De la Révolution de Saint-Domingue à l’Indépendance d’Haïti. Comment sortir de l’esclavage ? 1789-1804
L’abolition de l’esclavage en 1793-94 prend place dans la période de crise du premier empire colonial européen, en Amérique, qui provoqua un cycle révolutionnaire des deux côtés de l’Atlantique. L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, depuis août 1791, ouvrit une perspective de grande ampleur en mettant à l’ordre du jour l’abolition de l’esclavage, la destruction de la société coloniale, les formes à inventer de la décolonisation. L’insurrection des esclaves conduisait à l’abolition de l’esclavage en août et septembre 1793 et gagna le soutien de la Convention montagnarde qui s’engagea à défendre la liberté générale le 16 pluviôse an II-4 février 1794. L’opposition que suscita la rencontre entre les deux révolutions fut immense. Le lobby esclavagiste, lié à la contre-révolution en France, en Angleterre, en Espagne et dans les colonies, déplaça le champ de bataille de l’Europe à la Caraïbe, entre 1793 et 1804. L’enjeu était le maintien ou non des politiques impériales des puissances européennes esclavagistes et ségrégationnistes. De cette guerre terrible naquit la République d’Haïti, premier gouvernement des noirs, première expérience de décolonisation.
« Il faut bien qu’on le comprenne : il n’y a pas de “Révolution française” dans les colonies françaises. Il y a dans chaque colonie française une révolution spécifique, née à l’occasion de la Révolution française, branchée sur elle, mais se déroulant selon ses propres lois et avec ses objectifs particuliers. Toutefois, un point commun entre les deux phénomènes, le rythme. » Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence Africaine, 1961, p. 24.
L’abolition de l’esclavage décidée par les habitants du Cap, à Saint-Domingue, le 24 août 1793, puis étendue aux colonies françaises par la Convention montagnarde le 16 pluviôse an II-4 février 1794, est sans aucun doute un des actes les plus importants des révolutions des droits de l’homme et du citoyen. Et pourtant, l’histoire de cet acte et de ses mots et, plus précisément, de la rencontre entre la révolution en France et la révolution dans les colonies, a été fort peu étudiée. Or, les sources ne manquent pas et l’on doit alors s’interroger sur la distance qui existe entre l’importance de l’évènement et l’absence de curiosité que l’on constate dans l’historiographie depuis deux siècles.
Rappelons que cette rencontre entre ces révolutions prit place dans un grand cycle ouvert par l’indépendance des États-Unis (1776), bientôt suivie par les révolutions en Europe et dans la Caraïbe, l’indépendance d’Haïti en 1804, puis celle des colonies espagnoles et portugaises au début du XIXe siècle. Ce grand cycle révolutionnaire correspond au mouvement de décolonisation de l’Amérique, premier empire colonial européen, et lui confère une dimension mondiale.
Au XVIIIe siècle, la critique du système esclavagiste fondé sur la déportation de captifs africains se trouvait alors liée à ce cycle de décolonisation qui conduisit à des indépendances blanches, mais aussi à l’abolition de l’esclavage et à l’indépendance noire de la République d’Haïti, première société en Amérique où l’égalité de l’épiderme fut conquise.
I. L’esclavage moderne dans les colonies françaises d’Amérique
La monarchie française s’est intéressée tardivement aux colonies d’Amérique et favorisa l’occupation de la Guadeloupe et de la Martinique à partir de 1635. L’empire s’accrut, en 1697, lorsque le roi d’Espagne abandonna au roi de France la partie occidentale de Saint-Domingue, qui devint très rapidement la plus grosse productrice de sucre d’Amérique et le fleuron des possessions de la couronne sous le nom de “perle des Antilles”.
La colonie de Saint-Domingue
Au XVIIe siècle, la population “indienne” de Saint-Domingue avait “disparu” et les colons espagnols abandonnèrent leurs établissements. Le roi de France favorisa la production de sucre, de café et d’indigo en distribuant les terres aux colons et en aidant leurs investissements dans l’achat de la main-d’œuvre.
L’exemple de la plantation sucrière nous permettra de pénétrer à l’intérieur de l’étonnant système mêlant des formes capitalistes et esclavagistes. [1]
Jusqu’à l’indépendance d’Haïti en 1804, la plantation sucrière assura la fortune rapide des grands planteurs, liés par des réseaux familiaux au grand négoce des ports atlantiques français, ainsi qu’à la noblesse de cour. Que le roi ait contrôlé politiquement les colons et les colonies, en les protégeant, était une des caractéristiques du système français en Amérique, système qui faisait l’admiration d’Adam Smith, ne l’oublions pas, car il voyait ici un despotisme qu’il considérait "libre et légal" et qu’il avouait être plus efficace que le gouvernement britannique qui laissait aux colons le fameux self-government. [2]
L’évolution de la population de Saint-Domingue a connu une progression vertigineuse en moins d’un siècle, en ce qui concerne l’importation de main-d’œuvre de captifs africains mis en esclavage : 5 000 esclaves en 1697, 15 000 en 1715, 450 000 en 1789 à Saint-Domingue.
La population libre représentait environ 70 000 personnes en 1789.
Les esclaves étaient répartis en deux groupes selon la division du travail sur la grande plantation sucrière : les captifs débarqués d’Afrique, appelés Bossales, travaillaient aux champs dans des conditions très dures. Leur durée de vie était fort brève, puisqu’elle ne dépassait pas plus de dix ans en moyenne. [3]
La brièveté de leur vie peut surprendre lorsque l’on sait que les captifs africains des deux sexes étaient sélectionnés pour leur jeunesse et leur force physique. Il est vrai qu’à ce sujet les maîtres d’esclaves de Saint-Domingue étaient fort discrets. Toutefois, à la faveur de la Révolution, Honoré de Mirabeau, le célèbre député de la Constituante, révéla ce qu’il appela lui-même l’odieux secret de l’industrie des colons.
Dans un discours contre le maintien de la traite des Africains qu’il prononça en deux fois, les 1er et 2 mars 1790, à la Société des Amis de la Constitution dit club des Jacobins, Mirabeau expliqua ce qu’il avait appris. Son père faisait partie de la secte des économistes physiocrates, son oncle avait été gouverneur de la Martinique et, de retour en France avec sa domesticité coloniale, il s’occupa de l’éducation d’Honoré.
Dans son discours, Honoré de Mirabeau posa la question de la disparition de la main-d’œuvre esclave et l’expliqua par l’abus du travail manuel imposé aux esclaves de peine.
Le secret de l’industrie des colons tenait dans l’achat d’une main-d’œuvre qu’ils faisaient travailler manuellement, avec des outils rudimentaires inspirés de ceux qu’ils pouvaient avoir à leur disposition en Afrique et qui ne nécessitaient qu’un rapide apprentissage. Il n’y avait plus d’animaux de trait à Saint-Domingue et les planteurs n’avaient pas investi dans l’aide au travail manuel : outils, animaux, machines. Tout le travail s’effectuait par le seul travail manuel des esclaves. Le portage se faisait à dos d’êtres humains.
Les maîtres n’avaient pas eu à investir dans l’éducation ni la formation de cette main-d’œuvre arrivée adulte, exploitée jusqu’à la mort par épuisement, sans que son entretien dans sa vieillesse soit à leur charge, puisqu’elle n’avait pas le temps de vieillir et était remplacée dans les mêmes conditions, à l’identique. La main-d’œuvre importée de force, à la demande des besoins de la production, était constituée de pièces interchangeables, facilement remplaçables. Le travail des Bossales était proprement esclavagiste dans le sens où l’on en avait fait des esclaves de peine. Mirabeau créa le terme précis d’instrument marchandise pour les désigner.
