Alain Juppé : « Notre troisième priorité, c’est de travailler à la construction d’une nouvelle gouvernance mondiale » Extrait de son discours du 1er février 2012 à l’Institut d’études politiques de Paris
« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Dans ce monde nouveau, la diplomatie française est en initiative sur tous les fronts. Dans ce monde nouveau, elle refuse le statu quo, l’inertie et le renoncement.
Dans ce monde nouveau, elle se déploie avec pragmatisme et volontarisme au service du rayonnement de la France, selon quatre axes prioritaires : la promotion de nos valeurs, l’avancée de l’Europe, la construction de la gouvernance mondiale, la recherche de la sécurité.
Je voudrais vous en dire quelques mots.
Le premier axe, c’est de parier sur la contagion des valeurs.
Pendant des années, au nom de la sécurité et de la stabilité, de l’endiguement de l’islamisme djihadiste et de la lutte contre le terrorisme, des gouvernements qui ne respectaient pas les droits de l’Homme et freinaient le développement de leur pays ont été soutenus avec complaisance. C’était sous-entendre que certaines régions du monde ne sont pas faites pour la démocratie. C’était aussi oublier que la liberté est en germe dans chaque homme et que partout dans le monde, les peuples se battent pour la conquérir.
Par son ampleur, le « printemps arabe » a balayé trente ans d’immobilisme. Il nous a montré la force des aspirations des peuples. Il nous a renvoyés à notre propre histoire, en nous rappelant que le chemin vers la démocratie est long et exigeant et que chaque pays avance à son rythme. Il nous a engagés à faire le pari de la confiance tout en étant conscients des risques.
Ma conviction, c’est que le mouvement vers la démocratie est universel et que nous devons continuer à l’accompagner, malgré les soubresauts qu’il connaîtra nécessairement.
C’est ce que nous faisons en Birmanie, où nous encourageons les autorités à progresser sur le chemin de l’ouverture – j’ai porté ce message il y a quelques semaines au peuple et au gouvernement birmans, ainsi qu’à Aung San Suu Kyi, avocate inlassable de la démocratie, prix Nobel de la paix et militante des droits de l’Homme, à qui j’ai exprimé le respect, le soutien et l’affection de la France.
C’est ce que nous faisons en Europe, vigilants à l’égard des Etats membres de l’Union comme de nos premiers voisins, qui sont les pays de l’ex-Communauté des Etats Indépendants.
C’est ce que nous faisons en Afrique, quand nous aidons le peuple ivoirien à faire respecter ses choix, quand nous saluons la naissance d’un nouvel Etat au Sud-Soudan, quand nous appelons les autorités congolaises à la transparence et quand nous faisons preuve d’une vigilance accrue à l’approche de la présidentielle au Sénégal.
C’est enfin dans cet esprit que nous sommes aux côtés des gouvernements des pays arabes qui ont fait le choix de la démocratie. Avec la création de l’Union pour la Méditerranée, nous avons dessiné une grande ambition pour la Méditerranée : l’ambition d’un vaste espace commun dans lequel les pays des deux rives, chacun avec son héritage, chacun avec son horizon, puissent tisser sur un pied d’égalité des liens renouvelés au service de la paix, de la liberté et de la démocratie. Cette ambition, le « printemps arabe » lui a donné un nouveau souffle. Nous savons tous que la démocratie ne se fera pas en un jour. Nous savons tous que l’histoire peut réserver des déceptions ou des surprises. Et nous sommes tous déterminés à faire preuve de vigilance pour que les nouveaux gouvernements restent fidèles aux valeurs pour lesquelles ils ont été élus et respectent les règles de la vis démocratique. Mais je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions refuser à des peuples dont la voix a été si longtemps étouffée le droit d’exprimer leur choix. Je ne vois pas au nom de quoi ce qui s’est passé dans tant de pays, en Inde, en Amérique latine ou en Europe, ne pourrait pas se produire dans les pays arabes.
Je pense naturellement à la Syrie, où le peuple s’est levé et fait face avec courage à une répression sauvage. Au nom de la non-ingérence, au nom de la crainte de l’islamisme, beaucoup rechignent à agir. Ce n’est pas le choix de la France. Le choix de la France, l’honneur de la France, c’est de soutenir l’opposition syrienne et de travailler avec la Ligue arabe pour trouver une sortie de crise – c’est ce que nous avons fait hier à New York. Et ne nous y trompons pas : si nous n’agissons pas, alors nous laisserons le champ libre au chaos ; alors nous laisserons libre cours aux extrémismes de tout bord.
