« leur but n’est pas l’anarchie, mais la stabilité sociale » Aldous Huxley

, par  John Groleau
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Le Meilleur des mondes, livre qui décrit un État mondial hiérarchisé avec des êtres humains créés en laboratoire et conditionnés durant leur enfance, fut publié en 1932. Son auteur, Aldous Huxley, fut membre du comité exécutif [1] du Centre d’Études des Problèmes Humains (CEPH) fondé en juillet 1936, côtoyant ainsi le « recruteur principal de la synarchie », Jean Coutrot. Ce dernier fut « membre conseiller » de l’Institut de Psychologie appliquée (IPSA) créé en 1938 [2].
Ci-dessous, des extraits de la « préface nouvelle » datée de 1946 d’Aldous Huxley pour son roman d’anticipation, suivis de passages de l’ouvrage de Jean Coutrot, L’humanisme économique, paru après les grèves de 1936.

Aldous Huxley« Mais Le Meilleur des mondes est un livre sur l’avenir, et, quelles qu’en soient les qualités artistiques, un livre sur l’avenir ne peut nous intéresser que si ses prophéties ont l’apparence de choses dont la réalisation peut se concevoir. De notre observatoire actuel, à quinze ans plus bas, le long du plan incliné de l’histoire moderne, quel est le degré de plausibilité que semblent posséder ses pronostics ? Que s’est-il passé, au cours de ce douloureux intervalle, pour confirmer ou invalider les prévisions de 1931 ?
Il y a un défaut de prévision énorme et manifeste qui apparaît immédiatement. Le Meilleur des mondes ne fait aucune allusion à la fission nucléaire. En fait, il est assez curieux qu’il en soit ainsi : car les possibilités de l’énergie atomique constituaient un sujet de conversation préféré depuis des années avant que ce livre ne fût écrit. Mon vieil ami Robert Nichols avait même écrit à ce sujet une pièce à succès, et je me souviens que j’en avais moi-même dit un mot, en passant, dans un roman publié dans les dernières années vingt. Il semble donc, comme je le dis, fort curieux que les fusées et les hélicoptères du septième siècle de Notre Ford n’aient pas eu, pour puissance motrice, des noyaux en désintégration.
Cet oubli peut n’être pas excusable, mais du moins il peut s’expliquer facilement. Le thème du Meilleur des mondes n’est pas le progrès de la science en tant que tel ; c’est le progrès de la science en tant qu’il affecte les individus humains. Les triomphes de la physique, de la chimie et de l’art de l’ingénieur sont pris tacitement comme allant de soi. Les seuls progrès scientifiques qui y soient spécifiquement décrits sont ceux qui intéressent l’application aux êtres humains des recherches futures en biologie, en physiologie et en psychologie. C’est uniquement au moyen des sciences de la vie que la qualité de la vie pourra être modifiée radicalement. Les sciences de la matière peuvent êtres appliquées d’une façon telle qu’elles détruiront la vie, ou qu’elles rendront l’existence inadmissiblement complexe et inconfortable ; mais, à moins qu’elles ne soient utilisées comme instruments par les biologistes et les psychologues, elles sont impuissantes à modifier les formes et les expressions naturelles de la vie elle-même. La libération de l’énergie atomique marque une grande révolution dans l’histoire humaine, mais non (à moins que nous ne nous fassions sauter en miettes, et ne mettions ainsi fin à l’histoire) la révolution finale et la plus profonde.
La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains. [...]. Les gens qui gouvernent le Meilleur des mondes peuvent bien ne pas être sains d’esprit (au sens qu’on peut appeler absolu de ce mot) ; mais ce ne sont pas des fous, et leur but n’est pas l’anarchie, mais la stabilité sociale. C’est afin d’assurer la stabilité qu’ils effectuent, par des moyens scientifiques, la révolution ultime, personnelle, véritablement révolutionnaire. [...]. En admettant, donc, que nous soyons capables de tirer de Hiroshima une leçon équivalente de celle que nos ancêtres ont tirée de Magdebourg, nous pouvons envisager une période, non pas, certes, de paix, mais de guerre limitée, qui ne soit que partiellement ruineuse. Au cours de cette période, on peut admettre que l’énergie nucléaire sera attelée à des usages industriels. Le résultat, la chose est assez évidente, sera une série de changements économiques et sociaux plus rapides et plus complets que tout ce qui s’est vu à ce jour. Toutes les formes générales existantes de la vie humaine seront brisées, et il faudra improviser des formes nouvelles pour se conformer à ce fait non humain qu’est l’énergie atomique. Procuste en tenue moderne, le savant en recherches nucléaires préparera le lit sur lequel devra coucher l’humanité ; et, si l’humanité n’y est pas adaptée, ma foi, ce sera tant pis pour l’humanité. Il faudra procéder à quelques extensions et à quelques amputations - le même genre d’extensions et d’amputations qui ont lieu depuis le jour où la science appliquée s’est réellement mise à marcher à sa cadence propre ; mais cette fois, elles seront considérablement plus rigoureuses que par le passé. Ces opérations, qui seront loin de se faire sans douleur, seront dirigées par les gouvernements totalitaires éminemment centralisés. C’est là une chose inévitable : car l’avenir immédiat a des chances de ressembler au passé immédiat, et dans le passé immédiat les changements technologiques rapides, s’effectuant dans une économie de production en masse et chez une population où la grande majorité des gens ne possède rien, ont toujours eu tendance à créer une confusion économique et sociale. Afin de réduire cette confusion, le pouvoir a été centralisé et la mainmise gouvernementale accrue. [...]