Le système colonial avait réalisé, en Amérique, une forme de société régressive sur tous les plans, à commencer par celui des techniques et de la forme de reproduction de la main-d’œuvre que le choix archaïque de l’esclavage autorisait.
L’autre groupe était formé des esclaves créoles, nés sur la plantation, et que les maîtres consacraient aux travaux qualifiés : artisanat, domesticité et encadrement des Bossales. Dans les sucreries, le travail de transformation des sucres, à la différence des travaux des champs, était hautement mécanisé et demandait une main-d’œuvre qualifiée. La division du travail était ainsi très nette, avec une main-d’œuvre, de loin la plus nombreuse, d’esclaves de peine, travaillant sans aucune aide au travail manuel, et une main-d’œuvre qualifiée nécessaire à la partie mécanisée du travail. La plantation sucrière a été une véritable entreprise capitaliste esclavagiste, produisant pour l’exportation et réalisant des profits juteux qui expliquent en partie l’acharnement des planteurs sucriers à maintenir ce système abominable.
C’est dans le groupe des esclaves créoles que l’instruction, le travail personnel et l’affranchissement, sous le contrôle des maîtres, étaient possibles. C’est là que l’élevage d’esclaves créoles fut expérimenté, mais ne sera systématisé que plus tard, au XIXe siècle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le système de la grande plantation reposait sur le remplacement en masse de la main-d’œuvre bossale et l’on estime que ces derniers représentaient près des 3/4 des esclaves de Saint-Domingue en 1789.
Il y avait deux groupes d’affranchis : les libres de savane, sans reconnaissance juridique, qui vivaient sur la plantation sous le contrôle des maîtres, et les affranchis juridiquement, qui avaient un titre de manumission et pouvaient sortir de la plantation et devenir artisans ou petits cultivateurs. La manumission n’était pas un droit, elle relevait de l’arbitraire du maître qui, seul, décidait de la chose. Le manumis titré voyait sa descendance affranchie, tandis que le libre de savane pouvait être remis en esclavage, et sa descendance éventuelle n’héritait pas de son état, puisqu’il n’avait précisément pas de titre juridique.
L’édit de 1685, appelé ensuite Code noir, préparé par Colbert et publié après sa mort, a créé un ordre juridique colonial esclavagiste. Cet édit précise que les esclaves étaient considérés comme des étrangers. Les esclaves créoles, bien que nés sur place dans la colonie, étaient eux aussi considérés comme des étrangers. C’était l’acte de manumission qui les naturalisait et en faisait des sujets du roi de France. Ainsi le Code noir reconnaissait deux statuts dans la colonie : les libres et les esclaves. Entre les colons et les manumis, l’assimilation était juridiquement et pleinement reconnue par le roi.
Selon le Code noir encore, les mariages entre colons et esclaves étaient possibles, et même, favorisés lorsqu’un colon vivait en concubinage avec une femme esclave, sans être marié par ailleurs. Les enfants métissés et légitimes étaient considérés comme ingénus, c’est-à-dire nés libres.
Ainsi, l’esprit du Code noir était-il indifférent à la couleur. Il autorisait les mariages entre couleurs et donc le métissage. [4]
Notons encore qu’au XVIIe siècle, les grands planteurs venus de France étaient, pour la plupart, des hommes et qu’ils épousèrent des femmes africaines. Leur descendance légitime était donc métissée, preuve encore de l’indifférence des colons à la couleur, à cette époque. Ce qui n’était pas le cas, semble-t-il, en ce qui concerne la classe des riches colons, dans les colonies anglaises, espagnoles ou hollandaises.
L’ordre colonial esclavagiste était maintenu par une solide militarisation de la société. En premier lieu, la plantation esclavagiste avait été expérimentée dans des îles, qui servaient ainsi de prison rendant la fuite des esclaves très difficile.
Ces colonies relevaient du domaine de la couronne et étaient gouvernées par un général d’armée, le gouverneur, qui disposait de régiments venus de France. Enfin, des milices locales, formées par les colons eux-mêmes, assuraient le maintien de l’ordre ordinaire et étaient chargées de la poursuite des esclaves marrons. Car, en effet, les esclaves résistaient par tous les moyens possibles à leur asservissement. Le marronnage était l’un de ces moyens les plus courants. Le marronnage le plus fréquent était individuel, l’esclave cherchait à fuir, puis revenait. Le maître était indulgent avec cette forme individuelle. Par contre, lorsque le marronnage devenait collectif et commençait à s’organiser pour durer, il était fermement réprimé par des expéditions organisées par ces milices locales. Les maîtres n’hésitaient pas à exécuter les marrons pour ne pas conserver des rebelles dans la colonie.
Le système colonial connut une double crise au XVIIIe siècle
Ce fut dans les années 1750 que le premier aspect de cette crise se fit sentir. Le marché d’esclaves, situé en Afrique, avait fourni un nombre considérable de captifs pour répondre à la demande en main-d’œuvre des planteurs d’Amérique. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les guerres fomentées en Afrique pour fournir le marché devaient pénétrer de plus en plus profondément à l’intérieur du continent. Le prix des captifs haussa. Ce fut alors que le milieu colonial envisagea différentes solutions pour remplacer le marché d’esclaves situé en Afrique.
Précisons que cette crise entraîna la fin du premier empire colonial européen, en Amérique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, et prépara la mise en place du second empire colonial à l’époque contemporaine. Les Européens qui avaient été, depuis le XVe siècle, les élèves des Africains en matière commerciale, et leurs clients, étaient maintenant en état de dépasser leurs maîtres. [5]
Ainsi, la traite des captifs africains se faisait contre des produits de forte valeur : des barres de fer qui venaient de Suède, des fusils anglais et des tissus des Indes orientales. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre contrôlait deux de ces produits recherchés, les fusils et les indiennes, depuis qu’elle avait conquis l’Inde dans les années 1760. Devenue la première puissance coloniale européenne, ce fut elle aussi qui se trouvait en tête des politiques impériales nouvelles à mener pour répondre à la crise du marché d’esclaves situé en Afrique. Voici les solutions qui furent alors envisagées dans l’ensemble des colonies européennes.
Faire de l’élevage d’esclaves sur place dans les colonies d’Amérique. Cette solution était, certes, compliquée et onéreuse, car elle nécessitait de transformer tout le système de la plantation. Élever des esclaves, signifiait s’occuper de créer des liens de famille, d’élever et de nourrir les enfants, de les éduquer etc…, ce que le système de l’esclave de peine, remplacé à l’identique avait évité de faire jusque-là. Cette solution impliquait encore que le planteur prenne soin de la main-d’œuvre et s’occupe de l’aide au travail manuel pour l’économiser, ce qui représentait des investissements supplémentaires. Nous avons déjà aperçu que ce système d’élevage avait été expérimenté à petite échelle avec les esclaves créoles.
Une autre solution consistait à trouver de la main-d’œuvre dans des conditions différentes de celle de la mise en esclavage de captifs. Par exemple, la mise au travail des Kuli de l’Inde. Il s’agissait d’une main-d’œuvre sous contrat et non capturée, qui s’engageait pour un temps, en principe limité, et était payée. Ce système fut expérimenté au XVIIIe siècle.
