Adieu République !
« Vous acceptez la République, messieurs, c’est entendu ! Mais acceptez-vous la Révolution ? » Lorsque le radical Léon Bourgeois [1] lança, en 1892, son interjection fameuse aux catholiques ralliés à la République, il marquait déjà son inquiétude devant les tentatives de récupération et de dévoiement des principes républicains.
Ce risque n’a fait que s’amplifier depuis ; si, d’Adolphe Thiers à Nicolas Sarkozy, beaucoup ont tenté d’utiliser le mot République tout en le vidant de son sens, aujourd’hui celle-ci apparaît comme une auberge espagnole, tout homme politique y apportant ce qu’il veut. Mais, comme l’impliquait Léon Bourgeois, si on peut impunément récupérer un mot, on ne peut aisément récupérer les luttes de ceux qui l’ont construit.
Malheureusement, les entreprises de révision historique mettant en cause les combats républicains se développent aujourd’hui sans grandes oppositions. On peut aujourd’hui organiser expositions, colloques ou rencontres sur Marie-Antoinette curieusement présentée avec émotion comme la dernière reine de France, en donner une image positive, et se prétendre républicain. On peut, comme Christian Estrosi, alors ministre de Sarkozy, se dire républicain et vouloir, en décembre 2007, réhabiliter Napoléon III en déclarant que son coup d’État le 2 décembre 1851 n’était pas antidémocratique puisqu’il fut avalisé par la suite au travers d’un plébiscite. On peut organiser, comme le fit François Mitterrand, un bicentenaire de la Révolution aussi festif qu’aseptisé et prétendre défendre la République. Et l’image émouvante de Marie-Antoinette fait oublier la contre révolution et son rôle dans celle-ci, l’acceptation du 2 décembre 1851 passe sous silence les milliers de militants républicains tués on déportés à cette occasion, le bicentenaire tranquille détruit un peu plus la mémoire des combats des grands révolutionnaires et toute cette nouvelle propagande développe l’idée que la Révolution française était aussi brutale qu’inutile. Mais qui défend son Histoire ?
« Acceptez-vous la Révolution ? » reste finalement une question majeure. Car l’importance d’un grand évènement historique résulte tout autant de la lutte qui l’a porté que des équilibres qui en découlent. Dans notre époque d’anesthésie, la seule préoccupation de la classe dirigeante et de ses porte-parole semble être de nier les contradictions inhérentes à toute démocratie. Presque personne ne fait plus la différence entre les droits octroyés et les droits conquis, entre une nouvelle vassalité comme progressiste et la liberté. C’est ainsi que la plupart des définitions entendues de la République, de la laïcité, du socialisme sont les plus neutres parce que les plus consensuelles. Se croyant très habile ou tout simplement portée par les vents dominants, la « gauche » a accompagné ce mouvement, défendant, voire inventant, tels les gallo-romains d’Astérix, des concepts qu’elle jugeait modernes : démocratie apaisée, laïcité plurielle,… Elle finit même par reprendre à son compte des arguments chers aux contre-révolutionnaires. Savait-elle ce qu’elle faisait en présentant une proposition de loi demandant « Une cohésion nouvelle de la nation, fondée sur le respect du droit à la différence … selon la plus authentique (!) tradition républicaine [2] », avalisant l’idée absurde que la République était par nature hostile aux différences culturelles, oubliant que la citoyenneté d’individus libres et égaux en droits était une conquête et vécue comme telle en 1789 ? Sans distance, elle remet ainsi en selle les thèses de l’aristocratie anti-Lumières : critique de l’universalisme qualifié d’abstrait et d’oppressif. Etait-ce opportunisme ou absence de culture historique qui l’empêchait de reconnaître, dans la proposition de loi évoquée ci-dessus, des idées jusqu’alors défendues par les contre révolutionnaires tel Joseph de Maistre qui déclarait : « J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie, s’il existe, c’est bien à mon insu [3] » ? Comprenait-elle le danger lorsqu’elle demandait une « laïcité ouverte », légitimant ainsi l’idée, défendue jusqu’alors par tous les cléricalismes, que la loi de 1905 avait été une répression de la liberté ?