Deuxième priorité : franchir une nouvelle étape dans le projet européen, qui nous rendra plus forts pour peser dans les affaires du monde.
L’urgence, c’est de surmonter la crise de la dette et de construire avec nos partenaires l’Europe de la compétitivité, de la croissance et de l’emploi.
Les décennies passées nous l’ont enseigné : l’histoire du projet européen est une histoire de crises à chaque fois surmontées, d’intégration à chaque fois renforcée, de compétences toujours plus partagées. Je suis de ceux qui pensent que l’Union européenne sortira plus forte de l’épreuve qu’elle traverse. Je suis de ceux qui pensent qu’elle dispose aujourd’hui d’une occasion sans précédent pour s’engager dans la voie d’une intégration accrue, en mettant en place un véritable gouvernement économique de la zone euro, des règles de discipline et de solidarité budgétaires partagées par tous et des initiatives coordonnées en faveur de la croissance. J’en veux pour preuve les traités qui viennent d’être conclus pour doter enfin l’Europe d’un mécanisme de solidarité et d’une nouvelle gouvernance économique : quel chemin parcouru depuis mai 2010, où pour venir en aide à la Grèce, nous avons dû additionner dans l’urgence des prêts bilatéraux ! C’est une avancée considérable.
Le chemin que nous avons choisi n’est pas celui de l’affaiblissement des nations par des transferts de souveraineté. C’est celui de l’établissement d’une souveraineté partagée, qui donne à nos peuples la certitude qu’ils pourront maîtriser leur destin face aux forces nouvelles libérées par la mondialisation. Ce qui donnera à nos concitoyens la force de résister à l’inacceptable toute-puissance des marchés financiers, ce n’est pas le repli nationaliste, c’est l’Europe.
Avec l’Allemagne, son partenaire historique, la France est aux avant-postes pour relever ce défi. Fidèles aux engagements scellés par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer, forts d’une amitié forgée à l’épreuve des siècles, guidés par des aspirations puisées aux mêmes sources, nos deux pays sont déterminés à montrer la voie. L’accord du 9 décembre 2011 et les décisions prises lundi dernier constituent un tournant : c’est bien grâce au couple franco-allemand que se met en place une réponse globale à la crise de la zone euro. Le cinquantième anniversaire du Traité de l’Elysée, en janvier prochain, sera l’occasion de réaffirmer notre vocation commune au service de l’Europe.
Mais la crise de la dette n’est qu’un révélateur. Elle n’est que le symptôme d’une crise plus profonde, dont les signes sont apparus bien avant la crise financière, qu’il s’agisse du « non » aux référendums néerlandais et français sur la Constitution européenne en 2005 ou de la montée d’un populisme europhobe dans plusieurs Etats membres.
Cette crise plus profonde, c’est celle du sens du projet européen, c’est celle de la difficile émergence d’une conscience politique européenne. Je comprends bien que les peuples aient du mal à y voir clair : l’Europe n’est pas une fédération, elle n’est pas une confédération, elle n’est pas une organisation internationale. Elle constitue une entité politique d’un genre nouveau, ni empire ni Etat, où les peuples ne trouvent pas encore le lieu de leur citoyenneté. L’Europe se construit, et l’enjeu, pour nous tous, c’est de faire renaître un désir, là-où trois décennies de crise économique ont conduit à un certain scepticisme.
Bien sûr, nous devons aujourd’hui construire le bouclier économique que redonnera confiance aux citoyens européens. Mais si nous voulons les aider à renouer avec le rêve européen, nous devons aussi faire de l’Europe le creuset d’un nouvel humanisme.
Du temps des cathédrales à la Renaissance, des universités médiévales au programme Erasmus, l’Europe a toujours été un berceau de culture et de modernité, de savoir et de création. Même à l’époque de la conquête et de la colonisation, elle a toujours fait rayonner dans le monde ses valeurs de dialogue, de tolérance et d’ouverture à l’autre. Elle s’est toujours imposée comme un modèle d’humanisme et de progrès.