Une troisième solution consistait à aller coloniser directement l’Afrique et y créer des plantations qui dispenseraient de déplacer la main-d’œuvre.
Ces solutions étaient toutes, notons-le, des formes de reproduction de la main-d’œuvre qui permettaient de s’affranchir du marché d’esclaves situé en Afrique. Elles furent toutes développées au XIXe siècle dans le cadre de ce qui devint le second empire colonial européen. Elles ne mirent cependant pas fin au système du marché d’esclaves situé en Afrique qui se prolongea, en dépit des efforts de l’Angleterre, jusqu’au XXe siècle. Ainsi, ces quatre formes de reproduction de la main-d’œuvre furent-elles employées conjointement tout au long du XIXe siècle.
Des Sociétés des Amis des Noirs se créèrent en Angleterre en 1787. Elles menèrent campagne contre la traite des Africains et se prononcèrent en faveur de l’une ou l’autre des solutions de remplacement qui viennent d’être indiquées.
En 1788, une Société des Amis des Noirs fut créée à Paris, sur le modèle des Sociétés britanniques, à l’initiative du banquier genevois Clavière qui en confia la direction à son secrétaire Brissot.
Le projet de cette Société consistait à faire connaître le système de la traite des Africains, d’en révéler les objectifs, les formes concrètes et les coûts et de persuader les planteurs que leur intérêt bien compris consistait à remplacer cette forme devenue trop onéreuse en transformant leurs investissements et l’organisation du travail en faveur de l’élevage d’esclaves sur place, dans les colonies d’Amérique. Cette Société avait une vocation clairement colonialiste et souhaitait participer à la prise de conscience des planteurs et des négociants de la nécessité de changer la forme de reproduction de la main-d’œuvre. Pour y parvenir, elle se réunissait régulièrement pour débattre de ces questions et informer en publiant des études précises sur l’ensemble du système colonial comme sur les formes du commerce mondial dans lesquelles la traite des Africains prenait place. [6]
Pour mieux comprendre les objectifs de la Société de Paris, examinons son Adresse à l’Assemblée nationale pour l’abolition de la traite des Noirs par la Société des Amis des Noirs, datée du 5 février 1790 [7]. Il y est dit que la hausse des prix des captifs en a fait une “marchandise très chère” qui a entraîné, pour de nombreux planteurs, un endettement de plus en plus “meurtrier”. La proposition de passer à l’élevage d’esclaves sur place leur permettrait justement d’en sortir avantageusement :
“Nous vous démontrerons que l’abolition de la Traite sera avantageuse aux Colons, parce que n’ayant plus de Noirs à acheter, ils ne seront plus obligés de contracter des dettes énormes envers les Armateurs et Capitalistes d’Europe, qui les engagent par leur crédit meurtrier à continuer ce recrutement pernicieux d’esclaves : dettes, dont le montant ne peut que se tripler rapidement par la hausse rapide et infaillible du prix des Noirs, qui, ne pouvant plus se voler qu’à des distances immenses dans l’intérieur de l’Afrique, deviennent une marchandise très chère.” [8]
Remplacer la traite des Africains par l’élevage d’esclaves sur place devait inciter les planteurs à apprendre à économiser la main-d’œuvre et à la rentabiliser.
L’élevage d’esclaves sur place autoriserait l’accroissement d’une population qui pourrait vivre plus longtemps et deviendrait consommatrice des produits des manufactures. Cette nouvelle situation avantagerait les colons, mais aussi le commerce et les manufactures de la métropole.
Lorsque les planteurs auraient remplacé la traite des Africains par l’élevage d’esclaves sur place et réorganisé le travail sur la plantation, les esclaves, devenus créoles et bien élevés par leurs maîtres, pourraient espérer franchir l’étape suivante, celle du “rachat” de leur liberté pour se transformer en travailleurs “libres”, salariés et consommateurs selon les normes de leurs éducateurs. Il ne s’agissait donc pas d’une abolition de l’esclavage, mais bien d’une suppression de la traite et du marché d’esclaves situé en Afrique, avec une perspective ouverte sur un affranchissement futur, contrôlé par les maîtres. En attendant, les esclaves demeuraient des esclaves, mais connaîtraient un “adoucissement” de leurs conditions d’existence et de travail.
Une confusion entre l’abolition de la traite des captifs africains et l’abolition de l’esclavage a été faite pendant longtemps, dans l’historiographie, et dure encore çà et là, dans des ouvrages de large vulgarisation, ce qui est fort regrettable [9]. Pourtant, cette même Société des Amis des Noirs, accusée par ses adversaires de vouloir abolir l’esclavage, s’en était clairement défendue. Écoutons la :
“Nous ne demandons point que vous restituiez aux Noirs français ces droits politiques qui seuls cependant attestent et maintiennent la dignité de l’homme ; nous ne demandons pas même leur liberté. Non, la calomnie, soudoyée sans doute par la cupidité des armateurs, nous en a prêté le dessein et l’a répandu partout ; elle voulait soulever tous les esprits contre nous, soulever les planteurs et leurs nombreux créanciers, dont l’intérêt s’alarme de l’affranchissement même gradué. Elle voulait alarmer tous les Français, aux yeux desquels on peint la prospérité des colonies comme inséparable de la traite des Noirs et de la perpétuité de l’esclavage.
Non, jamais pareille idée n’est entrée dans nos esprits ; nous l’avons dit, imprimé dès l’origine de notre Société, et nous le répétons, afin d’anéantir cette base, aveuglément adoptée par toutes les villes maritimes, base sur laquelle reposent presque toutes leurs adresses. L’affranchissement immédiat des Noirs serait non seulement une opération fatale pour les colonies ; ce serait même un présent funeste pour les Noirs, dans l’état d’abjection et de nullité où la cupidité les a réduits. Ce serait abandonner à eux-mêmes et sans recours des enfants au berceau, ou des êtres mutilés et impuissants. Il n’est donc pas temps encore de la demander cette liberté ; nous demandons seulement qu’on cesse d’égorger régulièrement tous les ans des milliers de Noirs pour faire des centaines de captifs ; nous demandons que désormais on cesse de prostituer, de profaner le nom français pour autoriser ces vols, ces assassinats atroces ; nous demandons en un mot l’abolition de la traite, et nous vous supplions de prendre promptement en considération ce sujet important.” [10]
La Société l’affirme elle-même, lui imputer l’idée d’abolir l’esclavage, alors qu’elle propose d’abolir la traite, c’est la calomnier et lui prêter des projets incendiaires qu’elle n’a pas. Cette calomnie a été montée par le milieu des négociants et armateurs qui profitent de la traite des captifs et de l’endettement des planteurs lié à la hausse du prix des esclaves et expriment leur volonté de maintenir le système en l’état.
Nous apprenons que le milieu colonial a plutôt fort mal reçu les projets de la Société des Amis des Noirs, société de pensée qui se proposait d’éclairer ce milieu sur ses intérêts bien pensés. Nous voyons apparaître un clivage, dans le milieu colonial lui-même, entre les tenants de l’ancien régime esclavagiste lié au marché d’esclaves situé en Afrique et les partisans d’un esclavage d’élevage sur la plantation, dont l’enjeu serait d’économiser et de rentabiliser la main-d’œuvre.
