La mise en lumière de la monstruosité du colonialisme et de l’esclavage en Amérique, du XVIe au XVIIIe siècles
Le bonnet rouge de la liberté entre les deux rives de l’Atlantique. Sa description sur revolution-francaise.net
Nous poursuivons l’hommage à l’abolition de l’esclavage dans les colonies faite par la Convention montagnarde le 16 pluviôse an II - 4 février 1794, hommage que nous avons initié sur notre site, l’année dernière, par un entretien avec Florence Gauthier.
Elle nous propose cette fois un article sur l’histoire du courant anticolonialiste qui s’est développé dès les débuts de la « découverte du Nouveau monde » en 1492. Ce courant s’est amplifié trois siècles durant et a connu un essor particulier au 18e siècle, lorsque l’empire colonial européen est entré dans une crise profonde, qui a conduit à un cycle d’indépendances dans les colonies d’Amérique.
Ces indépendances ont pris des formes diverses et contradictoires.
Indépendances « colonialistes », celles menées par les colons en rupture avec leurs métropoles, mais poursuivant la colonisation des Indiens et des esclaves africains, comme ce fut le cas des États-Unis d’Amérique en 1776, puis des colonies espagnoles et portugaises depuis le début du 19e siècle.
Indépendances « anticolonialistes » avec la Révolution de Saint-Domingue/Haïti, menée de 1789 à 1804, par les esclaves insurgés, alliés à des libres de couleur, puis celle des Indiens alliés à des petits colons métissés, au Paraguay en 1811, qui fonda une société bilingue, guarani/espagnole.
Cet article permettra de mieux saisir le contexte de critique profonde et de rejet des politiques impérialistes des puissances européennes, qui a permis le développement d’analyses anticolonialistes, antiesclavagistes et antiracistes de grande ampleur, du 16e au 18e siècles.
Ce fut ce courant que la construction d’un second empire colonial par les puissances européennes occulta dès les débuts du 19e siècle.
Et même si la chose est difficile, il est temps de sortir de cette occultation qui a enfanté d’odieux et ridicules préjugés !
La mise en lumière de la monstruosité du colonialisme et de l’esclavage en Amérique, du XVIe au XVIIIe siècles. Par Florence Gauthier , historienne, Université Paris 7 - Denis Diderot. |
Hymne pour l’abolition de l’esclavage des Nègres, votée par la Convention, le 4 février 1794 :
« Quel est ce monstre à l’œil sinistre
Qui règne aux bords Américains ?
La terreur lui sert de ministre,
D’horribles fouets arment ses mains ;
Partout une pesante chaîne
Marque les traces de ses pas ;
Devant lui s’agitent la haine
Le désespoir et le trépas [1]. »
Il serait erroné de croire que les crimes commis par des Européens en Amérique, depuis sa « découverte » selon la formule consacrée, n’auraient pas suscité immédiatement un choc, doublé d’une inquiétude profonde, et de tentatives multiples pour dénoncer ces faits et s’y opposer dans l’espoir d’y mettre fin.
Quels étaient ces crimes ? Pour les résumer, le pillage puis la destruction des sociétés indiennes, la mise en esclavage des vaincus, l’extermination qui a conduit à vider un certain nombre de régions de leur population, l’appropriation enfin de territoires appartenant à ces peuples, qui ont été dépouillés de tous leurs droits de vivre.
Cette dépopulation a entraîné de nouveaux crimes lorsque les colons d’Amérique, à la recherche d’une main-d’œuvre, généralisèrent la traite de captifs africains déportés en Amérique pour être mis en esclavage sur les plantations [2].
Les « chrétiens » devenus des monstres : la dénonciation de la conquête par Las Casas
La dénonciation du caractère monstrueux de ces actes a été dite dès leur manifestation. Parmi ces dénonciateurs, Bartolomé de Las Casas occupe une place singulière. En effet, il était le fils d’un ami de Christophe Colomb et obtint, comme tel, une encomienda qu’il reçut au nom du roi d’Espagne, qui faisait distribuer ainsi des terres aux colons et en son nom. L’encomienda comprenait des terres, avec les habitants vaincus, qui devaient fournir la main-d’œuvre à leur mise en exploitation au profit du bénéficiaire.
Las Casas profita de son encomienda à Hispaniola [3] durant une décennie environ, mais soudain, prit conscience que ce qu’il faisait lui était devenu insupportable et que cela ne pouvait plus durer. Il quitta l’Amérique pour aller étudier en Espagne, apprendre à raisonner et à s’exprimer, afin de mener la critique de ce qui se passait de l’autre côté de l’océan. Il connut l’École de Salamanque, qui menait une critique dans le même esprit que le sien et réussit à se faire entendre du roi d’Espagne, Charles-Quint, au point qu’il devint un de ses conseillers.