Les néo socialistes ne doivent donc pas tant hurler lorsque Nicolas Sarkozy déclare « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé ». Car ils ont préparé la voie en dévalorisant le combat de tous ceux qui, pendant des siècles, s’étaient battus contre l’oppression des dogmes, ceux qui avaient fait de l’universalisme le fer de lance de l’égalité entre tous les êtres humains ; pour être reconnue comme respectable par une classe dirigeante mondialisée, la gauche a renié son propre passé, associant les figures révolutionnaires à des horreurs. Nombre de ses représentants ou de ses penseurs ont participé à dénaturer, caricaturer, résumer l’histoire oh combien contradictoire de la République à des formes oppressives telle la colonisation, gommant volontairement le fait que cette dernière divisa le camp républicain et fut largement soutenue par des forces hostiles à la République. Exemple révélateur, Olivier Le Cour Grandmaison, constatant les importations en métropole des pratiques de répression élaborées dans le milieu colonial, en tire la conclusion qu’elle sont la conséquence naturelle de la République alors qu’elles furent utilisées contre elle [4].
Les forces contre révolutionnaires, relativement étouffées depuis plus d’un demi siècle, retrouvent leur souffle et engagent à nouveau la bataille. Le livre noir de la Révolution française [5] marque ce retour avec force. Selon les auteurs, la guillotine annonçait le nazisme et les révolutionnaires de 1789 auraient inventé l’antisémitisme. N’importe quoi, mais qui s’engouffre dans une brèche largement ouverte. L’absence d’opposition donne toute force à la réaction.
Ainsi est remis en cause le fonctionnement même de la République, celui d’un espace public dans lequel doivent s’exprimer les contradictions. Car s’il est vrai que les principes républicains ne sont l’apanage de personne, qu’il peut y avoir des républicains de droite comme de gauche, que les attitudes par rapport aux questions économiques et sociales peuvent être très diverses, il y a, dans la République, un fonds commun qui ne peut être transgressé. Et tout d’abord que la République implique, par définition de la Res Publica, l’existence d’un espace public, d’un bien commun qui appartient à tous, sans qu’on ait à justifier le droit d’en faire partie puisque l’universalisme postule cette égalité. Et c’est dans cet espace que peut s’exprimer la vie politique, se confronter les positions des citoyens. Il n’y a pas de République sans démocratie, sans peuple ni sans citoyens. La Res Publica implique la souveraineté populaire dont le suffrage universel est le moyen d’expression. Elle s’oppose donc au tout privé comme à la puissance des dogmes qu’ils soient religieux ou économiques.
Ce n’est pas un hasard si toute une propagande a tendu à dévaloriser ce mot de souveraineté, expression pourtant naturelle du passage d’un souverain de droit divin à un souverainmoderne : le peuple. Et ce n’est pas non plus un hasard si les attaques se font de plus en plus nombreuses contre l’incapacité supposée des citoyens à savoir intervenir dans un monde « global et complexe », contre un peuple présenté comme grossier, impulsif et incompétent. Tous arguments qui rappellent étrangement ceux de l’ancien régime où une aristocratie sans contraintes prétendait tenir ses capacités de Dieu. Le suffrage universel, toujours recherché et jamais réellement conquis depuis deux siècles est aujourd’hui insidieusement attaqué par des méthodes tant institutionnelles qu’idéologiques. La toute puissance du Président de la République permet de remettre en cause le vote des citoyens du 29 mai 2005 et nombreux, de Balladur à Moscovici, sont ceux qui refusent toute expression populaire sur les traités qui doivent régir notre vie.