. Il n’y a, bien entendu, aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux anciens. Le gouvernement au moyen de triques et de pelotons d’exécution, de famines artificielles, d’emprisonnements et de déportations en masse, est non seulement inhumain (cela, personne ne s’en soucie fort de nos jours) ; il est - on peut le démontrer - inefficace : et, dans une ère de technologie avancée, l’inefficacité est le péché contre le Saint-Esprit. Un État totalitaire vraiment “efficient” serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. La leur faire aimer - telle est la tâche assignée dans les États totalitaires d’aujourd’hui aux ministères de la propagande, aux rédacteurs en chef de journaux, et aux maîtres d’école. Mais leurs méthodes sont encore grossières et non scientifiques. Les jésuites se vantaient jadis de pouvoir, si on leur confiait l’instruction de l’enfant, répondre des opinions religieuses de l’homme : mais c’était là un cas de désirs pris pour des réalités. Et le pédagogue moderne est probablement, à tout prendre, moins efficace, dans le conditionnement des réflexes de ses élèves que ne l’étaient les révérends pères qui instruisirent Voltaire. Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s’abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr. Churchill appelle un “rideau de fer” entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l’opinion d’une façon beaucoup plus efficace qu’ils ne l’auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des “Manhattan Projects” de l’avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront appelleront le problème du bonheur, - en d’autres termes, le problème consistant à faire aimer aux gens leur servitude. Sans la sécurité économique, l’amour de la servitude n’a aucune possibilité de naître ; j’admets, pour être bref, que le tout-puissant comité exécutif et ses directeurs réussiront à résoudre le problème de la sécurité permanente. Mais la sécurité a tendance à être très rapidement prise comme allant de soi. Sa réalisation est simplement une révolution superficielle, extérieure. L’amour de la servitude ne peut être établi, sinon comme le résultat d’une révolution profonde, personnelle, dans les esprits et les corps humains. Pour effectuer cette révolution, il nous faudra, entre autres, les découvertes et les inventions ci-après. D’abord une technique fortement améliorée et la suggestion - au moyen du conditionnement dans l’enfance, et plus tard, à l’aide de drogues, telles que la scopolamine. Secundo, une science complètement évoluée des différences humaines, permettant aux directeurs gouvernementaux d’assigner à tout individu donné sa place convenable dans la hiérarchie sociale et économique. (Les chevilles rondes dans des trous carrés ont tendance à avoir des idées dangereuses sur le système social et à contaminer les autres de leur mécontentement.) Tertio (puisque la réalité, quelque utopienne qu’elle soit, est une chose dont on sent le besoin de s’évader assez fréquemment), un succédané de l’alcool et des autres narcotiques, quelque chose qui soit à la fois nocif et plus dispensateur de plaisir que le genièvre ou l’héroïne. Et quarto (mais ce serait là un projet à longue échéance, qui exigerait, pour être mené à une conclusion satisfaisante, des générations de mainmise totalitaire), un système eugénique à toute épreuve, conçu de façon à standardiser le produit humain et à faciliter ainsi la tâche des directeurs. Dans Le Meilleur des mondes cette standardisation des produits humains a été poussée à des extrêmes fantastiques, bien que peut-être non impossibles. Techniquement et idéologiquement, nous sommes encore fort loin des bébés en flacon, et des groupes Bokanovsky de semi-imbéciles. Mais quand sera révolue l’année 600 de N.F., qui sait ce qui ne pourra pas se produire ? D’ici là, les autres caractéristiques de ce monde plus heureux et plus stable - les équivalents du soma, de l’hypnopédie et du système scientifique des castes - ne sont probablement pas éloignées de plus de trois ou quatre générations. Et la promiscuité sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas, non plus, devoir être fort éloignée. Il y a déjà certaines villes américaines où le nombre des divorces est égal au nombre des mariages. Dans quelques années, sans doute, on vendra des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une période de douze mois, sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou d’avoir plus d’un animal à la fois. À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur (à moins qu’il n’ait besoin de chair à canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d’encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort.
À tout bien considérer, il semble que l’Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque, je l’avais lancée à six cents ans dans l’avenir. Aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s’être abattue sur nous dans le délai d’un siècle. Du moins, si nous nous abstenons, d’ici là, de nous faire sauter en miettes. En vérité, à moins que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits à l’état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d’individus libres, nous n’avons le choix qu’entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence de l’Utopie. On paie son argent et l’on fait son choix. » Aldous Huxley

Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, traduit par Jules Castier, édition Pocket, paru en mars 2014, p. 13 à 21.


Jean Coutrot« Qu’il s’agisse de psychologie, de psychanalyse, d’économie politique ou de sociologie, une fois de plus nous retrouvons ici ce trait caractéristique de notre temps, et sur lequel j’ai tant insisté dans des publications précédentes [3] : ce retard prodigieux des sciences de l’homme par rapport aux sciences de la nature qui nous ont donné tout pouvoir sur la matière, au moins la matière inanimée, et parmi ces pouvoirs, les machines. Nous avons raffiné sur la construction des machines et l’organisation des fabrications avec toutes les ressources techniques qui découlaient des sciences de la nature. Pendant ce temps, nous avons laissé grandir autour de nous, presque sans les voir, et en tout cas, sans les comprendre, les mécanismes économiques dont l’étau nous étreint depuis quelques années si durement ; nous avons laissé les structures économiques, sociales, industrielles, agir sur les hommes, sans nous en soucier le moins du monde, et créer en eux et entre eux ces complexes d’infériorité et de méfiance dont nous parlions tout à l’heure. Dans toutes les écoles d’ingénieurs, on enseignait aux jeunes à dominer les métaux et les machines, les corps simples et composés ; jamais un mot, jamais un cours ne leur parlait de ces corps si complexes, de ces cœurs si instables : les hommes sur qui et avec qui, leur vie durant, ils allaient avoir à agir.
L’exemple de juin 1936, entre mille conséquences capitales, aura peut-être celle-ci : nous rappeler qu’il faut d’extrême urgence constituer les sciences de l’homme et en dériver les techniques des problèmes humains, mais des techniques vraiment dignes de ce nom, c’est-à-dire dérivant de sciences réellement constituées - non pas des amas d’empirismes, de routines, de traditions, qui usurpent aujourd’hui le nom de techniques, en politique, en pédagogie et même en économie. Les méthodes mêmes qui ont, en trois siècles, créé les sciences de la nature, nous permettront en beaucoup moins de temps de construire, au moins de conduire à un stade utilisable, les sciences de l’homme. Ces dernières seules nous permettront de déterminer avec certitude les conditions d’équilibre intérieur des individus et les conditions extérieures (psychologiques, économiques, politiques et sociales) d’équilibre des individus entre eux. Telle devrait être à l’avenir la définition d’une sociologie scientifique, disons même d’une politique qui serait une science, et non plus un appel confus aux plus antiques instincts mêlés à de récents complexes de haine et de refus. Jusque là demandons au moins à leurs ébauches d’organiser rationnellement et humainement, comme nous le verrons plus loin, l’inégalité entre les hommes et de nous aider à comprendre le jeu encore incontrôlé de nos forces instinctives s’entrelaçant avec nos facultés rationnelles.
C’est à cette préoccupation essentielle : faire le point des sciences de l’homme, déterminer comment il est possible de rattraper leur retard par rapport aux sciences de la nature (retard effrayant qui met des armes terribles aux mains d’hommes qui, ne connaissant pas leurs propres lois, n’ont pas encore conquis le pouvoir sur eux-mêmes, et manient ces armes et outils comme des enfants inconscients du danger), et comment enfin on peut les employer méthodiquement à accélérer l’évolution ascensionnelle de notre espèce, à faire apparaître sur cette planète des types humains aussi supérieurs à nous que nous sommes