Las Casas a consacré sa longue vie à dénoncer ces crimes, qu’il qualifia de « monstruosité » :
« Lorsque votre Altesse aura vu ce résumé et aura compris la monstruosité de l’injustice faite à ces êtres innocents que l’on détruit sans cause ni raison si ce n’est la cupidité et l’ambition de ceux qui commettent des actes aussi abominables, Elle voudra bien supplier efficacement sa Majesté et la persuader de refuser à qui les demanderait des entreprises aussi nuisibles et aussi détestables. Que sa Majesté impose plutôt à cette demande infernale un silence perpétuel, en inspirant une telle crainte que nul, dorénavant, n’ose seulement en parler [4]. »
Le terme monstruosité s’oppose ici à une idée de la justice et sa dénonciation, nécessaire et urgente, doit servir, pour son auteur, à empêcher que de tels actes se perpétuent et, pire, s’amplifient à l’avenir. L’objectif de Las Casas est à la fois éthique et politique et il cherche à obtenir que le pouvoir politique lui-même prenne la décision de mettre fin à ces entreprises.
Quels étaient ces actes ? Las Casas les a présentés et analysés en détail.
Les faits de la conquête
Prenons l’exemple de la première terre qui fut occupée par les conquérants, l’île d’Hispaniola ou Ile Espagnole :
« Comme nous l’avons dit, l’Ile Espagnole est la première où les chrétiens sont entrés et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples ; la première qu’ils ont détruite et dépeuplée. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s’en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités, celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d’ordinaire, et qu’ils produisent avec peu d’effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d’autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel. Alors certains cachaient leur nourriture, d’autres leurs femmes et leurs enfants, d’autres fuyaient dans les forêts pour s’éloigner de gens d’un commerce si dur et si terrible. Les chrétiens leur donnaient des soufflets, des coups de poings et de bâton, allaient jusqu’à s’emparer des seigneurs des villages. Leur témérité et leur impudence devinrent telles qu’un capitaine chrétien viola la propre femme du plus grand seigneur de toute l’île. C’est alors que les Indiens commencèrent à chercher des moyens de chasser les chrétiens de leurs terres ; ils prirent les armes ; celles-ci sont plutôt faibles, peu offensives et peu résistantes et encore moins défensives (c’est pourquoi toutes leurs guerres sont à peine plus que des jeux de bâton d’ici ou même des jeux d’enfants) ; avec leurs chevaux, leurs épées et leurs lances les chrétiens commencèrent des tueries et des cruautés étrangères aux Indiens [5]… »
Dans ce résumé à l’usage du jeune prince Philippe, futur roi d’Espagne, Las Casas condense tous les thèmes de son analyse des faits. On voit ainsi s’enchaîner le débarquement de ceux qu’il appelle « les chrétiens » et qui vont se conduire comme des agresseurs face à des populations qui, au départ, les ont accueilli avec une sympathie reconnue par tous les témoins oculaires. Rapidement, certains de ces « chrétiens » vont passer à des actes de plus en plus violents. Aux dons des Indiens, ils ont répondu par des demandes devenues des exigences, qui s’accompagnèrent rapidement de contraintes, pillages, viols, meurtres.
Devant l’incapacité de ces « chrétiens » à répondre à leur accueil autrement que par des violences, la réaction de ces Indiens fut de tenter de se protéger, eux, leurs proches et leurs biens, en se cachant, puis en prenant les armes contre ces envahisseurs.
Ce fut alors que la montée aux extrêmes prit un tour radicalement neuf, que Las Casas souligne en précisant que la supériorité des armes et les chevaux de ces « chrétiens », inconnus dans cette partie du monde, indiquaient clairement l’issue de ces combats par trop inégaux. Cette situation s’accompagna de brutalités inouïes, marquées par un dépeuplement progressif causé par la fuite et la mort, ce que Las Casas a appelé « la destruction des Indes ».
Découvrir veut dire détruire
Cette expérience a révélé que, pour ces conquérants, « découvrir » signifiait « détruire », écrit Las Casas : « …d’autres tyrans récents qui sont passés par là pour aller détruire d’autres provinces, ce qu’ils appellent les découvrir [6]… »
Las Casas a intitulé un de ces ouvrages, publié en 1552, Très brève relation de la destruction des Indes, nous apprenant que la « découverte » de l’Amérique, pour être exact, doit être dénommée « la destruction des Indes ».