Aujourd’hui, dans un monde de plus en plus interdépendant, l’Europe, sans prétendre donner de leçons, doit rester un exemple. Elle doit inventer un nouveau modèle et montrer la voie d’un humanisme moderne, qui allie unité et diversité, démocratie et cohésion, croissance et solidarité. Elle doit s’affirmer sans naïveté, en défendant ses intérêts et ses valeurs, tout en ayant à cœur de les incarner concrètement, aux yeux de ses citoyens comme du reste du monde. Car l’Europe élargie – nous serons 28 avec la Croatie le 1er juillet 2013 – conserve une identité qui lui est propre, tout en restant forte de ses Etats et de ses nations, parfois millénaires. Et cet ancrage est un atout dans la mondialisation.
Cet ancrage est aussi un atout pour permettre au projet européen de continuer à avancer. Qu’il s’agisse du premier cercle – le cœur intergouvernemental, toujours plus intégré, que constituent la zone euro et l’espace Schengen-, ou du second - l’Union européenne élargie, centrée sur un marché unique, fonctionnant selon la méthode communautaire-, force est de constater que la capacité d’attraction de l’Europe reste intacte. Force est de constater que l’histoire que nous avons commencé à écrire est loin d’être achevée.
Notre troisième priorité, c’est de travailler à la construction d’une nouvelle gouvernance mondiale. C’est de faire émerger un multilatéralisme de l’action, dans lequel la réalité multipolaire du monde sera transcendée par la définition d’objectifs communs et par la mise en place de mécanismes collectifs efficaces.
Aujourd’hui, on le voit bien, le monde se structure en ensembles régionaux. Il y a l’Union européenne qui, à bien des égards, fait figure de modèle. Il y a l’Association des nations d’Asie du Sud-est (ASEAN) et les organisations qui se constituent en Amériques latine. Il y a la grande ambition qu’est l’Union africaine et ses structures régionales, telles que la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ou la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC). Il y a la Ligue arabe, qui semble renaître, portée par les changements politiques dans le monde arabe.
Notre objectif, c’est d’appuyer la montée en puissance de ces organisations régionales, notamment sur le continent africain, avec lequel nous entretenons des liens anciens et profonds. C’est aussi de construire entre l’Union européenne et ces différents ensembles des relations structurelles susceptibles de les consolider et de contribuer à la stabilité du monde. Les crises politiques des derniers mois l’ont montré : c’est grâce à l’action de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), de l’Union économique et monétaire ouest-africaine et de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) que des solutions ont pu être trouvées en Côte d’Ivoire, à Anjouan et à Madagascar.
Le deuxième étage de ce système, ce sont les organisations internationales spécialisées consacrées au commerce, à l’agriculture, à l’éducation ou aux finances internationales. Ces organisations sont indispensables. Mais elles peinent à produire des résultats, parce que les décisions à 190 Etats souverains sont difficiles à prendre. La France travaille dans deux directions :
– Promouvoir la création d’une organisation mondiale de l’environnement, pour rendre la gouvernance mondiale plus efficace en matière de développement durable. Nous souhaitons que la conférence de « Rio + 20 » soit l’occasion de lancer enfin cette initiative. Mais cette réforme ne prendra tout son sens que si nous entamons également, en parallèle, une réforme plus globale du pilier économique et social des Nations Unies.
– Donner une cohérence et une capacité d’impulsion à ce système. C’est un travail de longue haleine, qui est mené au sein du G8 et du G20. Mais c’est un effort indispensable.
Au-delà des organisations thématiques, nous devons faire évoluer le système international dans son ensemble. Il date de 1945 et doit mieux refléter la réalité du monde d’aujourd’hui. Relire la charte des Nations Unies, c’est constater à quel point ses rédacteurs ont été visionnaires. C’est constater que leur idéal reste intact. Mais observer le fonctionnement de l’Organisation et des institutions qui lui sont associées, c’est admettre que ces instruments ne correspondent plus aux nouveaux équilibres de la planète.
La France s’engage pour permettre aux pays émergents de s’y investir davantage. C’est tout le sens de la création du G20 et de notre position ouverte sur la réforme des droits de vote au Fonds monétaire international. C’est aussi le sens de l’appui sans ambigüité que nous apportons à l’élargissement du Conseil de sécurité des Nations Unies, instance suprême en charge de la paix dans le monde.
Cette question de la paix et de la sécurité reste évidemment une question centrale – c’est là la quatrième priorité de la diplomatie française.