On aura noté enfin que ce n’est pas la restitution de leur dignité et de leur humanité aux Africains qui aura été au centre des préoccupations de cette Société, mais bien davantage des raisons d’ordre étroitement économique. Qu’elle est cette amitié affichée à l’égard des Noirs ? C’est bien celle de la proposition d’adoucissement des conditions d’existence et de travail de ces esclaves qui continueront de travailler pour leurs maîtres avec l’espoir qu’un jour, eux, ou plutôt leur descendance, car la chose sera graduelle sur plusieurs générations, auront gagné leur manumission.
La manumission, acte par excellence de l’arbitraire du maître, confère-t-elle la liberté ?
Non, car la liberté ne peut être conférée par un être humain. Du moins était-ce ce que “la destruction des Indes” avait fait comprendre à Las Casas et à l’Ecole de Salamanque au XVIe siècle. Que disaient-ils ? Que l’Eglise comme les rois européens, le droit divin comme le droit humain, n’avaient pas protégé l’humanité des Indiens et les avaient abandonnés aux colons qui en avaient fait leurs esclaves. L’Ecole de Salamanque avait affirmé que c’était par droit naturel que l’humanité est une et naît libre. Elle avait énoncé le premier droit de l’humanité, naître libre, qui était un devoir pour les gouvernants : protéger la liberté des êtres humains et interdire de les mettre en esclavage [11]. C’était donc un des fondements de la doctrine des droits de l’homme à l’époque moderne. Et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 avait repris cette conception du droit, comme le rappelle son article un : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.”
La Société des Amis des Noirs l’ignorait-elle ? On peut le croire puisqu’elle en était restée à la manumission, une émancipation octroyée par le maître.
Le préjugé de couleur divise l’humanité selon la naissance présumée
Le second aspect de la crise du système colonial prit la forme de l’apparition d’un ordre ségrégationniste qui se constitua, progressivement, dans la partie libre de la société coloniale esclavagiste, à partir des années 1720, pour se consolider dans les années 1760-70, puis diviser la classe des colons eux-mêmes de façon irréversible dans les années 1770 à 1789.
À Saint-Domingue dans les années 1720, des distinctions entre les “nègres affranchis” et les “libres de couleur”, apparurent dans le vocabulaire des ordonnances locales et royales, et ceci en rupture avec l’esprit du Code noir de 1685 qui, nous l’avons rappelé, ne distinguait pas de catégories au sein de l’ensemble des sujets libres du roi.
Dans la période 1724-1772, des interdictions professionnelles visèrent les colons métissés en les excluant progressivement des charges de judicature, des offices royaux, puis de l’exercice de la médecine. Les charges d’officiers supérieurs, dans les milices locales, leur furent interdites et réservées aux blancs. Les actes notariés mentionnèrent l’origine et introduisirent quatre degrés de couleur : nègre, mulâtre, quarteron et blanc. Les libres de couleur reçurent la dénomination, connotée de façon péjorative, de sang-mêlé.
Le système qui naissait là se présentait sous le nom remarquable de préjugé de couleur et construisait une justification dont l’objectif était d’épurer la classe dominante de ses éléments métissés. La ségrégation apparaissait, soudain, nécessaire au maintien du système colonial esclavagiste, jugé physiquement et moralement fragile, à cause du faible nombre des colons par rapport à celui des esclaves.
La force physique étant objectivement en faveur des esclaves, il fallait un contrepoids moral. Ce contrepoids se trouvait dans l’opinion qui établit une double distance de mépris : celle qui existe entre les maîtres et les esclaves, celle qui existe entre les esclaves et les libres de couleur. L’effet espéré était de lier la couleur nègre à la servitude et la couleur blanche à la liberté.
Barnave, député à l’Assemblée constituante, prit la défense du maintien de l’esclavage et du préjugé de couleur à la séance parlementaire du 23 septembre 1791 :
“Saint-Domingue, en même temps qu’il est la première colonie du monde, la plus riche et la plus productive, est aussi celle où la population des hommes libres est en moindre proportion avec ceux qui sont privés de liberté. À Saint-Domingue, près de 450 000 esclaves sont contenus par environ 30 000 blancs.(…) Il est donc physiquement impossible que le petit nombre de blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme de couleur et l’homme blanc, dans l’opinion qui sépare absolument la race des ingénus des descendants des esclaves à quelque distance qu’ils soient.
C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité. Du moment que le nègre qui n’étant pas éclairé, ne peut être conduit que par des préjugés palpables, par des raisons qui frappent ses sens ou qui sont mêlés à ses habitudes ; du moment qu’il pourra croire qu’il est l’égal du blanc, ou du moins que celui qui est dans l’intermédiaire est l’égal du blanc, dès lors, il devient impossible de calculer l’effet de ce changement d’opinion. (…)
Ce régime est absurde, mais il est établi et on ne peut y toucher brusquement sans entraîner les plus grands désastres. Ce régime est barbare, mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter les mains sans avoir les connaissances nécessaires, car le sang d’une nombreuse génération coulerait par votre imprudence, bien loin d’avoir recueilli le bienfait qui eût été dans votre pensée.” [12]
À l’école des colons esclavagistes et ségrégationnistes, Barnave divise l’humanité en deux races (c’est le mot qu’il emploie) celle des ingénus, nés libres et celle qui naîtrait esclave. Pour lui non plus, l’article un de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne fait pas sens.
Les théoriciens du ségrégationnisme, Palisot de Beauvois, Hilliard d’Auberteuil, Moreau de Saint-Méry, Barnave et d’autres, sont conscients qu’il s’agit d’un préjugé fabriqué. Nous venons de lire que Barnave le considère comme barbare, mais nécessaire, immoral mais politique et théorise, en toute conscience, une séparation entre éthique et politique. Ces théoriciens en vinrent à l’idée de macule servile affectée d’un coefficient d’infériorité. Non la couleur, mais la macule servile qui est une distinction de naissance et permet de maculer tous les métissés et de les renvoyer dans la catégorie des esclaves-étrangers, en leur contestant l’état d’ingénus (nés libres) pour celui de manumis.
Ainsi, Moreau de Saint-Méry n’a-t-il pas hésité à refaire l’histoire de la société coloniale de Saint-Domingue en faisant des colons des acteurs passifs devant l’esclavage qui, raconte-t-il, leur aurait été imposé par la monarchie. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que le droit de propriété des colons sur leurs esclaves est légitime :
“Il résulte de ces faits que nous possédons des esclaves sous la garantie du gouvernement et de la foi publique depuis 160 ans.” Les esclaves font partie des “biens meubles” des planteurs qui réclament que la législation continue de protéger leurs propriétés, y compris sur des êtres humains.
Il dissimule le fait que des colons ont épousé des femmes africaines et légitimèrent eux-mêmes leur descendance depuis le XVIIe siècle. Ce faisant, il occulte également que ces enfants métissés légitimes étaient des ingénus et les présente comme des manumis. Le grand nombre de libres de couleur devient la preuve des bienfaits des colons qui auraient multiplié les affranchis.