Les conquérants ont perdu leur humanité
Partant du constat que les victimes ont tout perdu, leur liberté et leur dignité, leurs biens, leur territoire, leur vie, jusqu’à leur existence en tant que peuples, par leur destruction à laquelle il a assisté, Las Casas met en lumière le fait que, dans cette histoire, les conquérants, eux, ont perdu leur humanité :
« …(ils) sont entrés comme des loups, des tigres et des lions très cruels affamés depuis plusieurs jours. Depuis quarante ans, et aujourd’hui encore, ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les inquiéter, les affliger, les tourmenter et les détruire par des cruautés étranges, nouvelles, variées, jamais vues, ni lues, ni entendues. J’en dirai quelques-unes plus loin : elles ont été telles que sur les trois millions de naturels de l’île Espagnole que nous avons vus il n’y en a même plus deux cents aujourd’hui [7]. »
Les conquérants sont devenus des ennemis de l’humanité
Las Casas en vient à écrire que les actes inhumains de ces conquérants en ont fait des ennemis de l’humanité :
« Tous ceux qui pouvaient fuir se réfugiaient dans les forêts et grimpaient dans les montagnes pour échapper à des hommes aussi inhumains, à des bêtes aussi impitoyables et aussi féroces, à ces destructeurs et ennemis suprêmes du lignage humain. »
Les Indiens ont résisté à l’oppression par une guerre juste
Las Casas porte un jugement qui condamne ces ennemis de l’humanité, reconnaissant ainsi sa légitimité éthique à la résistance des Indiens, qu’il qualifie de « guerre juste » :
« Et je sais de manière juste et infaillible que les Indiens ont toujours livré aux chrétiens une guerre très juste, tandis que les chrétiens n’ont jamais livré une seule guerre juste contre les Indiens. Leurs guerres ont été au contraire toutes diaboliques et extrêmement injustes, plus que celles d’aucun tyran au monde. J’affirme la même chose à propos de toutes les guerres qui ont été menées dans toutes les Indes [8]. »
Apparition d’une conscience critique de cette forme de barbarie européenne
Las Casas qui fut, dès son arrivée à Hispaniola, un de ces colons privilégiés, prit conscience de ces faits, renonça à son encomienda et décida de chercher les moyens de protéger les Indiens, auprès du roi d’Espagne, dont il parvint à devenir un des conseillers respectés et écoutés, comme auprès du pape, dans l’espoir que ce dernier entraînerait l’Église catholique à condamner les horreurs qui se commettaient en Amérique. Il raconte sa prise de conscience et souligne qu’il entreprit de collecter des sources, afin de faire connaître cette histoire en détail. Il insiste sur le fait que sa prise de conscience passait par son refus de se faire le complice de ces crimes, s’il se taisait :
« Puisque ces actes sont iniques, tyranniques et condamnés par toute loi naturelle, divine et humaine, détestés et maudits, j’ai décidé, pour ne pas être coupable en me taisant, des pertes d’âmes et de corps innombrables causées par les tyrans, d’en imprimer quelques-uns que j’ai rassemblés parmi les innombrables dont je pourrais parler en vérité, afin que Votre Altesse puisse les lire avec le plus de facilité…J’ai donc jugé utile de présenter à Votre Altesse ce très bref résumé d’une très longue histoire de ravages et de ruines, que l’on pourrait et que l’on devrait composer [9]. »
Ainsi, Las Casas vivait-il les affres de l’apparition de sa propre conscience critique de la barbarie de ces « chrétiens » européens, devenus des monstres en Amérique, en ayant perdu leur humanité.
Nous sommes loin du « mythe du bon sauvage », qui présente les peuples « sauvages » comme des êtres naïfs et malléables et, finalement, inconsistants. Non ! Las Casas conçoit l’humanité, non en opposant « civilisation » à « sauvagerie », ou à « barbarie », mais d’une manière toute différente. Voyons de plus près.
Les actes inhumains de ces « chrétiens » en Amérique, ont permis à Las Casas de penser l’humanité dans son ensemble, et non de façon divisée. Pour lui, les Indiens sont des humains, au même titre que ces Européens qui les ont rencontrés en Amérique. Les crimes commis ensuite par ces « chrétiens » lui ont révélé l’injustice de ces derniers et il s’est alors reconnu dans ce qu’il avait de commun avec les Indiens opprimés, à savoir l’appartenance au genre humain. Il en vient ainsi à opposer la liberté comme droit commun de l’humanité, à l’esclavage, soit une conception anthropologique qui affirme l’unité du genre humain, dont chaque individu naît libre et a le droit de le demeurer. Ce droit est lié à la « nature » du genre humain lui-même.
Il est nécessaire que le droit humain, c’est-à-dire le politique, prenne la défense de ce droit naturel, comme il le désigne, pour en assurer l’existence. Las Casas s’est efforcé d’informer le roi d’Espagne de ce qu’il se passait dans son empire. Il a également cherché à convaincre le droit divin, soit la théologie de l’Église catholique, de reconnaître, elle aussi, ce droit naturel de l’humanité.
Las Casas s’est ainsi affirmé sur ces trois plans, philosophique, théologique et politique, comme défenseur des droits communs de l’humanité tout entière. Il introduit une conception anthropologique qui oppose « liberté à esclavage » et non point « civilisation à barbarie ».
Chemin faisant, Las Casas a rencontré le devoir de condamner les crimes commis contre l’humanité et révélé la monstruosité de ces « chrétiens » inhumains, devenus tyrans en Amérique.
Une nouvelle définition de l’humanité et de ses droits
Ce travail de dénonciation conduisit les humanistes de l’École de Salamanque à cet immense résultat que fut l’invention des droits naturels du genre humain tout entier, appliquée à ces « Indiens » inconnus jusque-là : l’humanité est une et non divisée en dominateurs et dominés ; chaque être humain naît libre et non esclave et a des droits ; la protection de ces droits de l’humanité est un devoir pour tous les gouvernements dignes de ce nom [10].
