Vérité et certitude, l’incertain et l’indécidable
« La différence entre les statuts de la vérité en mathématiques et en philosophie se voit dans certaines conjectures. Au XVIIIe siècle, Christian Goldbach a énoncé : "Tout nombre pair est somme de deux nombres premiers." Tous les mathématiciens sont persuadés de la vérité de cette assertion, pourtant elle porte le nom de conjecture. Elle ne pourra prendre celui de théorème que si elle est prouvée. Cela n’est toujours pas le cas, et rien ne permet de penser que cela le soit un jour. Cette certitude partagée par tous les mathématiciens n’a pas le statut de vérité mathématique. La logique mathématique a donc une ambition très restreinte : celle s’assurer la correction des raisonnements. Elle fournit un savoir relatif : si tels présupposés sont vrais, telles conclusions le sont également. Le philosophe a rarement cette humilité. En général, il désire des vérités absolues. Il définira ainsi la logique comme la science du discours vrai. Pour le mathématicien, il confondra axiomes et théorèmes. La vérité des théorèmes est toujours relative à celle des axiomes.
Ainsi, il est difficile de comprendre ce que signifie l’adjectif "indécidable" quand il est accolé à une assertion. Pour une personne de bon sens, une assertion ou son contraire est toujours vraie. Peut-on imaginer que la conjecture de Goldbach, par exemple, soit ni vraie ni fausse ? Cela est difficile, nous changerons donc d’exemple pour en utiliser un résolu depuis plus d’un siècle, celui du postulat d’Euclide. Ne sachant pas le démontrer, Euclide admit le résultat suivant (cinquième postulat d’Euclide) : "Un point A et une droite D étant donnés, il passe par A une et une seule droite parallèle à D." En géométrie plane, ce résultat semble évident.
Mais plaçons-nous sur une sphère. Le plus court chemin entre deux points est obtenu en suivant l’arc de grand cercle entre eux. Sur une sphère, deux grands cercles se coupent toujours. Autrement dit, deux droites ne sont jamais parallèles ! Le cinquième postulat d’Euclide y est faux.
Si nous nous plaçons sur une surface différente comme un col de montagne, par un point il peut passer plusieurs parallèles à une droite donnée. Autour d’un col de montagne, les lignes droites tracées d’un côté ne coupent pas toutes celles tracées sur l’autre versant car elles ne passent pas forcément le col.
Nous avons donc plusieurs modèles de "plans" vérifiant tous les axiomes d’Euclide, à l’exception du fameux cinquième postulat. Dans certains modèles, celui-ci est vrai, et dans d’autres, il est faux. Il ne peut donc être prouvé à partir des autres axiomes !
Ce type d’assertion est dit indécidable. Le terme est peut-être mal choisi car il fait penser à une incertitude. La réalité est qu’une telle assertion n’est pas démontrable au sein de la théorie concernée. Par exemple, le postulat d’Euclide n’est pas démontrable à partir des autres axiomes d’Euclide. Selon la géométrie que l’on utilise, il est vrai ou faux. Si la conjecture de Goldbach n’était pas démontrable avec les axiomes classiques de l’arithmétique (ceux de Peano, [...]), elle pourrait être considérée comme indécidable. On a du mal à l’imaginer. On admettrait plus volontiers qu’il manque un axiome important dans ceux de Peano.
De façon encore plus troublante, Gödel a montré que dans toute théorie contenant au moins l’arithmétique, il existe des assertions non prouvables. »
Extrait de l’article d’Hervé Lehning, La logique, entre quotidien, mathématiques et philosophie, publié dans Tangente Hors-série n°38 - Mathématiques et philosophie, Éditions POLE, Paris 2010, p. 50&51.
Le premier théorème de Gödel ou la notion d’indécidabilité |
« C’est en 1931 que parut, sous le titre Sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés, un théorème si singulier qu’il en paraissait presque contradictoire. Ce résultat, qu’on appelle communément premier théorème de Gödel, peut s’énoncer ainsi, selon une formulation plus tardive due à l’auteur lui-même :
“Dans tout système formel consistant contenant une théorie finitaire des nombres, il existe des propositions arithmétiques indécidables.”
Petite explication de texte de cet énoncé d’une portée universelle.
- Par “système formel consistant”, on entend un système d’axiomes qui n’engendre pas de contradiction, puisqu’une seule contradiction détruirait l’édifice des mathématiques en entier.
- Une théorie finitaire des nombres s’appuie sur un nombre fini d’axiomes permettant de construire l’ensemble des nombres en un nombre fini d’étapes.
- Une proposition indécidable est un énoncé que le système d’axiomes ne peut ni démontrer, ni infirmer.
Ainsi, tout système fini d’axiomes est incomplet en ce sens qu’il existera toujours une proposition indécidable. En d’autres termes, si vaste que soit le choix parmi une infinité de systèmes d’axiomes, il restera une assertion dont ni la vérité ni la fausseté ne pourra être prouvée. Un théorème n’est plus vrai ou faux, il peut être :
- vrai et démontrable
- faux (son contraire est démontrable)
- vrai mais on ne peut pas le démontrer
- faux mais on ne peut pas le démontrer
- indécidable suivant le système axiomatique choisi.
Avec Gödel, c’est le regard porté sur les mathématiques qui change. Son théorème n’est pas rassurant. Ce qu’il énonce, c’est qu’il n’existe aucun système d’axiomes qui fournirait aux mathématiques un socle définitif, à partir duquel on pourrait établir tous les théorèmes passés, présents et à venir.
Ce résultat, que Gödel ne voulait pas considérer autrement que comme une vérité mathématique rigoureusement prouvée, n’en met pas moins un terme à toutes les tentatives d’enfermer dans un cadre positiviste les mathématiques, lesquelles représentent pourtant le paradigme d’une approche positiviste de la science. »
Extrait de l’article de Myrto Sauvageot, Les théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel, publié dans Tangente Hors-série n°38 - Mathématiques et philosophie, Éditions POLE, Paris 2010, p. 62&63.