La citoyenneté est sans contraintes et la liberté, fondement de la pensée humaniste et de la République qui en découle, n’a de sens que si les citoyens ont les mêmes droits et peuvent les exercer en commun, indépendamment de leurs origines ethniques, de leurs appartenances culturelles ou religieuses. Or, parallèlement aux attaques contre la souveraineté du peuple, se développe une offensive contre l’universalisme républicain, offensive qui n’est, en fait, qu’une critique des droits de l’homme. Ainsi Jean Baubérot, présenté comme spécialiste de la laïcité, explique-t-il que « l’exigence d’universalisme républicain consiste à demander de se détacher de ses appartenances pour accéder à l’universel [6] », niant la définition même de la laïcité qui sépare la sphère publique et la sphère privée en donnant totale liberté de conscience. Mais que signifie cette séparation pour ceux qui baignent dans la négation de la sphère publique aujourd’hui ?
Le différencialisme anti-humaniste, qui met l’accent sur ce qui sépare les hommes et non sur ce qui les réunit était autrefois le fer de lance idéologique de la contre révolution. Il est d’ailleurs extraordinaire de voir que ce différentialisme s’exprime, à droite comme à gauche, au nom de la mondialisation qui, prise au pied de la lettre, devrait universaliser et non diviser. Contradiction toute de façade puisque la seule valeur universelle de ladite mondialisation est le marché. Ainsi tout un courant de pensée se prétendant progressiste, a, depuis déjà longtemps, entrepris de dénoncer les valeurs universelles issues de Lumières au nom des erreurs des régimes qui s’en réclamaient. I1 entend dépasser les valeurs républicaines sur lesquelles, croit pouvoir constater Alain Touraine, « la nuit est déjà tombée » [7]. Pour eux, l’idée même de cause commune et de valeurs partagés pouvant réunir les hommes par delà leurs particularités est oppressive ; l’idée même de progrès, le fondement de la nation républicaine, voire de volonté politique commune, toutes force éminemment spirituelles, ne sont plus que des archaïsmes. Ainsi Alain Touraine décrète-t-il, généralisant son parti pris politique personnel, que « nous ne croyons plus au progrès », comme si le progrès était un simple objet de croyance béate. « Le but de la société est le bonheur commun », posait la Constitution de 1793. Alors, le lien social était une priorité. Pour nos modernes progressistes, la raison est suspecte comme la volonté collective. Seul demeure le libéralisme économique autorégulateur, nouveau Dieu qui veille sur notre bien être individuel.
L’invasion de la sphère publique par la sphère privée laisse le champ libre à la subsidiarité. Ah, la subsidiarité ! Dans la Doctrine Sociale de l’Eglise, elle postulait que la nature de la société et la nature de l’homme ne peuvent être autres que Dieu les a voulues, selon une volonté qui ne peut être interprétée que par le Pape, et se trouvent du même coup exclues du champ d’action des hommes. La subsidiarité aboutit à laisser aux petites gens la gestion des petites affaires et celle de l’essentiel aux élus de Dieu. Le parallèle avec l’Union européenne est frappant. Le système économique est placé hors de portée de la souveraineté populaire et confié à des experts en libéralisme, comme l’explique Romano Prodi dans un discours du 25 juillet 2001 [8] qui considère comme sans importance la façon dont une législation est élaborée et prie les citoyens d’avoir une confiance aveugle dans les experts qui parlent en leur nom.
On ne peut imaginer pire régression politique. Seuls les experts conformes et les responsables d’entreprises seraient aptes à gérer nos problèmes ; c’est ce que proclamait un responsable patronal en 1999 : « Nous, les entrepreneurs, sommes ici pour faire prévaloir les impératifs du monde réel [9] ». Dans ce monde réel limité à la gestion de l’entreprise, la société est priée de laisser ses exigences propres au vestiaire. Madame Thatcher n’affirmait-elle pas, d’ailleurs, avec son cynisme habituel : « there is not such a thing as society [10] » : il n’y a pas de société.
C’est ainsi que les difficultés que peuvent rencontrer les Français d’aujourd’hui sont renvoyées soit à une Europe mythique dont la nature n’est pas précisée, mais qui néanmoins, aux dires de personnalités aussi différents que Dominique Strauss Kahn à Gauche ou Michel Barnier à Droite, « n’est pas le problème, mais la solution ». Cet acte de foi ne s’accompagne évidemment pas de l’exigence préalable que le social entre dans les critères.