En 1542, Las Casas convainquit Charles-Quint de légiférer en faveur de la disparition de la mise en esclavage des vaincus en Amérique et fut même nommé pour l’appliquer au Chiapas. Il pensait avoir gagné la partie proprement politique de son combat, en obtenant des pouvoirs du roi, ou droit humain, une telle volonté de corriger les erreurs et de rétablir la justice humaine en faveur des Indiens.
Cependant, les colons se révoltèrent contre cette législation et chassèrent Las Casas d’Amérique ! Les colons s’étaient rebellés contre le droit naturel de l’humanité et contre le droit humain du roi lui-même.
Quant à l’Église catholique, elle refusa pour sa part de condamner ces faits, pourtant devenus patents…
Las Casas calomnié par les colons
Détesté par les colons, Las Casas fut l’objet d’une calomnie bien montée. Ancien colon esclavagiste, il avait renoncé à ce système et consacré sa vie à le dénoncer de façon radicale puisqu’il allait jusqu’à écrire que la conquête de l’Amérique, qui spoliait les peuples indiens de leurs droits et de leur culture, était intrinsèquement illégitime. Ses calomniateurs jouèrent sur l’œuvre de sa vie, en insinuant qu’il avait, certes, défendu la cause des Indiens, mais qu’il aurait justifié la mise en esclavage des captifs africains pour les remplacer ! Ce qui était faux et Las Casas avait consacré sa vie à la défense des Indiens et des Africains, à la défense de l’humanité entière et, nous l’avons vu, de l’humanité même de ces colons aveuglés, en s’efforçant de leur faire prendre conscience de leur inhumanité.
Cette calomnie mérite d’être analysée. En premier lieu, elle est construite sur un argument de type économique : où trouver la main-d’œuvre qui fait défaut ? Las Casas est accusé d’avoir combattu la mise en esclavage des Indiens, mais d’avoir trouvé la solution au remplacement de cette main-d’œuvre en justifiant la mise en esclavage de captifs africains ! C’est lui prêter une préoccupation qui est celle, non pas d’un défenseur des droits de l’humanité opprimée comme il l’était, mais d’un colon à la recherche d’une main-d’œuvre dont il a besoin.
En second lieu, cette calomnie construite contre Las Casas au XVIe siècle, dure encore, cinq siècles après [11] ! Elle n’a même plus besoin d’être entretenue ou renouvelée par un parti colonial décidé à justifier l’esclavage, elle se reproduit d’elle-même si l’on peut dire, par l’effet de la paresse des auteurs, comme des lecteurs, qui, au lieu de chercher à vérifier ce qu’ils lisent, en menant une enquête, perdent toute prudence et se laissent aller à répéter, sans se demander s’il y eut, ou non, un débat, ni quel en fut l’enjeu.
Un premier constat s’impose : comment se fait-il que le mouvement anticolonialiste, né dès la « découverte de l’Amérique-destruction des Indes », pourtant bien étudié puisqu’aujourd’hui la quasi totalité des écrits de Las Casas sont publiés, et en plusieurs langues, et forment autant de preuves de son existence, demeurent écartés des vulgarisations qui continuent de propager la calomnie que j’ai rappelée précédemment ?
Je pose autrement la question : pourquoi ce mouvement anticolonialiste si fort et si conséquent, en dépit de son échec face à la réaction du parti des colons esclavagistes du XVIe siècle, demeure inconnu, ou plutôt méconnu du grand public ? Et nous sommes en 2015 ! Et la calomnie contre Las Casas continue de se propager ! Cela suffit, non ? Il est temps de passer à la connaissance, bien réelle, de cette histoire !
La critique du système esclavagiste au XVIIIe siècle : retour aux humanistes de la Renaissance et nouvelles données
L’échec de Las Casas, à la fin du XVIe siècle, coïncida avec la victoire du parti colonial esclavagiste. Le réveil de ses idées et de celles des humanistes se fit au XVIIIe siècle. La crise de l’empire colonial européen, sur l’ensemble du continent Amérique, coïncide avec un renouveau de la critique des politiques de puissances coloniales. La révolte des colonies contre leurs métropoles accompagna la crise de l’économie coloniale et, de façon plus précise, celle du mode de reproduction de la main-d’œuvre esclave.
En effet, le marché des captifs, qui se trouvait en Afrique, connaissait des difficultés de ravitaillement. Les guerres, qui fournissaient ce marché devaient être menées de plus en plus loin à l’intérieur du continent africain, ce qui fit augmenter le prix du captif. Un nouvel épisode de l’affrontement entre les partisans et les critiques du système colonial esclavagiste se préparait.
Différents aspects de la monstruosité du colonialisme esclavagiste furent repris, retrouvés et, de nouveau, mis en pleine lumière, après plus d’un siècle de sommeil, en Amérique même.
