons-nous accéder à une connaissance suffisante de la physiologie et de la psychobiologie de la sexualité pour que l’homme prenne le contrôle rationnel de cet aspect envahissant, primordial et dangereux de la vie ? Pouvons-nous démêler l’embrouillamini des glandes endocrines et mettre au point, avant qu’il ne soit trop tard, une thérapie adaptée à l’éventail monstrueux des désordres physiques et mentaux qu’engendre leur dérèglement ? Pouvons-nous résoudre les mystères des différentes vitamines et nourrir, grâce à elles, une race suffisamment saine et résistante ? Pouvons-nous débarrasser la psychologie de sa confusion et de son inefficacité pour en faire un outil que tout homme puisse utiliser quotidiennement ? L’homme peut-il acquérir une connaissance telle de ses propres processus vitaux que nous puissions espérer rationaliser le comportement humain ? En bref, pouvons-nous créer une nouvelle science de l’homme ?” Cette dernière – dont la nouvelle biologie forme l’un des piliers – illustre, par excellence, la configuration du bio-pouvoir dans l’entre-deux-guerres. On assiste ici à l’émergence d’un nouveau discours sur le corps, centré sur la sexualité et la reproduction. Par la gestion du corps et le contrôle de son comportement, on peut ainsi espérer renforcer les fondations d’un contrôle social rationalisé, basé sur la science.
En 1933, le président de la fondation Rockefeller, Max Mason, exprime un sentiment identique. Selon lui, les “saillants” de la politique “sont tournés vers le problème général du comportement humain, le but en étant le contrôle par la compréhension,. Les sciences sociales, par exemple, s’intéresseront à la rationalisation du contrôle social ; la médecine et les sciences naturelles devront offrir une étude soigneusement coordonnée des sciences qui sous-tendent la compréhension et le contrôle individuels. De nombreuses procédures donneront lieu à une coopération explicite entre départements. Les sciences médicales et naturelles s’intéresseront de très près, au travers de la psychiatrie et de la psychobiologie, aux problème des maladies mentales”.
C’est Warren Weaver, invité par Mason à prendre la direction du département des sciences naturelles, qui va concevoir ce nouveau programme coopératif de biologie. En 1934, il passe une partie du mois de juillet à Hanovre (New Hampshire), à la conférence annuelle du Conseil de recherche en sciences sociales sur les relations humaines. Traditionnellement centrée sur le contrôle social et l’ingénierie humaine, la réunion lui permet de cerner les catégories culturelles pertinentes pour la recherche en biologie ; la maturation biologique, les caractéristiques essentielles de la culture américaine, le développement et la personnalité, les problèmes sociaux et individuels, et quelques points de vue sur le monde. Weaver identifie une quarantaine de thèmes pouvant faire l’objet d’une recherche couvrant la physiologie, la sexualité, l’intelligence et les attributs de l’esprit. En tête de liste, une question vieille comme le monde : “Comment fonctionne l’hérédité ?” La conjonction entre l’hérédité et le comportement est, ici, implicite.
Un financement colossal
Au cours des années suivantes, le programme de Weaver subit quelques modifications, au gré de l’évolution de la dynamique institutionnelle et intellectuelle de l’époque : “psychobiologie” devient ainsi “processus vital”, puis “biologie expérimentale”, et enfin, “biologie moléculaire”, expression forgée en 1938 par Weaver pour désigner la biologie subcellulaire, ou “biologie des molécules”. Le rapport entre des parcelles miniaturisées de manière animée et le contrôle de la personnalité humaine n’est certes pas évident. Mais, explique Weaver, “nous avons choisi cette activité parce que nous sommes convaincus que de telles études poseront un jour les (seules ?) bases solides d’une compréhension et d’une rationalisation du comportement humain”.
