La dangerosité des multinationales selon Mendès France

, par  J.G.
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Jean Bothorel : " Vous avez cité plusieurs fois depuis le début de notre conversation, les entreprises multinationales. Pourquoi sont-elles si importantes ? "

Jean Bothorel

Pierre Mendès France : " D’abord, à cause de leurs dimensions. Le chiffre d’affaires de la General Motors est égal au montant de notre budget. Beaucoup de sociétés multinationales sont plus importantes que des Etats comportant des millions d’âmes. Au Canada, les deux tiers de la production et des usines appartiennent à des firmes étrangères, surtout américaines. Les sociétés multinationales se situent surtout dans les secteurs à haute technologie (atome, chimie, informatique, ...) ou dans les branches de très large consommation (industries alimentaires, automobiles, essence,...). Elles peuvent s’opposer, avec leurs moyens considérables, à la poursuite et au succès de certains objectifs nationaux. C’est vrai, naturellement, dans les pays sous-développés mais, même ailleurs, on ne peut nier ni les arrangements, tacites ou avoués, qui existent entre elles et des groupes sociaux dominants (d’où parfois leur intervention au profit de forces conservatrices ou même fascistes), ni leur indifférence aux conséquences humaines et politiques de leur action (voyez la Société Ebauches et la crise de Lip ou la société Salamander et la crise de la chaussure à Romans, etc.). D’une manière générale, on ne peut ou on n’ose pas empêcher une société étrangère, si on redoute des difficultés avec son gouvernement, de faire vendre à perte par l’une de ses filiales, située en Allemagne, en Hollande ou en France, pour réduire les impôts qu’elle y paie et de faire acheter par une autre filiale implantée dans un paradis fiscal où les bénéfices seront donc peu taxés, etc. On ne peut ou on n’ose pas empêcher une société de maintenir ses liquidités ici plutôt que là ou de déplacer ses avoirs (...). Il y a un autre fait important et même préoccupant. Les grandes affaires reposent largement sur des études et des travaux réalisés par leurs laboratoires et leurs instituts installés généralement en Amérique, les filiales extérieurs n’étant alors que des ateliers d’exécution. Cela n’est pas sans rapport avec ce qu’on a appelé le drainage des cerveaux, c’est-à-dire, l’émigration de spécialistes et d’experts hors d’Europe. On en parle moins qu’il y a quelques années et on a tort...Il ne servirait à rien de réglementer les importations de capitaux américains ou autres en France, s’ils sont accueillis sans difficulté en Allemagne ou en Belgique, y prennent une nouvelle nationalité apparente à travers de sociétés locales et passent de là en France, à la faveur des commodités internes au Marché commun ; ou encore, y installent des usines, y fabriquent des marchandises qui, ensuite, pénétreront en France sans droits de douane. Il ne semble pas que nos gouvernements aient jamais pris à cet égard une initiative européenne. Probablement parce que leur politique a été fluctuante et que, dans nombre de cas, loin de repousser des implantations étrangères, ils les ont recherchées. Il ne semble même pas qu’ils se soient beaucoup préoccupés du fait que l’installation de grosses entreprises relevant d’autorités lointaines risque de faire échapper à la planification d’importantes unités économiques. Le Plan peut mettre l’accent sur le développement rural tandis que les multinationales chercheront à promouvoir des activités urbaines ou industrielles ; le Plan peut rechercher l’égalisation des revenus et les multinationales tendre, volontairement ou non, à l’accentuation des inégalités ; le Plan peut vouloir créer un maximum d’emplois et les multinationales recourir à des techniques ou distribuer des marchandises qui économisent la main d’oeuvre ; le Plan peut essayer de sauvegarder des structures anciennes pour des raisons politiques, par exemple, alors que les multinationales en font bon marché etc., etc...En Europe, on a constaté au surplus que la majeure partie des investissements américains a été opérée par l’utilisation de profits réalisés antérieurement sur place et par des emprunts faits sur les marchés locaux, c’est-à-dire, en définitive, par des capitaux fournis par l’Europe elle-même. C’est pourquoi les gouvernements responsables ont le devoir d’arrêter plus nettement les règles qui devront prévaloir dans l’avenir. Quels investissements étrangers seront autorisés, pénalisés ou interdits ? Quelles priorités seront accordées aux Etats membres ? Quelles précautions seront prises lorsque des catégories entières de producteurs risqueront de se trouver durablement dominées ou contrôlées par des centres de décision étrangers ? Quel sera le régime des apports (majoritaires ou minoritaires) de capitaux étrangers, pour la modernisation ou l’extension de telle ou telle branche industrielle ? Des dispositions particulières seront-elles prévues pour des secteurs de pointe ? Quelles règles seront imposées lorsque des brevets étrangers seront exploités à défaut de brevets européens équivalents ? Comment garantirons-nous, les orientations économiques que nous aurons arrêtées, notamment dans les secteurs qui se trouvent en amont des processus industriels ?