Dans les années 1770, Denis Diderot présente l’histoire de la conquête coloniale comme une violation des droits des peuples et de l’humanité et retrouve le thème développé par Las Casas concernant la « barbarie européenne » :
« Barbares européens ! l’éclat de vos entreprises ne m’en n’a point imposé. Leur succès ne m’en a point dérobé l’injustice. Je me suis souvent embarqué par la pensée sur les vaisseaux qui vous portaient dans ces contrées lointaines ; mais descendu à terre avec vous et devenu témoin de vos forfaits, je me suis séparé de vous, je me suis précipité parmi vos ennemis, j’ai pris les armes contre vous, j’ai baigné mes mains dans votre sang. J’en fais ici la protestation solennelle ; et si je cesse un moment de vous voir comme des nuées de vautours affamés et cruels, avec aussi peu de morale et de conscience, puisse ma mémoire, s’il m’est permis d’en laisser une après moi, tomber dans le dernier mépris, être un objet d’exécration [12] ! »
Il y a ici une montée en puissance de la prise de conscience, qui reproduit le cheminement que nous avons rencontré chez Las Casas : les conquérants perdent leur humanité en commettant l’injustice. Le « Je » du texte de Diderot prend conscience de ces faits, refuse lui aussi d’être complice, en se taisant, et passe à l’acte en prenant les armes, aux côtés des Indiens, contre ces « barbares européens », qui trahissent les droits de l’humanité en violant les droits des personnes et des peuples.
Esclavage et travail manuel non aidé.
De nouveaux thèmes apparurent lorsque des connaissances approfondies permirent de mieux comprendre le fonctionnement de la plantation esclavagiste qui avait fait de grands « progrès » si l’on ose dire, depuis trois siècles maintenant !
C’est ce que fit le comte de Mirabeau, qui devint député à l’Assemblée constituante, en 1789. S’interrogeant sur l’énorme mortalité des esclaves Bossales [13], dont la moyenne de vie ne dépassait guère une dizaine d’années, il révéla que les planteurs investissaient uniquement dans l’achat de captifs, mais non dans l’aide au travail manuel, en ce qui concerne les travaux des champs :
« Considérez la régie de la plupart des habitations : on n’y connaît ni instruments de culture, ni machines, ni procédés tendant à simplifier et abréger, ni aucune des inventions destinées à faciliter les travaux. Les Nègres voilà les bêtes de somme, les bras de leurs (les planteurs) Nègres, voilà leur industrie. Tels sont les ateliers de labeurs et de souffrances qu’un étranger, en voyant un si grand nombre de bras employés à des travaux qui s’exécutent bien mieux et plus facilement avec beaucoup moins d’efforts manuels, peut-être sans efforts manuels et par d’autres procédés, serait tenté de croire que les planteurs cherchent à se débarrasser de la trop grande population de leurs esclaves. Voilà comment la tyrannie connaît ses intérêts véritables [14] ! »
Sans entrer dans le détail, rappelons que la division du travail sur la plantation sucrière était frappante : les travaux des champs et le portage se faisaient par un travail humain, manuel et non aidé, alors que les travaux de distillation et de transformations des sucres connaissaient une technologie de pointe et exigeaient une main-d’œuvre dûment formée, mais peu nombreuse dans ce secteur. Les esclaves qui recevaient une formation professionnelle étaient des esclaves créoles, ce qui signifie nés sur place et élevés dans la proximité du maître. Peu nombreux, ils assuraient l’encadrement de la vie de la plantation et leur vie comme leur conservation étaient précieuses au maître. À l’opposé, la main-d’œuvre bossale était usée et abusée par les travaux épuisant des champs et du portage, qui n’exigeaient pas de formation professionnelle particulière. Un bossale mort au travail était remplacé à l’identique sans difficulté : le système avait inventé là un type de main-d’œuvre manuelle, facile à former, d’une durée de vie limitée à environ dix ans et remplaçable à volonté. Ce fut en effet un véritable capitalisme esclavagiste qui s’était développé dans l’Amérique sucrière du XVIe au XVIIIe siècles. [15]
Distinction entre abolition de la traite et celle de l’esclavage
Certains estimaient que la traite des captifs africains devait être supprimée, mais que l’esclavage méritait d’être maintenu, à condition qu’il soit « adouci », en investissant dans l’aide au travail manuel, par une amélioration de l’outillage et l’utilisation d’animaux. Mirabeau était de ceux-là.
Les Sociétés des Amis des Noirs, créées en 1788, à Londres et à Paris, préconisaient, elles aussi un « adoucissement » de l’esclavage en Amérique et, par ailleurs, la perspective de la conquête de l’Afrique qu’elles programmèrent, permettrait, selon leurs vues, d’y créer des plantations, ce qui rendrait le déplacement de la main-d’œuvre obsolète ! Ainsi, ces Sociétés voyaient-elles la conquête de l’Afrique comme le moyen de mettre fin à « la traite négrière », mais non à l’esclavage.