Moreau de Saint-Méry explique ensuite que l’affranchissement décidé par le maître ne donne pas la liberté à l’affranchi qui demeure toujours soumis à son maître et à la macule servile :
“Je réponds qu’ils sont libres par une concession qu’ils tiennent de notre munificence. (…) Nous avons apposé à l’affranchissement des conditions qui s’étendent sur la descendance, et qu’étant les maîtres de ne pas faire d’affranchis, nous l’avons été aussi de n’en faire qu’avec des conditions. (…) Nous ne pouvons empêcher que la couleur des affranchis ne rappelle leur origine et ne réveille toujours dans ceux avec lesquels cette origine est commune, l’idée de servitude.” [13]
Ainsi, le manumis ne doit pas jouir d’une liberté à l’égale de celle des membres de la classe des maîtres. Moreau l’a précisé, il s’agit d’une liberté soumise à des conditions, qui rappellent, de façon permanente, l’infériorité de naissance.
Ainsi, au sein de la classe des maîtres, ce fut tardivement que les ségrégationnistes ont fait du métissage un problème. La législation locale et royale permet de retracer l’apparition et les progrès du préjugé de couleur, au XVIIIe siècle, en ce qui concerne Saint-Domingue.
L’artifice du préjugé de couleur devait produire des formes d’aliénation chez les esclaves et dans la catégorie des libres de couleur, par l’intériorisation de sentiments d’infériorité, liés à la couleur et aux multiples degrés de métissage. La double distance de couleur était sensée cimenter la structure de la société coloniale esclavagiste. L’objectif principal était de maintenir la classe des esclaves dans un état d’ignorance et de mépris de soi analogue à celui de son asservissement à un travail contraint.
Moreau de Saint-Méry offre un remarquable exemple d’aliénation spécifique à la catégorie des libres de couleur. Il fut en effet un théoricien du néo-blanc : métissé lui-même, mais d’une teinte suffisamment claire pour ne plus être visible, il proposa de déplacer la ligne de couleur et d’ouvrir aux métissés riches, blanchis et qui partageaient les objectifs et les comportements des maîtres, l’accès à la classe dominante des blancs. [14]
L’idéologie ségrégationniste s’imposa à Saint-Domingue par la législation locale dans les années 1760-70. Les colons jugés mésalliés avec des femmes de couleur furent rejetés dans la catégorie des sang-mêlé : l’alliance était notée d’infamie. Mais, parvenus à ce point de discrimination, de nombreux colons souvent nobles, dont la femme et les enfants étaient de couleur, préférèrent quitter la colonie et se réfugier dans le royaume pour échapper à la ségrégation. Or, en France, où n’existait pas le préjugé de couleur, ces familles de riches colons métissés furent favorablement accueillies et leurs enfants se marièrent noblement ou richement, ou les deux à la fois [15]. Cependant, cette fuite de colons discriminés est révélatrice d’un état de division avancé que connaissait la classe des maîtres à Saint-Domingue.
Les tentatives de réformes dans les colonies, 1780-87
En 1789, l’empire colonial du royaume de France, qui avait été considérablement réduit avec la perte des colonies situées sur le continent d’Amérique du Nord, s’étendait alors sur quelques îles et territoires : en Méditerranée avec la Corse, en Asie avec les établissements des Indes orientales, en Afrique de l’Ouest avec Saint-Louis du Sénégal et l’île de Gorée, en Afrique de l’Est avec les établissements de Madagascar, les îles de France, de la Réunion et des Seychelles et en Amérique avec Saint-Pierre et Miquelon, la Guyane, la partie française de Saint-Domingue, la Guadeloupe, Marie-Galande, la Désirade, les Saintes, la Martinique, Sainte-Lucie et Tobago.
À l’exception de la Corse et de Saint-Pierre et Miquelon, ces colonies étaient esclavagistes.
La politique de réformes tentée par Louis XVI dans les colonies esclavagistes fut l’œuvre du nouveau ministre de la marine, Charles de la Croix, marquis de Castries, nommé en 1780. Cette politique s’inscrivait dans un projet plus vaste du nouveau ministre qui cherchait, dans un renforcement sans précédent de la marine royale, un abaissement de la puissance anglaise, dans le but de sauver la monarchie française. Ses réformes consistaient à établir un contrôle réel du pouvoir royal dans les colonies sur les plans économique, politique et social.
Castries envisageait d’améliorer l’état des gens de couleur, dont le nombre s’était fortement accru depuis le début du siècle, en particulier à Saint-Domingue la colonie la plus peuplée. Le ministre de la marine avait encore laissé entendre qu’il était favorable à une amélioration de la condition des esclaves.
Ce fut sous son ministère que Julien Raimond, encouragé à Saint-Domingue par l’intendant Bongars et le gouverneur Bellecombe, reçut l’autorisation de se rendre auprès du roi pour défendre les droits des gens libres de couleur.
Julien Raimond naquit à Bainet en 1744, dans le sud de Saint-Domingue. Son père, né dans un village des Landes en France, partit vers 1707 comme colon à Bainet et s’y enrichit très rapidement. Il épousa une femme de couleur en 1726, dont il eut douze enfants. Bien que lui-même analphabète, il fit faire des études à tous ses enfants.
En 1773, Julien Raimond acheta un importante propriété à Aquin, toujours dans le sud de l’île, puis épousa, en 1782, Françoise Dasmard, veuve de Jacques Challe, colon né en France, dont elle avait eu trois enfants : elle possédait des plantations à Saint-Domingue et une seigneurie, héritée de son premier mari, en France.
Julien Raimond et sa femme s’embarquaient pour la France en 1784. Jusqu’en 1787, Raimond fut en relation avec Castries lui-même pour faire connaître les vexations, les violences et les interdictions professionnelles que la classe des libres de couleur rencontrait, de la part des colons ségrégationnistes, et tenter de mettre fin à cet état de choses.
Toutefois, déçu de ne pas avoir été soutenu par le roi, Castries démissionna en août 1787. Dans le même temps à Saint-Domingue, le gouverneur La Luzerne n’avait pas osé affronter l’opposition du parti ségrégationniste à la politique de Castries et, en particulier, aux promesses de réformes sociales concernant les gens de couleur et les esclaves. Les réformes avaient échoué, mais plus grave, cet échec renforçait la réaction des colons blancs qui s’organisèrent contre ce qu’ils appelaient “le despotisme ministériel”. Julien Raimond avait lui aussi échoué et resta en France. Sans doute craignait-il pour sa vie de retourner à Saint-Domingue depuis que le parti ségrégationniste s’était renforcé.
II Révolutions et contre-révolutions, 1789-91
Dans le royaume, comme dans les colonies, ce fut l’échec des réformes tentées par la monarchie qui conduisit le roi, lui-même, à ouvrir un processus révolutionnaire en convoquant les États généraux.
La réunion des États généraux, 1788-89
La convocation des États généraux ne prévoyait pas de représentation des colonies car elles étaient des possessions de la couronne et non des pays d’états provinciaux et généraux. Les colons réclamèrent, cependant, leur participation aux États généraux et organisèrent des réunions pour rédiger leurs doléances, tant dans les colonies qu’en France. Les colons de Saint-Domingue étaient à l’origine de ce mouvement et formèrent une représentation des colonies dans l’ordre de la noblesse que le roi continua de refuser.