Toutes ces décisions qui auraient dû intervenir en commun depuis longtemps, il n’est pas trop tard pour les prendre maintenant. Il n’est pas trop tard pour qu’une politique globale soit définie et poursuivie par les Etats membres, même si elle nécessite beaucoup de volonté pour tenir tête à des intérêts agissants et influents. Certains groupes français se prêtent, en effet, plus facilement à des arrangements et à des compromis avec des capitalistes américains qu’à des disciplines et à des adaptations découlant des besoins sociaux ou du progrès collectif ; le C.N.P.F., qui s’est élevé avec tant de hauteur contre les interventions de l’Etat et du Plan dans le domaine industriel, n’a jusqu’ici exprimé aucune inquiétude à l’égard des interventions financières du dehors ! "

Jean Bothorel : " Selon vous, la présence des sociétés multinationales est devenue un facteur essentiel dans le développement d’une Europe plus autonome ? D’après leur attitude, l’Europe peut s’orienter dans le bon ou dans le mauvais sens ? "

Pierre Mendès France : " La plupart de ces firmes sont largement dominées par des états-majors et des intérêts implantés dans un autre continent. Huit sur dix des plus grandes sociétés multinationales ont leur siège aux U.S.A., et les deux autres, si elles sont anglo-hollandaises, y ont également de grands intérêts. Le premier rapport des Nations Unies souligne la nécessité pour les gouvernements de soumettre ces sociétés à ce qu’il appelle un "code de bonne conduite". Les Anglais ont déjà pris quelques mesures concernant leur fiscalité et leurs investissements. Mais ces mesures ne porteraient vraiment leurs fruits que si elles étaient appliquées et renforcées dans l’ensemble du continent. Les intérêts des pays européens sont semblables là-dessus, malgré des apparences qui ne concernent que la période du début. Je suis certain que l’opinion de nos pays serait très favorable à un accord de défense collectif. Seulement, rien n’est possible si les gouvernements intéressés ne s’entendent pas ; sinon, les multinationales s’installeront à l’endroit où elles ne craignent rien, ce qui ne les empêchera pas de développer leurs affaires dans toute la Communauté. Le bilan des avantages et des inconvénients d’une société étrangère est variable d’un pays à l’autre et la question se pose naturellement en termes particulièrement délicats dans les régions et dans les pays sous-développés. A l’actif, on peut souvent mettre une augmentation possible des exportations, l’amélioration du niveau technologique, la création d’emplois supplémentaires. Au débit, un certain assujettissement des pays d’accueil à des intérêts très influents, une atteinte portée à leurs valeurs culturelles et sociales, des conséquences financières qui peuvent être graves. Souvent, les avantages sont à court terme, les inconvénients à moyen et à long terme...Comme les U.S.A. sont fréquemment le pays d’origine des sociétés multinationales, les effets qui en résultent sur eux sont assez particuliers ; tantôt ils n’affectent que la politique intérieure américaine, tantôt ils tendent à orienter sa politique extérieure dans un sens conforme à des intérêts financiers ; c’est ainsi que les compagnies pétrolières ont fait campagne ouvertement en faveur des pays arabes et contre l’Etat d’Israël, ou que le comportement des U.S.A. à Cuba avant Castro était dominé par les trusts sucriers et autres. Au Japon, l’action des multinationales est restée faible, jusqu’à ce jour, en raison des pratiques restrictives qui y ont toujours réduit à peu de chose les implantations étrangères. En revanche, des pays d’accueil comme le Canada ont dû affronter des situations qui furent parfois aiguës. Quant aux rapports des multinationales et des pays de l’Est, ils sont récents et résultent d’accords de coopération dont on ne connaît pas encore tous les effets ; ce qu’on peut dire, c’est qu’elles y investissent des milliards, produits, selon Marx, par l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire l’exploitation des travailleurs par les patrons. Nouvelle forme des crédits que l’Occident (ou plutôt ses ouvriers et ses consommateurs) ouvre aux pays de l’Est ! Il sera intéressant de suivre l’évolution de ce genre de transactions au cours des prochaines années.

Un syndicaliste canadien M. Charles Levinson, qui dirige la Fédération Internationale de la chimie, s’est beaucoup occupé des entreprises multinationales et il a révélé des faits que l’on pressentait mais dont on n’avait qu’une connaissance très insuffisante ; selon lui, la production de ces entreprises se développe, en moyenne, deux fois plus vite que l’ensemble de l’activité économique ; il estime que, d’ici une dizaine d’années, trois ou quatre cents grandes sociétés contrôleront plus des trois quarts de toute l’industrie du monde capitaliste. Cela est surtout vrai, dit-il, des industries avancées qui utilisent beaucoup de matière grise au centre (donc d’abord aux U.S.A.), mais relativement peu de main-d’oeuvre -ou, de préférence, de la main-d’oeuvre des pays où elles ont ouvert des filiales pour bénéficier de salaires et de prix de revient moindres. Ces pays sont colonisés en quelque sorte et leurs relations avec les sociétés multinationales ne sont pas sans ressembler à celles qu’entretenaient les colonies avec les métropoles au XIXème siècle. Levinson a même retrouvé une curieuse citation de Lénine, que je ne connaissais pas, et selon laquelle l’exportation des marchandises, dans l’évolution capitaliste, doit peu à peu céder le pas à l’exportation des capitaux.

Les organisations syndicales européennes, ainsi que les gouvernements et les institutions internationales, doivent donc arrêter en commun leurs réactions de défense. Etudier dès maintenant, une fiscalité type qui assurerait aux pays hôtes des recettes destinées à faciliter un développement plus autonome, mieux contrôler les mouvements de capitaux, bien connaître l’origine des fonds d’investissements (souvent trouvés sur place), réglementer les fusions et concentrations, les rapatriements et les réinvestissements, etc."

Extrait du livre "Choisir" de Pierre Mendès France, conversations avec Jean Bothorel, le 8 janvier 1974.

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