Cependant, un autre courant considérait que la traite et l’esclavage devaient disparaître avec les colonies elles-mêmes. Louis Jaucourt était de ceux-là. Ami de Diderot, Jaucourt rédigea l’entrée « Traite des Nègres » dans l’Encyclopédie. Il reprit l’argumentation de l’École de Salamanque selon laquelle l’esclavage est incompatible avec l’humanité de tout être humain, le colonialisme est une violation des droits des peuples et l’économie esclavagiste est illégitime. Il en appelait ainsi « à la fin des colonies et à leur destruction » :
« Peut-il être légitime de dépouiller l’espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité ou ses passions particulières ? Non...Que les colonies soient donc plutôt détruites que de faire tant de malheureux [16] ! »
Une économie qui viole les droits de l’humanité n’est pas légitime
Jaucourt posait un autre problème de fond :
« Faut-il conclure que le genre humain doit être horriblement lésé pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ?…À qui est-il permis de devenir opulent en rendant malheureux ses semblables [17] ? »
Pour répondre aux critiques mettant en lumière les violences des conquêtes et celles qui accompagnèrent la mise en valeur de ces terres nouvelles, les colons avaient en effet construit un récit fabuleux, selon lequel les colonies d’Amérique rapportaient des sommes énormes à la métropole ! Ils espéraient par là que le goût des richesses susciterait un mouvement d’opinion en faveur du maintien des colonies et ferait oublier l’horreur de la conquête. La rhétorique de la justification, par les intérêts économiques, prenait ici une nouvelle expression, confortée par les discours des économistes du profit, comme les physiocrates ou les turgotins.
Jaucourt osa poser la question sans fard : « À qui est-il permis de devenir opulent en rendant malheureux ses semblables ? »
Lorsqu’il était député à l’Assemblée constituante, en 1789, Grégoire dénonça, lui aussi, la justification « économiste », que les députés des colons tentaient de construire pour justifier leur existence :
« Souvent on nous présente un calcul prestigieux des intérêts de la métropole, dans lequel je crois retrouver les viles combinaisons de l’égoïsme. Vous insistez pour la conservation de la traite & de la servitude des Nègres, parce que des superfluités destinées à satisfaire vos besoins factices sont le prix de leur liberté. Ils sont forcés de dire à leur patrie un éternel adieu. Des régions africaines ils sont conduits chargés de fer dans les champs de l’Amérique pour y partager le sort des animaux domestiques, parce qu’il vous faut du sucre, du café, du tafia. Indignes mortels, mangez de l’herbe & soyez justes [18] ! »
Grégoire posait la même question que Jaucourt et refusait une argumentation de type économiste. L’économie sucrière nécessitait de mettre à feu et à sang trois continents, l’Amérique, l’Afrique et l’Inde, pour servir un café sucré sur les tables d’Europe ! Elle corrompait encore tous ceux qui se livraient à « l’infâme trafic », en contribuant à les dresser à ces formes spécifiques de déshumanisation. Jaucourt et Grégoire osaient réclamer la suppression d’une telle économie accompagnant un tel système de domination politique.
Mirabeau répondit lui aussi à cette argumentation des colons et ouvrit une autre réflexion : les colonies et le commerce colonial sont-ils rentables pour la métropole ? Sa réponse est longuement développée, citons sa conclusion :
« On voit déjà que la traite des noirs repose en partie, en trop grande partie, sur des marchandises étrangères et lointaines, qu’on ne se procure qu’aux dépens d’une reproduction intérieure, à laquelle on ravit son principal agent, le numéraire. Ainsi, les colonies n’étant point une terre étrangère, mais une partie de l’empire français, le bénéfice que les armateurs retirent de la traite n’a de réalité que pour eux ; il n’augmente pas la richesse nationale ; c’est un simple déplacement. Ils ont beau réaliser trois écus d’une pièce de toile, qui n’en a coûté qu’un sur la côte de Coromandel, ce bénéfice est nul pour le négociant français et par conséquent pour la France ; il n’augmenterait son capital qu’autant que la pièce de toile serait vendue hors de nos provinces, tandis que c’est à une de nos provinces, ou pour une de nos provinces que la vente s’opère.
Quelquefois à la vérité, la manufacture de Rouen supplée aux toiles pour la traite ; lorsque celles des Indes sont montées à un très haut prix, mais cette circonstance est rare et purement accidentelle. Comment les Européens pourraient-ils atteindre le bas prix de la main-d’œuvre des Asiatiques ? Sans doute nous avons des machines, mais un peu de riz, qui ne coûte rien pour ainsi dire, et que nous n’avons pas, suffit pour alimenter leurs ouvriers [19]. »
Quelle leçon d’histoire économique ! La question soulevée par Mirabeau est d’importance et nous ne la développerons pas ici faute de place, mais à cette argumentation d’ordre économique, il répondait de façon très nette : les colonies ne rapportent pas à la métropole, mais aux colons et aux négriers eux-mêmes.
En effet, la traite des captifs africains ne faisait guère intervenir de produits de la métropole, mais des denrées achetées par les négriers à l’étranger : des barres de fer qui venaient de la Baltique, des fusils anglais et des tissus des Indes orientales. L’argumentation des colons était une invention forgée pour les besoins de leur cause :
« Commerçants bordelais qui nous vantez les envois du commerce français dans nos colonies, continuait Mirabeau, vous les évaluez à 250 millions. Accordez-vous donc avec le recensement qu’en a fait le gouvernement lui-même ; à peine s’élevaient-ils en 1787 à 74 millions, dont 50 seulement ont passé pour être d’origine nationale, les 24 autres sont sortis, sans nul doute, d’une source étrangère. »
Opposition civilisation/ sauvagerie ou liberté/esclavage : deux conceptions de l’anthropologie s’affrontent
Au XVIIIe siècle, un courant de pensée repris la conception d’une anthropologie opposant civilisation à barbarie ou sauvagerie.