Ce fut le 20 juin 1789, jour du Serment du Jeu de Paume, et dans la période de la révolution juridique qui transforma les États généraux en Assemblée nationale constituante, transférant la souveraineté du roi à la nation, que la représentation des colons fut admise en son sein. Un débat à leur sujet eut lieu le 27 juin et le 3 juillet suivant. Lors de ce débat, Mirabeau fit remarquer que les députés des colons blancs ne représentaient ni les esclaves, ni les gens de couleur libres et propriétaires et que si l’on voulait une représentation des colonies, il faudrait affranchir les esclaves et restituer leurs droits aux libres de couleur. Il proposait enfin de réduire le nombre des députés des colons blancs puisqu’ils ne représentaient pas l’ensemble de la population des colonies. L’Assemblée limita à six le nombre des députés de la population blanche de Saint-Domingue. Ces députés furent : Cocherel, Gouy d’Arsy, Thébaudières, Larchevesque-Thibaud, Perrigny et Gérard. Ultérieurement, la Guadeloupe, la Martinique, les Indes orientales et l’Ile de France envoyèrent chacune deux députés des colons blancs à l’Assemblée.
À la suite de leur entrée dans l’Assemblée, les colons rendirent publique, en août, l’existence de leur Club appelé Massiac, du nom de l’hôtel dans lequel ils se réunissaient à Paris, place des Victoires.
Pour ou contre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ?
Que voulait le parti des colons qui venait d’obtenir une représentation à l’Assemblée constituante ? Maintenir le statu quo dans les colonies, c’est-à-dire la société coloniale esclavagiste. Un courant ségrégationniste en son sein voulait obtenir un statut intermédiaire d’affranchis, réservé aux gens libres de couleur, entre les libres et les esclaves. Tous souhaitaient encore obtenir un assouplissement de l’exclusif colonial, c’est-à-dire du règlement des rapports commerciaux dont le roi avait laissé le monopole aux négociants français. Le parti des colons souhaitait que le roi le modifie au profit des planteurs, permettant à la colonie de commercer avec ses voisins, en particulier avec les États-Unis.
Les critiques formulées à l’encontre du système colonial esclavagiste et ségrégationniste, l’esprit réformateur de la monarchie elle-même, la création de Sociétés des Amis des Noirs à Londres et à Paris, les débuts mêmes de la Révolution en France, inquiétaient profondément les colons. Necker, dans son discours d’ouverture des États généraux avait posé le problème de l’esclavage. Jusqu’où irait l’Assemblée ?
Un des députés de Saint-Domingue qui venait à peine d’être accepté à l’Assemblée, Larchevesque-Thibaud, décidait de retourner à Saint-Domingue pour organiser d’urgence des assemblées coloniales formées exclusivement de colons blancs dans chacune des trois provinces de l’île, afin de prendre le pouvoir local et d’empêcher les libres de couleur de faire entendre leur voix.
Cependant, l’immense insurrection des villes et des campagnes, qui se développa au mois de juillet 1789 en France et fut appelée Grande Peur, mettait à l’ordre du jour l’abolition du régime féodal et la suppression gratuite des droits féodaux. Le peuple insurgé organisa un nouveau pouvoir municipal et créa les gardes nationales en armant les citoyens et en incorporant un grand nombre de soldats de l’armée royale, passés aux côtés de la révolution démocratique naissante. Ce puissant mouvement imposa à l’Assemblée le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, texte de nature constituante réclamé par de nombreux cahiers de doléances.
La Déclaration fut votée le 26 août 1789. On sait qu’elle affirme le droit des peuples à se constituer librement en société politique et reconnaît, en conséquence, l’oppression et le droit d’y résister. On sait encore qu’elle repose sur une philosophie qui postule l’unité du genre humain et l’égalité en droits de tous les hommes. Ce postulat est entendu comme un refus net d’une division de l’humanité selon la naissance libre ou esclave, ou selon la naissance noble ou roturière.
Ce fut encore la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui donna sens à cette époque à l’opposition entre le “côté gauche” défenseur de l’égalité des droits et le “côté droit” qui la refusait et qui fit tout ce qui était possible pour en éluder l’application et obtenir, à plus long terme, sa révocation pure et simple. Nous y reviendrons. [16]
Ce fut alors que les gens de couleur qui se trouvaient à Paris s’organisèrent en Société des Citoyens de couleur pour obtenir une représentation à l’Assemblée constituante. La situation révolutionnaire semblait favoriser leur réclamation, légitimée par la Déclaration des droits. Déjà, l’Assemblée commençait à reconnaître leurs droits aux exclus de la société d’ancien régime : comédiens, protestants, Juifs, bâtards (24 décembre 1789 pour les deux premiers, 28 janvier 1790 et 13 novembre 1791 pour les troisièmes, quant aux derniers ce fut la Convention montagnarde qui leur reconnut des droits le 2 novembre 1793).
Au lendemain du vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen certains espoirs semblaient permis. La Société des Citoyens de couleur fut animée à ses débuts par Vincent Ogé, puis par Julien Raimond, qui fit sa connaissance dans le courant du mois de septembre 1789. Elle reçut le soutien de l’abbé Cournand, qui distribua aux députés sa Requête en faveur des Gens de couleur de l’île de Saint-Domingue, vraisemblablement en septembre 1789. L’abbé Grégoire, un ami de Cournand, prit aussi leur défense et les introduisit dans la Société des Amis de la Constitution dit Club des Jacobins. Le 22 octobre 1789, une délégation des gens de couleur fut reçue à l’Assemblée constituante qui s’engagea à examiner favorablement leur demande d’admission en son sein.
La réaction des colons du club Massiac ne se fit pas attendre. À Paris, les colons menèrent une campagne contre les gens de couleur. Une bataille de pamphlets s’ensuivit. Les colons n’hésitèrent pas à opposer les Nègres affranchis aux gens de couleur qu’ils affectaient de désigner par le terme insultant de sang-mêlés ou de mulâtres. Ils jouèrent aussi le paternalisme et le mensonge en faisant croire qu’il n’existait que deux statuts dans les colonies, celui de libre et celui d’esclave, semant ainsi le doute sur la réalité de non-droit que subissaient les libres de couleur. Ils lâchèrent tout de même le morceau en affirmant que la spécificité de la société coloniale, fondée sur l’esclavage, y empêchait l’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qu’il leur faudrait donc une constitution “spécifique” qui serait proposée, non par l’Assemblée constituante, mais par les seules assemblées coloniales. Un des députés des colons blancs, Cocherel, proposa un décret dans ce sens, qui ne fut pas à cette date adopté :
“L’Assemblée Nationale, considérant la différence absolue du régime de la France à celui des colonies, déclarant par cette raison que plusieurs de ses décrets, notamment celui des Droits de l’Homme, ne peut convenir à leur constitution a décrété et décrète que toute motion relative à la Constitution des colonies serait suspendue et renvoyée à l’époque où elle recevra, du sein même des Colonies, leurs vœux légalement manifestés dans un Plan de Constitution qui sera soumis à un sérieux examen de l’Assemblée Nationale, avant d’être décrété.” [17]
La position des colons blancs se précisait. Adversaires de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ils devaient travailler l’Assemblée pour obtenir une constitution spécifique proposée par les colonies. Nous avons vu que Larchevesque-Thibaud était rentré d’urgence à Saint-Domingue pour former ces assemblées de colons blancs et empêcher la promulgation de la Déclaration des droits. Dans une lettre à leurs amis du Cap, les députés des colons blancs avaient présenté la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme la “terreur” des colons :
“Enfin, elle (notre circonspection) est devenue une espèce de terreur, lorsque nous avons vu la Déclaration des droits de l’homme poser, pour base de la Constitution, l’égalité absolue, l’identité de droits et la liberté de tous les individus.” [18]
Le rapprochement des termes “droits de l’homme” et “terreur” est particulièrement remarquable dans ce texte. On voit que la logique des droits de l’homme et du citoyen était prise au sérieux par les partisans du système colonial et qu’ils dévoilent ici ses ultimes conséquences antiesclavagistes et anticolonialistes.