Les valeurs qui dominent aujourd’hui poussent ainsi, non pas à améliorer, à mieux mettre en oeuvre les valeurs universelles, mais à mettre en exergue leurs mauvaises utilisations, à les résumer par leur caricature.
La valeur républicaine d’égalité peut être, du coup, remise officiellement en cause. Par exemple, le document de la Commission Européenne du 21 janvier 2000, intitulé « Pour une citoyenneté active », conçoit la société européenne future sur une vision relativiste postulant qu’ « aucune valeur ou aucun comportement ne soit a priori écarté du champ d’investigation ». Ainsi, toute « culture » est admissible, sous réserve qu’elle respecte l’organisation libérale de l’économie. Ainsi le Commissaire européen à la concurrence Mario Monti expliquait-il, en 2001, que la politique de concurrence constitue le cadre privilégié de la citoyenneté puisqu’elle est par excellence une « politique citoyenne » : la liberté positive, la liberté des humanistes, n’est ici plus de mise.
Le citoyen actif sera surtout un travailleur flexible. Le seul droit laissé à l’individu est sa différence culturelle, très pratique alibi pour faire passer au second plan les causes économiques et sociales des difficultés que connaissent nos sociétés. Les déterminations sociales s’effacent devant le fameux « droit à la différence » : la principale appartenance citoyenne sera l’appartenance culturelle ainsi devenue une identité politique. On laisse entendre, dans cette évolution, que les droits à la culture sont une nouveauté. Or, ils sont énoncés de la façon la plus claire, tant dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 que dans la Déclaration universelle de 1948 qui déclare en son article 22 que « toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale… » Il n’y a, certes, pas d’humanisation sans culture. Mais, comme le démontrent René Andrau et Antoine Sfeir, « les tentatives de définition des droits culturels au sens de droits d’une culture impliquent une limitation des droits de l’individu [11] ». Ils deviennent facteur d’aliénation pour l’individu obligé d’intégrer les normes dites culturelles du groupe et facteur de division entre les groupes. On retrouve cette logique dans les Chartes du Conseil de l’Europe qui inscrivent dans le champ politique l’identité « religieuse, ethnique ou culturelle ». Le multiculturalisme, opium pour intellectuels désabusés [12] et privés de leurs anciens repères devient alors la base de l’organisation sociale.
La « communauté internationale » s’obstine, dans ce nouvel esprit, à élaborer une Charte des Droits Culturels spécifique, indépendante des droits civils et des droits sociaux. Elle entend réaliser ainsi ce que Joseph Yacoub appelle « la quatrième génération des droits [13] ». Étrange aporie car, si des valeurs culturelles spécifiques ne sont pas universalisables ou sont opposables aux valeurs universelles telles que définies dans les grandes Déclarations des droits, en quoi sont-elles des valeurs ? Alors, nos modernes législateurs croient résoudre la contradiction en la niant. C’est ainsi que le traité de Lisbonne déclare en son article 1bis le « respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités », ignorant la portée de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789 qui, « constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs [14] ». Toute autre définition ne peut que conduire à un autre type de relation entre les hommes. Par exemple, la décentralisation qui entend promouvoir une « République des spécificités » [15] s’oppose à l’article 3 de la déclaration suivant laquelle « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ».
N’y a-t-il donc plus rien à faire et la République est-elle à ranger au magasin des accessoires ? Ce serait oublier que le combat républicain est « une lutte permanente contre la triple tyrannie de l’argent, des puissants et du dogme [16] ». Doit-on accepter le règne de l’argent aujourd’hui, même renommé « réaction des marchés » ? Doit-on accepter la domination et les attitudes méprisantes d’une nouvelle aristocratie qui se moque de toute volonté populaire ? Doit-on accepter la répression de tout esprit critique et le retour du dogmatisme par les prêches sur « la seule politique possible » et le salut par le libéralisme économique ?
La réponse ne peut être que Non ! La République est une lutte contre l’injustice, le conformisme, la soumission. C’est justement le vrai combat d’aujourd’hui.
André Bellon