Chez Condorcet par exemple, la civilisation se trouve réduite au genre de vie des couches supérieures des sociétés européennes, présenté comme l’avenir inéluctable de l’humanité. Une voie unique de développement en quelque sorte, que toutes les sociétés du monde devront nécessairement suivre, en acceptant de s’y soumettre et de renoncer à ce qu’il appelle servitude, barbarie et sauvages :
« Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir [20] ? »
Cependant, un courant critique du système colonial en Amérique remit en question cette vision euro-centrée et retrouva la conception, que nous avons déjà rencontrée chez les humanistes espagnols de la Renaissance. En effet, les crimes contre les droits de l’humanité commis en Amérique, en Afrique et en Inde pouvaient difficilement être présentés comme l’aimable résultat de l’œuvre de LA civilisation.
Diderot, Mably, Jaucourt, Paine et d’autres, voyaient là, à nouveau, des actes de la barbarie européenne, retrouvant l’expression de Las Casas.
Thomas Paine, par exemple, constate que dans les pays européens, qui se prétendent civilisés, il existe un état de misère qui dépasse celui que l’on attribue aux sauvages :
« Le langage ordinaire a donné à la condition de l’homme deux dénominations : l’état de civilisé et l’état de sauvage ; il a accordé à l’un le bonheur et l’abondance, à l’autre la misère et les besoins. Mais quelque séduite que puisse être notre imagination par les descriptions et les comparaisons, il n’en est pas moins vrai qu’une grande partie du genre humain, dans ce qu’on appelle les pays civilisés, est dans un état de pauvreté et de misère beaucoup au-dessous de celui de l’Indien. Je ne parle pas ici d’un seul pays, mais de tous. Il en est ainsi en Angleterre, il en est ainsi dans toute l’Europe : cherchons-en la cause [21]. »
Paine constate que cette misère est une conséquence des politiques conquérantes et colonialistes, menées par les puissances européennes, qui entretiennent un état de guerre à l’extérieur comme à l’intérieur contre leur peuple tenu dans la misère. Il appelle cette forme de despotisme propre à l’Europe « une greffe de barbarie qui empêche le principe de civilisation de se développer [22]. »
Cette nouvelle version de la barbarie européenne emporte une conception anthropologique qui n’oppose plus la civilisation à la barbarie ou sauvagerie, mais, de façon à nouveau résolument moderne c’est-à-dire humaniste, la liberté à l’esclavage, la liberté entendue comme droit de naître libre et de le demeurer pour tous les individus de l’espèce humaine, et non pour quelques-uns seulement.
La réapparition de la calomnie contre Las Casas, en 1789
Enfin, je voudrais montrer comment la calomnie forgée, en Amérique et en Espagne, du vivant de Bartolomé de Las Casas, par ses adversaires, a été réactualisée par le parti colonial à l’époque des Révolutions de France et de Saint-Domingue.
À la fin de l’année 1789, les députés des colonies d’Amérique menèrent une campagne en faveur du maintien de la traite et de l’esclavage. Le député Grégoire eut le courage de contrer cette campagne menée avec le soutien du puissant parti colonial de l’époque, le club Massiac, qui rassemblait des banquiers, des planteurs, des négociants, proches du roi et de la grande noblesse de cour.
Du courage, il en fallait, et Grégoire se retrouva très rapidement isolé, à l’exception d’une très petite poignée d’amis. Il publia un texte dénonçant la traite, l’esclavage et le préjugé de couleur, que les colons ségrégationnistes de Saint-Domingue exerçaient à l’encontre des libres de couleur, terme qui désignait les personnes métissées. Grégoire justifiait le droit de résistance à l’oppression, qu’il estimait tout aussi légitime en France que dans les colonies !
Ce fut Moreau de Saint-Méry, député du parti ségrégationniste de la Martinique, qui lui répondit dans un texte anonyme, dont il reconnut plus tard en avoir été l’auteur.
Moreau de Saint-Méry s’en prenait à Grégoire et cherchait à le ridiculiser dans le but de désorienter l’opinion. Il rabaissait les propos de Grégoire, défenseur des droits de l’humanité, à un niveau de simple moralisateur, et le présenta comme « le nouveau Bartolomé de Las Casas », dans la version calomniée par le parti colonial, qu’il exprima de la manière suivante :
« Quant au pauvre Las Casas, il n’aurait pas dû s’attendre que son confrère (Grégoire) associerait son nom à celui des grands Apôtres de la Liberté, qui veulent changer l’univers, lui qui a conseillé de prendre des Nègres esclaves pour cultiver l’Amérique [23]. »
Las Casas et Grégoire sont tous deux l’objet d’une raillerie d’allure anticléricale, doublée d’une calomnie, créée expressément pour le premier, et qui devait maintenant rejaillir sur le second.