Le programme de biologie moléculaire bénéficie alors d’un financement colossal. Une étude attentive des rapports annuels de la fondation, entre 1930 et 1955, révèle ainsi son soutien à de très nombreuses institutions d’élite. Et tout particulièrement, à six d’entre elles. Fidèle à sa politique d’aide aux plus forts - “surélever les sommets”, aime à répéter Wickliffe Rose – la fondation subventionne en effet systématiquement les projets de recherche de l’université de Chicago, de l’Institut de technologie de Californie, de Stanford, Columbia, Harvard et de l’université du Wisconsi. Après un quart de siècle de financements abondants et bien ciblés, ces départements de biologie sont “devenus moléculaires”, transmettant ainsi la vision moléculaire de la vie aux nouvelles générations de praticiens des sciences biologiques.
Avec l’essor et le poids qu’acquiert la biologie moléculaire, on assiste alors à l’émergence d’une certaine vérité socio-technique, et d’une économie du discours dans la manière dont certains phénomènes sont systématiquement combinés. Ainsi, le contrôle social est destiné à rationaliser et contrôler le comportement de l’individu et du groupe ; le terme “comportement” (behaviour) ayant lui-même remplacé les expressions traditionnelles, telles que “conduite” et “action”. Le comportement – en tant que représentation de la personnalité et de l’intelligence – est supposé modelé par des processus biologiques, eux-mêmes de plus en plus liés à des notions de déterminisme génétique. Les gènes sont considérés comme des entités physiques, et l’action des protéines est étudiée au niveau moléculaire, grâce à des technologies servant à la fois à représenter et intervenir sur les corps et les comportements.
La coopération entre structures institutionnelles est, on l’a vu, indispensable à la promotion des nouvelles “sciences de l’homme” et de la nouvelle biologie. Coopération ne signifie pas simplement collaboration – cette activité basique, spontanée, des scientifiques partageant leur matériel et leurs méthodes. La coopération interdisciplinaire, qui met l’accent sur les projets de groupe et le travail en équipes, constitue une stratégie de longue haleine et une philosophie commune. A la lecture des rapports annuels et autres documents de la fondation Rockefeller, on est frappé par les références constantes à divers projets, comme ceux baptisés “groupe isotope”, “groupe protéine” ou encore “groupe Neurospora”. Surprennent aussi l’attention toute particulière et le crédit dont jouissent ceux que les administrateurs nomment les “individus coopératifs” : des hommes, dont les capacités d’initiative se complètent d’un tempérament de gestion d’équipe.
Le terme de “coopération” - éthique mise en valeur par la fondation et la corporation Carnegie – va cependant prendre un sens plus large dans l’entre-deux-guerres. Il ne s’agit plus d’une simple stratégie institutionnelle destinée à promouvoir l’interdisciplinarité dans la recherche. En intervenant sur les excès du “laisser-faire”, la coopération devient l’idéologie politique et économique des structures corporatives, en particulier de la science, de l’industrie et du commerce, alors en pleine évolution aux États-Unis. La réorganisation de la biologie autour des critères de coopération, reflète en fait une plus vaste restructuration : celle de la science américaine, lors de la Première Guerre, et celle des relatons sociales dans l’Amérique corporatiste.
A l’image de ses parrains industriels et commerciaux, la nouvelle entreprise scientifique ne vante plus la virtuosité de l’individualiste pur et dur. De même que les structures commerciales à entreprises multiples dépendent des membres de l’équipe et des dirigeants qui les coordonnent, la science nouvelle repose sur des projets qui s’appuient sur la physique et les sciences de la vie, financées par les différents départements de la fondation : sciences naturelles, médicales et sociales.
Le discours habituel concernant le potentiel social du génie génétique et les projets sur le génome humain définit ces développements comme la conséquence naturelle des avancées de la recherche fondamentale entre les années 30 et 70, ou comme le passage obligé de la science pure aux sciences appliquées. On peut cependant tirer une tout autre leçon. Dès ses débuts aux environs de 1930, le programme de biologie moléculaire, sous l’égide de la fondation Rockefeller, a été défini et conceptualisé comme un bio-pouvoir – en termes de capacités technologiques, de potentialités institutionnelles et d’opportunités sociales. D’où un attrait et une efficacité remarquables.