nous-mêmes supérieurs aux hommes des cavernes, aux primates de Chelles ou de Néanderthal. C’est à cette préoccupation que se consacrera le Centre d’Études des Problèmes Humains dont la création est décidée depuis 1935. Indépendant du Centre Polytechnicien d’Études Économiques, mais généralisant en quelque sorte les problèmes étudiés par celui-ci, et mis en route par quelques-uns des mêmes hommes, ce Centre fait appel à tous les spécialistes des sciences et des activités humaines : une première réunion de quatre jours fin juillet 1936, à l’abbaye laïque de Pontigny, développera et mettra au point son programme de travail dont on trouvera à l’annexe I une première ébauche.
L’audace d’une telle initiative fera peut-être aussi sourire. Mais quand en 1930 quelques amis, insatisfaits des explications proposées pour les crises, décidèrent de fonder le C.P.E.E., nul d’entre eux ne prévoyait l’importance du rôle éducatif qu’il allait jouer, de l’influence qu’il exercerait ; moins encore l’extraordinaire développement théorique et pratique des travaux (pour la plupart non encore publiés) de quelques-unes de ses équipes ou correspondants, et qui permettraient aujourd’hui, - un peu plus tard peut-être, - de comprendre les lois des sociétés capitalistes et de les administrer de façon moins absurdre. On en peut tirer la réconfortante conclusion qu’un effort désintéressé, méthodique et tenace, entrepris et poursuivi au milieu de l’indifférence de tous (l’inertie d’esprit est telle que les milieux les plus intéressés à ces recherches, les milieux économiques, bancaires ou financiers les ignorèrent) et des railleries de quelques-uns, que cet effort, n’est jamais vain et finit toujours par porter, grondait Malherbe.
“des fruits qui passeront la promesse des fleurs”...
Cette tentative peut se réclamer d’ailleurs de précédents plus anciens dans des milieux analogues. Au début du XIXe siècle, les Saint-Simoniens, par leurs recherches inquiètes, eurent une action prépondérante sur le développement industriel du XIXe siècle : les Expositions universelles, le mécanisme du crédit, les chemins de fer, bien d’autres choses encore leur sont dues. Nous n’avons plus à nous préoccuper du développement matériel : la machine économique et scientifique est lancée sur des rails qu’elle ne quittera pas. Mais nous avons à fournir, dans le domaine intellectuel, un effort équivalent à celui des Saint-Simoniens dans le domaine matériel (car leur tentative mystique et rituelle fut, elle, un plagiat timide et manqué des précédents en la matière) : nous avons à repenser notre époque, à la comprendre, à la créer. Et c’est à l’Occident une fois de plus, et privément à la France sans doute, que cette tâche s’impose ; rappelons ici quelques lignes de Bernard Fay citées par Jean Dessirier, ne fût-ce que pour montrer comme inexorablement les économistes sont aiguillés vers la philosophie :
“La civilisation du monde est flétrie, c’est elle qui doit guérir avant que les nations puissent guérir. Depuis trois siècles, tout le cours de la vie sociale et mentale a été dévié vers des mythes politiques qui aujourd’hui agonisent, mais qui infectent de leur puanteur toute notre existence, et qui stérilisent tous nos efforts de création. L’Europe d’où sont venues ces maladies, n’en est pas moins affectée que l’Orient ; mais, tandis que l’Orient les subit, passif, sans avoir le moyen de se défendre contre elles, ni de réagir efficacement, l’Occident qui les a vues naître, qui les a fait naître, peut sans doute en trouver les remèdes ! Nulle idée n’est plus vaine que la “décadence des races blanches” ; à bien regarder l’être humain est également malade sur toute la surface du globe. Il faut seulement constater que malgré leurs fautes et leurs faiblesses, les nations du continent d’Europe ont gardé chez elles l’initiative de l’intelligence. A elles la responsabilité du passé, en elles les responsabilités de l’avenir. Si elles doivent périr elles ne périront pas par la force de leurs rivales, mais leur propre défaillance.” [...]