Pourquoi cette allure anticléricale dans les propos de Moreau ? Parce que Grégoire n’était pas seulement un prêtre, mais aussi un révolutionnaire, un ami des droits de l’homme, courageux et conséquent, que Moreau cherchait à confondre : si Grégoire est un curé, il ne saurait être en même temps un révolutionnaire. C’était pourtant le cas, en dépit des préjugés, Grégoire était prêtre et révolutionnaire à la fois !
Le procédé eut pour résultat de réactualiser le débat qui avait déjà eu lieu au XVIe siècle. Il est clair que Moreau de Saint-Méry espérait bien que la répétition de la calomnie suffirait à effrayer le député Grégoire et ses amis et à les réduire au silence. Mais cette fois, ce ne fut pas le cas et le parti colonial connut un échec historique en voyant la Révolution de Saint-Domingue se développer et aboutir, pour la première fois dans l’histoire du Nouveau Monde esclavagiste, à la déclaration selon laquelle la traite des captifs africains et de leur mise en esclavage étaient des crimes contre les droits de l’homme et du citoyen, en 1793, puis en 94.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclarait un principe à caractère général dans son article 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
Le processus de la Révolution de Saint-Domingue commença en 1790 avec la révolte d’Ogé. Il prit toute son ampleur avec l’insurrection des esclaves, qui débuta dans la nuit du 22 au 23 août 1791 et conduisit, deux ans plus tard, à la décision d’abolir l’esclavage prise par les habitants de la ville du Cap et soutenue par les commissaires civils Étienne Polverel et Sonthonax, les 29 août, 21 et 27 septembre 1793.
La nouvelle Déclaration des droits, votée le 23 juin 1793, au lendemain de la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, précisait dans son article 18, l’interdiction de l’esclavage en France :
« Tout homme peut engager ses services, son temps, mais il ne peut être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable. »
Les immenses progrès de la révolution de l’égalité de l’épiderme à Saint-Domingue permirent l’élection par les nouveaux libres d’une députation tricolore formée de députés noirs, blancs et métissés, qui atteignit Paris en janvier 1794 et proposa une alliance à la France de la liberté de cette époque. Le 16 pluviôse an II - 4 février 1794, les décisions suivantes furent votées :
« La Convention nationale déclare aboli l’esclavage des Nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la constitution [24]. »
Lorsqu’il prit le pouvoir par un coup d’État le 18 brumaire, Bonaparte supprima toute référence à la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen et décida le rétablissement de l’esclavage en 1802. Il y parvint à la Guadeloupe et en Guyane au prix d’horribles boucheries, En 1802, Bonaparte avait demandé à son gouvernement de justifier le rétablissement de l’esclavage. Écoutons comment Pierre-Auguste Adet, membre du Tribunat, présenta le 18 mai, dans un long discours l’argumentaire d’un tel projet :
« Ce que je viens de dire de la guerre peut s’appliquer à l’esclavage des noirs. Quelque horreur qu’il inspire à la philanthropie, il est utile dans l’organisation actuelle des sociétés européennes, et aucun peuple ne peut y renoncer sans compromettre les intérêts des autres nations. On peut le regarder comme une de ces institutions qu’il faut respecter, lors même qu’on voudrait s’en affranchir, parce qu’elles intéressent la sûreté de ses voisins. L’Europe est une grande famille, dont chaque partie est astreinte aux lois adoptées pour la conservation de toutes [25] (…) »
L’esprit des Lumières et des Révolutions des droits de l’homme et du citoyen était ouvertement combattu par une nouvelle théorie politique, qui justifiait la mise en esclavage d’êtres humains pour des convenances d’ordre politique. Le raisonnement d’Adet mettait en opposition éthique et politique : « quelque horreur qu’il inspire à la philanthropie, il est utile dans l’organisation actuelle des sociétés… ».
C’est en opposant éthique et politique, philosophie et droit, économie et humanité que cette nouvelle théorie politique partait à la conquête du monde. L’horreur de l’esclavage, selon Adet, n’était plus pour lui un monstre…
À la honte de l’humanité, ce fut dans cet esprit que Bonaparte, devenu Premier consul par un coup d’état militaire, parvint à rétablir l’esclavage à la Guadeloupe et en Guyane en 1802. Toutefois, il fut battu à Saint-Domingue, politiquement, militairement et surtout moralement, et perdit là deux corps d’armée, soit près de 60 000 soldats…
Ce fut de ce terrible combat que naquit la République indépendante d’Haïti, en 1804, qui reportait sur le continent américain, le projet cosmopolitique de la raison humaniste moderne, qui avait mis à l’ordre du jour, depuis déjà trois siècles comme on l’a vu, l’urgence de déclarer l’humanité une et non hiérarchisée, née libre et ayant des droits que les pouvoirs publics avaient le devoir de protéger et de mettre en pratique [26].
Article publié dans A. CAIOZZO, A-E. DEMARTINI éd., Monstre et imaginaire social, Paris, Créaphis, 2008, p. 83-99. Version relue et complétée en janvier 2015.