La conviction qui nous guide, c’est que même si les menaces ont changé depuis le XXe siècle, la France doit garder la capacité de défendre ses valeurs et ses intérêts, son territoire et ses populations. Nous sommes donc très attachés à ce que la dissuasion nucléaire française indépendante, garantie ultime de nos intérêts vitaux, reste la clé de voûte de notre posture de défense. C’est aussi la raison pour laquelle, au cours des dernières années, nos armées ont engagé deux réformes majeures : la professionnalisation, en 1996, pour doter la France d’une armée de métier, et la modernisation de notre outil de défense, à la suite du Livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité nationale, pour rendre nos armées toujours plus efficaces et toujours plus opérationnelles. L’intervention en Libye l’a démontré, comme nos engagements en Afghanistan, au Liban ou en Afrique : nous disposons désormais d’une capacité de projection efficace qui nous permet d’agir là où doivent être défendues la paix et la stabilité.
Mais nous savons aussi que la France n’est pas seule.
– Elle est pleinement dans l’Alliance atlantique, dont elle a fait le choix de rejoindre le commandement intégré. C’était indispensable pour peser davantage dans le processus de prise de décision et nous sommes aujourd’hui aux avant-postes des réformes engagées pour moderniser l’Alliance.
– En complémentarité avec l’Alliance atlantique rénovée, nous sommes également déterminés à faire progresser l’Europe de la défense. L’Europe ne doit pas renoncer à avoir les moyens de sa défense. Plus que jamais, elle se doit d’être capable de dire à tous ses citoyens qu’elle est, par elle-même, capable de les protéger contre les menaces sans dépendre des autres. C’est dans cet esprit que nous avons travaillé, avec « l’initiative Weimar » (qui regroupe la France, l’Allemagne et la Pologne), à relancer la politique étrangère de sécurité et de défense commune, tout en renforçant en parallèle nos coopérations bilatérales de défense avec nos principaux partenaires, au premier rang desquels le Royaume-Uni. Aujourd’hui, nous avançons concrètement sur des opérations de politique étrangères de sécurité et de défense commune, au large de la Somalie, dans la Corne de l’Afrique et au Sahel, et dans la mutualisation de nos capacités de défense. La vieille rivalité entre l’OTAN et l’Union européenne est dépassée. Aujourd’hui, les choses sont claires : une Europe de la défense plus forte, c’est une relation transatlantique plus solide ; c’est une Alliance atlantique plus efficace.
Ces efforts sont d’autant plus indispensables qu’en tant que puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, notre pays a une responsabilité particulière dans le concert des nations. Nous l’avons assumée quand, face à la folie criminelle d’un régime à bout de souffle, nous avons appelé la communauté internationale à intervenir pour protéger le peuple libyen d’un massacre annoncé. Nous avons été en première ligne de l’intervention militaire conduite par la coalition dans le cadre de la résolution 1973 des Nations Unies.
Notre responsabilité, aujourd’hui, c’est de relever les grands défis de sécurité auxquels le monde est confronté.
– Qu’est-ce qui est en jeu en Iran ? C’est notre capacité à faire comprendre au régime de Téhéran qu’il est dans l’impasse, que nous n’accepterons jamais un Iran doté de l’arme nucléaire. C’est notre capacité à résoudre une crise majeure par la paix, en montrant qu’une démarche diplomatique est possible, sans transiger sur nos intérêts de sécurité, en évitant que certains ne fassent le choix d’une solution militaire dont les conséquences seraient imprévisibles.
– Qu’est-ce qui est en jeu en Afghanistan et au Sahel ? C’est notre capacité à protéger nos valeurs et notre sécurité, dans un monde où des menaces peuvent naître très loin de nos frontières, grâce à une coopération de tous les membres de la communauté internationale, au premier rang desquels, bien sûr, les pays des régions concernées. En Afghanistan, où nos forces effectuent un travail remarquable, c’est également d’aider les autorités afghanes à prendre enfin leur destin en main, dans le cadre d’un retrait ordonné et non d’une retraite précipitée. C’est tout l’enjeu du traité d’amitié signé la semaine dernière à l’occasion de la visite du Président KARZAÏ à Paris. » Alain Juppé, extrait de son discours du 1er février 2012 à l’Institut d’études politiques de Paris
- Le MEDE« F » a une priorité : le fédéralisme européen |