Pour s’opposer à cette logique de l’égalité des droits, il fallait encore discréditer les gens de couleur en France et les empêcher de retourner à Saint-Domingue. Le Club Massiac s’en chargea grâce à son réseau formé de membres influents dans les Chambres de commerce des ports français. On devait enfin effrayer les députés en agitant le spectre d’une insurrection des esclaves qui ruinerait les colonies, dans le but de délégitimer la campagne des citoyens de couleur et de leurs alliés, en présentant l’égalité des droits comme une naïveté dangereuse et menacer l’Assemblée constituante d’une éventuelle indépendance des colonies, si elle se refusait à répondre à leurs vœux.
Le thème des troubles des colonies fomentés par les défenseurs de l’égalité des droits était né. Les défenseurs des droits de l’homme et du citoyen étaient présentés, dans cette argumentation, comme des extrémistes dangereux : la Déclaration des droits devenait terroriste. [19]
Les amis des droits de l’homme tentèrent bien de répondre à la campagne des colons blancs. Grégoire dans son Mémoire en faveur des gens de couleur, avait longuement démonté l’argumentation des colons arc-boutés sur le statu quo. Il émettait des doutes sur l’utilité des colonies, rappelait la nécessité d’abolir l’esclavage et prévoyait les issues possibles de cette grande lutte pour la liberté engagée des deux côtés de l’Atlantique :
“La Métropole peut perdre ses colonies, ou parce qu’elles seront conquises, ou parce que les Blancs se sépareront, ou parce que les sang-mêlés feront scission, ou enfin, parce qu’une révolte des Nègres causera aux Colonies une secousse qui les démembrera de la France.” [20]
Mais l’Assemblée n’était pas formée majoritairement de députés de la trempe de Grégoire. Déjà échaudés par la grande jacquerie de juillet 1789 qui menaçait leurs seigneuries, les propriétaires avaient amorcé un virage à droite en imposant le système censitaire qui réservait les droits politiques aux riches et poursuivirent la violation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en abandonnant les citoyens de couleur aux colons blancs.
Les colons blancs proposèrent la formation d’un comité des colonies pour préparer le projet de constitution “spécifique”, ce que l’Assemblée accepta. Ce Comité des colonies fut créé le 2 mars 1790. Barnave, auréolé de son action révolutionnaire en Dauphiné, puis aux États généraux ainsi qu’ aux débuts de l’Assemblée, lorsqu’il se présentait en défenseur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Barnave donc entrait au comité et fut aussitôt nommé rapporteur du premier décret sur les colonies présenté le 8 mars 1790.
Ce décret préparait la constitution “spécifique” réclamée par les colons blancs en appelant les assemblées coloniales déjà formées , et celles qui le seraient ultérieurement, à émettre leurs vœux sur la constitution. Ces vœux seraient ensuite examinés par l’Assemblée constituante qui les décrèterait. Par ailleurs, l’article 6 mettait “les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de la nation” et déclarait “criminel envers la nation quiconque travaillerait à exciter des soulèvements contre eux”.
Ce texte dissimulait par son silence le problème des gens libres de couleur qui n’étaient pas nommés, ce qui autorisait une interprétation en France favorable à l’égalité des droits entre tous les libres, mais dans les colonies une interprétation favorable à leur exclusion. De plus, les colons et leurs propriétés, y compris les esclaves, étaient mis, grâce ici encore au silence du texte, sous la sauvegarde spéciale de la nation. Enfin, toute critique formulée à l’encontre du système esclavagiste était criminalisée.
Le rapporteur Barnave s’alignait sur les positions des colons esclavagistes. Était-ce pour des raisons familiales ? son oncle Bacon de la Chevalerie venait d’être élu président de l’Assemblée coloniale de Saint-Domingue. Barnave était, par ailleurs, très lié à Charles de Lameth, riche planteur sucrier dans le sud de Saint-Domingue et un familier du banquier du roi, Laborde, gros propriétaire de sucreries lui aussi. L’armateur Pélissier, de Bordeaux, avait rendu hommage à la femme de Charles de Lameth en baptisant un de ses navires négriers Comtesse de Lameth. Or, Barnave, depuis qu’il séjournait à Paris, habitait dans l’hôtel des Lameth devenus ses amis.
Pendant ce temps, que se passait-il à Saint-Domingue ?
Nous avons vu que, dès 1789, le parti ségrégationniste, minoritaire mais très actif, profita des débuts de la Révolution en France pour prendre le pouvoir à Saint-Domingue. Dès le mois de novembre 1789, des assemblées coloniales furent créées dans les trois provinces de la colonie. Les assemblées primaires furent réservées aux blancs et les libres de couleur en furent exclus, parfois avec violence. Dans la province du Sud, le juge Ferrand de Beaudière, qui prit la défense des libres de couleur réclamant leur participation aux assemblées coloniales, fut assassiné par le chef du parti ségrégationniste, Valentin de Cullion, le 19 novembre 1789. Cet assassinat pour l’exemple devait convaincre les blancs de renoncer à aider les libres de couleur. [21]
En avril 1790, les assemblées coloniales votèrent une législation interdisant aux libres de couleur de sortir de leur paroisse et d’être armés. En été 1790, la situation s’était fortement dégradée et des libres de couleur avaient été contraints de prendre la fuite pour échapper aux menaces et aux mauvais traitements que les ségrégationnistes multipliaient à leur encontre.
Ce fut dans ce contexte que Vincent Ogé, membre de la Société des Citoyens de couleur de Paris, décida de rentrer à Saint-Domingue pour faire appliquer le décret du 8 mars 1790 dans l’interprétation favorable à l’égalité des droits. Il réussit à quitter la France via Londres, malgré le contrôle des Chambres de commerce sur les allées et venues des gens de couleur, et atteignit Saint-Domingue en octobre 1790. Avec ses amis, il réclama l’application du décret du 8 mars au gouverneur Peynier qui ne l’interprétait pas comme lui et niait les droits des libres de couleur que l’on désignait dans la langue du préjugé de couleur par les termes insultants de mulâtres ou sang-mêlé. L’Assemblée coloniale du Cap répondit à la demande d’Ogé par la répression. Ogé et ses amis, qui avaient pris les armes pour se défendre, parvinrent à se réfugier dans la partie espagnole de l’île, mais furent peu après livrés par les autorités espagnoles à leurs ennemis.
Condamné avec son ami Chavannes par l’Assemblée du Cap, ils furent rompus vifs et leurs têtes exposées, le 25 février 1791.
La condamnation d’Ogé et de ses amis entraîna la formation de nouvelles zones de refuge pour les libres de couleur : une seconde apparut en mars 1791 dans le Sud, puis une troisième en juillet suivant, dans l’Ouest, qui se consolida et devint le centre permanent de la résistance des libres de couleur.
En France, la nouvelle de la révolte d’Ogé et son exécution suscita une prise de conscience des réalités coloniales et les amis des droits de l’homme lui rendirent hommage en faisant de lui le premier martyr de la liberté, victime de la contre-révolution.