Dans la nouvelle biologie, les représentations de la vie se fondent sur des interventions qui, elle-mêmes, visent à restructurer, de fond en comble, les phénomènes vitaux et les processus sociaux. Lorsqu’ils débattent de leur participation à l’“avancement des connaissances” ou définissent les nouvelles “sciences de l’homme”, les administrateurs de la fondation Rockefeller ne cachent pas leurs préférences quant aux relations entre recherches pures et appliquée. “On peut se demander si le bien-être de l’humanité peut être plus sagement servi par davantage de connaissances ou par une meilleure diffusion et une application systématique des connaissances acquises... En fait, nous recommandons fortement que soit accordée toute leur importance à la diffusion des connaissances et à leur application pratique dans les domaines où les besoins humains sont grands et les possibilités réelles”.
La fin justifie les moyens...
En fait, les administrateurs font leur le point de vue du mémorial de Laura Spelman, philanthrope active de la fondation dans les années 20. Comme ils le soulignent, “le Mémorial n’avait aucun intérêt à promouvoir la recherche scientifique comme une fin en soi ; il n’était pas animé par la simple curiosité de savoir comment différents phénomènes sociaux et humains sont apparus et existent ; son intérêt pour la science était celui que l’on porte à un moyen pour parvenir à ses fins”. Toute l’importance attachée au lien étroit entre curiosité intellectuelle et buts pratiques, entre représentation et intervention – à la fois dans les sciences sociales et naturelles – va ainsi guider, sinon déterminer, la politique de la fondation Rockefeller jusque dans les années 50.
L’objectif n’est pas, ici, d’avancer des arguments prônant le caractère inéluctable de l’histoire. Il n’est pas non plus de considérer le génie génétique comme une forme prédéterminée de la biologie moléculaire. Il s’agit de souligner la conjonction de courants culturels, sociaux et intellectuels, qui ont donnée forme à une discipline nouvelle et puissante, et aux structures institutionnelles et discours qui s’y sont attachés. Cette analyse ne porte pas, non plus, d’accusations machiavéliques de subversion, impliquant que les scientifiques ne voulaient ou ne pouvaient pas réellement engager leur curiosité intellectuelle dans une recherche biologique fondamentale. Pas plus qu’elle ne sous-entend qu’ils étaient cooptés pour produire des théories et des techniques de contrôle social, ni qu’il existait une conspiration entre les responsables de la fondation et les scientifiques de pointe qui les conseillaient.
On n’atteint pas à l’hégémonie au travers d’un contrôle directif grossier ; c’est un processus nuancé et souple de partage des pouvoirs. Ces chercheurs en science de la vie ont travaillé dur, dans une autonomie disciplinaire et intellectuelle guidée, élaborant leurs programmes de recherche selon les directives, tacites ou explicites, du mécénat. Or, le mécénat, rappelle l’historien des sciences Mario Biogioli, dans ses études sur Galilée, n’est pas une ressource extérieure aux projets des savants. Les cours royales des Médicis et les “cours” de Rockefeller ont ceci de commun : la puissance du mécénat est indispensable à l’organisation et à la pratique de la science. Le réseau d’institutions parrainant la recherche scientifique a simplement défini les conditions dans lesquelles il est possible de produire des formes particulières de connaissances. »
Lily E. Kay
Lily E. Kay (1947-2000), historienne des sciences. Elle avait travaillé à l’Université de Chicago, à l’Institut de technologie du Massachusetts et plus tard comme chercheuse indépendante (Source). Auteure de The Molecular Vision of Life : Caltech, the Rockefeller Foundation, and the Rise of the New Biology, Oxford University Press Inc, 1992.