. L’un des concepts qu’il serait le plus nécessaire de définir et d’étudier à l’aide des sciences de l’homme, serait certainement celui de Révolution, ainsi que la technique moderne qui lui correspondrait. Nous ne savons même pas au juste si nous venons d’en vivre une : d’en commencer une, certainement. Le peuple français d’aujourd’hui est-il vraiment assez civilisé, assez maître de soi pour faire mentir ces historiens incapables de concevoir l’avenir sinon comme un plagiat du passé ? Ses réactions semblent salutaires (même quand elles sont inconscientes) et contrôlées, que par le passé, même pour les ouvriers inorganisés.
Et les secteurs dont l’organisation syndicale était ancienne et solide, les services publics, transports, P.T.T., etc. par exemple, ont fait preuve d’une stabilité étonnante, d’une régularité de fonctionnement presque entière, au milieu du chaos de l’industrie privée paralysée par les grèves. [...]. On connaît d’autre part l’extraordinaire développement des techniques de la suggestion : éducation, propagande, presse, livres, revues, cinéma, phono, T.S.F., télévision qui poursuivent l’individu à toute heure et jusqu’au plus secret de son domicile, perturbant le développement de sa personnalité. L’immense majorité de nos contemporains reçoit ainsi, tout faits, ses sentiments, ses idées : il est possible de peler des hommes par l’intérieur, comme, au creux d’un melon, on remplace des pépins insipides par un porto savoureux, et de leur greffer, sans douleur ni gaspillage, le contenu psychologique choisi. C’est d’ailleurs ce que font à cette heure avec maestria tous les gouvernements totalitaires, en prenant, pour plus de sûreté, leurs sujets dès le berceau. Une époque qui dispose des mitrailleuses de la suggestion serait inexcusable de recourir encore à celles de Hotchkiss ou d’Armstrong, qui ont le grave tort de faire des martyrs, amorces indestructibles - en France - d’une résistance pour le présent, d’une réaction inévitable pour l’avenir. Le maximum de violence que pourrait se permettre un révolutionnaire méthodique, un Sorel au courant des progrès récents de la connaissance, serait sans doute le camp de concentration, mais sans privations ni tortures : le camp de concentration conçu comme un sanatorium, provisoire, avec des professeurs et des infirmiers, où l’on isole temporairement jusqu’à la fin de la cure, pour les empêcher de nuire ou de se faire du mal, ceux que l’on n’a pu convaincre.
Un autre problème à traiter par les mêmes méthodes, serait celui de l’équilibre psychologique à l’intérieur d’une entreprise. » Jean Coutrot

Jean Coutrot, L’humanisme économique, éditions du Centre Polytechnicien d’Études Économiques (CPEE), Paris, juillet 1936, p. 26 à 32.

[1Ce comité exécutif était constitué de Jean Coutrot, Henri Focillon, Alexis Carrel, Aldous Huxley et Georges Guillaume.

[2Voir Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, éditions Armand Colin, Paris, 2010, p. 250&251.

[3De quoi vivre, pages 178 et suivantes (Grasset).

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