Il apparaît que depuis 1789, le parti ségrégationniste avait cherché à provoquer ce que l’on appela alors “ une Saint-Barthélemy ” des libres de couleur. Elle n’eut cependant pas lieu pour plusieurs raisons : les colons, fréquemment métissés, étaient fort divisés sur un tel projet. Mais surtout, les libres de couleur avaient dû s’armer pour se défendre et parvinrent à résister. Les résultats de cet état de guerre civile furent d’affaiblir l’ordre colonial. Les effectifs des milices locales fondirent lorsque les libres de couleur en furent exclus et désarmés. Cette division de la classe des maîtres qui entraîna une première phase dans l’effondrement de l’ordre colonial offrit une occasion inespérée aux esclaves pour en entamer une nouvelle. En effet, les esclaves avaient suivi les progrès de la résistance des libres de couleur, et avaient même parfois participé à leurs foyers armés. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, une insurrection d’esclaves commença dans la province du Nord. La division de la classe des maîtres lui permit, pour la première fois, de durer. [22]
L’Assemblée nationale constitutionnalise l’esclavage le 13 mai 1791
Retournons en France où le débat sur la constitution “spécifique” des colonies eut lieu en mai 1791. Le comité des colonies présenta un rapport, le 7 mai, dont l’objet était, cette fois, d’établir comme article constitutionnel qu’aucune loi sur l’état des personnes ne serait décrétée pour les colonies que sur la demande formelle des assemblées coloniales. L’expression état des personnes désignait les libres de couleur et les esclaves. L’enjeu était donc de reconnaître une constitution spécifique pour les colonies et d’abandonner l’état des personnes au pouvoir des assemblées coloniales.
Le débat commença le 11 mai et dura sans interruption jusqu’au 15 mai. Étant donné son ampleur, nous nous limiterons à rappeler ses résultats principaux. Le lecteur peut se reporter à la lecture des Archives parlementaires, séances des 7 puis 11, 12, 13, 14 et 15 mai 1791 [23]. Trois grands problèmes furent soulevés : celui de la légitimité ou non de posséder des colonies, celui du maintien ou non de l’esclavage, celui d’inscrire ou non le préjugé de couleur dans le droit constitutionnel français.
Le 11 mai, Grégoire prit la parole pour préciser la position du côté gauche : le projet du comité est une violation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est anticonstitutionnel ; le côté gauche refuse donc d’en débattre et demande la question préalable, c’est-à-dire un vote vérifiant la constitutionnalité de ce projet. Grégoire plaçait l’enjeu du débat à son plus haut niveau : “Ce projet de décret renferme les objets de la plus haute importance ; il s’agit d’anéantir la Déclaration des droits de l’homme”.
Et Grégoire réclama que l’Assemblée applique les droits de l’homme et du citoyen aux gens de couleur. Deux jours durant, le débat porta sur la question préalable proposée par le côté gauche.
Malouet, un des grands orateurs du côté droit et membre du Club Massiac, défendit le projet du comité des colonies et insista sur la nécessité de rejeter toute application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans les colonies :
“La population des colonies est composée d’hommes libres et d’esclaves. (...) Il est donc impossible d’appliquer aux colonies la Déclaration des droits sans exception. (...) Il est donc nécessaire de déterminer spécialement pour les colonies des principes constitutifs qui soient propres à assurer leur conservation suivant le seul mode d’existence qu’elles puissent avoir.” (11mai)
Malouet, on le voit, prenait le contre-pied de Grégoire en insistant sur le fait que l’esclavage, qu’il proposait de maintenir, était incompatible avec la Déclaration des droits. Il cherchait, à l’occasion de ce débat, à obtenir que l’Assemblée se mette en contradiction avec ses principes et en vienne à constitutionnaliser l’esclavage.
Barnave présenta à nouveau la Déclaration comme la “terreur” des colons blancs :
“J’interpelle ici tous les députés des colonies de dire s’il n’est pas vrai que la terreur, relativement à la Déclaration des droits, avait été à son comble dans les colonies, avant le décret du 8 mars, par la très grande imprudence de l’Assemblée nationale d’avoir rendu ce décret trop tard.” (11 mai)
Par ce retournement surprenant des droits de l’homme en terreur, la Déclaration des droits devenait le moyen par lequel les amis de la liberté et de l’égalité terroriseraient et menaçeraient les colons et leur droit de propriété sur des êtres humains.
Le 12 mai, l’Assemblée vota la question préalable proposée par Grégoire. Sur 644 présents, une majorité de 378 voix accepta de débattre du projet contre 286. Le côté gauche était battu, la majorité de l’Assemblée acceptait la violation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Le 13 mai, l’Assemblée discuta de l’esclavage. Malgré une défense acharnée du côté gauche, dont les principaux porte-parole étaient Grégoire et Robespierre, la majorité vota l’article suivant :
“L’Assemblée nationale décrète comme article constitutionnel qu’aucune loi sur l’état des personnes non libres ne pourra être faite par le corps législatif pour les colonies, que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales.”
Cet article constitutionnalisait l’esclavage dans les colonies : l’Assemblée s’était déshonorée.
Les 14 et 15 mai, l’Assemblée discuta des droits des gens libres de couleur et adopta une mesure qui divisait cette catégorie de la manière suivante : seuls ceux qui étaient nés de père et de mère libres obtiendraient l’égalité des droits. Cette mesure fragmentait la classe des libres de couleur en sous-catégories hiérarchisées entre ayants droit et exclus. Enfin, l’Assemblée nomma une commission civile chargée d’appliquer les décrets des 13 et 15 mai. Mais les députés des colons blancs s’y opposèrent et menacèrent l’Assemblée d’être la cause de troubles à venir dans les colonies, l’assurant même que cette loi ne serait pas appliquée, et annoncèrent avec fracas qu’ils ne siègeraient plus.
En effet, à Saint-Domingue, les Assemblées coloniales travaillées par le courant indépendantiste, qui voyait d’un fort mauvais œil la venue d’une commission civile dans la colonie venir se mêler de leurs affaires, passèrent à la rébellion ouverte. La guerre civile s’approfondit : les gens de couleur s’armaient pour se défendre, tandis que le parti des colons indépendantistes faisait la guerre au parti du gouverneur. Cependant, au mois d’août, un évènement nouveau allait bouleverser tous les calculs : l’insurrection des esclaves commençait.
En France, Barnave profita de la panique que faisaient naître les nouvelles en provenance de Saint-Domingue pour demander la suppression du décret du 15 mai. Ce qu’il obtint le 24 septembre 1791, comme nous l’avons rappelé et cité précédemment.
Ainsi, la Constitution de 1791 établissait en France une aristocratie de la richesse, en réservant le droit de vote aux mâles qui payaient un impôt équivalent à un minimum de trois journées de travail ; et dans les colonies, le maintien de l’esclavage et du préjugé de couleur ajoutait à l’aristocratie de la richesse celle de l’épiderme. Les colonies étaient rattachées directement au ministère de la marine et, afin d’éviter tout débat public, elles n’auraient plus de représentation dans l’Assemblée législative de la métropole. Les colons avaient obtenu une constitution spécifique, qui leur évitait l’application des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De ce partage entre le droit de naître libre et égal en droits en Europe et le maintien de l’esclavage en Amérique, lequel allait l’emporter ?
À suivre...
Ce texte est paru en feuilleton dans la revue Pour Haïti, n° 46 à 49 durant l’année 2004.
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