"Ces riches Français de Belgique"
« Près d’un cinquième des 100 plus grosses fortunes françaises ont placé une partie de leur patrimoine en Belgique. Il y a ceux que l’on connait déjà, comme Bernard Arnault (LVMH), la famille Mulliez (Auchan) ou encore le présentateur télé Arthur. Et puis il y a ceux qu’on connait moins, comme les fondateurs de Sushi Shop, l’héritier Damart, la famille Bongrain (Caprice des Dieux, le Rustique...) ou encore les fondateurs de la marque de vêtements pour enfants Orchestra. Le tout pour un montant d’environ 17 milliards d’euros.
Bernard Arnault, on l’aura compris, aime la Belgique. L’homme à la tête de la plus grande fortune française était parmi les précurseurs ayant saisi l’intérêt (fiscal) qu’il y avait à passer la frontière vers le nord. Bien entendu, on ne vous parlera jamais d’évasion fiscale ni même d’exil. Non, dans les cabinets feutrés des plus grands avocats fiscalistes, on évoquera tout au plus l’optimisation. Ce n’est pas faux. Et le moins que l’on puisse écrire est que la mise en place du système de déduction des intérêts notionnels ou l’absence d’impôt sur la fortune ne cesse d’attirer les Français en mal de rendement pour leur patrimoine. Comme le révèle notre vaste enquête, Bernard Arnault, s’il est le plus riche et le plus connu d’entre eux, n’est pas le seul homme d’affaires à avoir opté pour la douceur du climat belge. Descente dans les arcanes d’une kyrielle de structures toutes plus discrètes les unes que les autres, portant la plupart des noms improbables, et abritant quelques-unes des plus grandes fortunes françaises.
Près de 20 des 100 plus grosses fortunes françaises
Le constat est édifiant. Au début de l’été, le magazine français "Challenges" a sorti son traditionnel et très attendu classement des 500 plus grandes fortunes françaises. Nous avons décidé d’enquêter sur ces familles nanties plutôt avares quand il est question d’exposition médiatique. Nous avons voulu savoir combien d’entre elles avaient décidé de venir s’établir en Belgique, profitant des différents avantages offerts par notre système fiscal. Il apparaît que près d’un cinquième des 100 plus grandes fortunes françaises sont, d’une manière ou d’une autre, présentes en Belgique. Elles ne le crient pas sur les toits.
En outre, la plupart du temps, elles abritent leurs holdings derrière des noms plus improbables les uns que les autres. Saviez-vous que L’Gere Investissement est un holding détenu par la famille Mulliez, du nom des fondateurs du groupe de distribution Auchan ? Imaginiez-vous que les propriétaires du deuxième plus grand groupe fromager de France, détenteur de marques comme "Caprice des dieux" ou "Le Rustique", avaient placé plus de 400 millions dans différentes sociétés basées à Bruxelles dont la plus importante s’appelle S.B. Management and Services ? L’exploitant français de la licence française de Weight Watchers a également jeté son dévolu sur notre bonne vieille capitale en y plaçant plus de 114 millions dans le holding Senoble International… On vous le dit, la Belgique attire encore et toujours les plus grandes fortunes françaises, n’en déplaise au président François Hollande.
Les précurseurs
Bernard Arnault, on le répète, est le plus connu d’entre eux. Mais c’est également l’un des précurseurs. Il a fondé Pilinvest, l’un de ses principaux holdings, en 1999. Près de dix ans plus tard, ont suivi Hanninvest et LVMH Finance.
Réfugié tout un temps dans un immeuble quelconque de la banlieue bruxelloise, il a récemment jeté son dévolu sur la "Blue Tower", une tour majestueuse située en peine cœur de la ville. Il fallait bien ça pour héberger son empire dédié au luxe et fort d’un capital de plus de 9 milliards d’euros ! Aujourd’hui, remonter la piste de l’homme fort de LVMH n’est pas très compliqué. Tout a été écrit sur son empire et sa "filiale belge".
Par contre, pour remonter la trace de ses confrères et autres camarades de jeu au classement des plus grandes fortunes, il faut pouvoir se plonger dans les méandres des documents officiels, Moniteur belge en tête. D’autres "moteurs de recherche", des outils moins connus mais très efficaces, nous ont permis de recouper nos informations et de lever un coin du voile sur cette toile d’araignée tissée par les hommes d’affaires français et leurs avocats.
Ainsi, d’après nos recherches, Jacques Bouriez (27è au classement des 500 plus grosses fortunes de France) est sans doute le premier à s’être établi en Belgique. Bouriez est un des héritiers de la branche française de la famille Delhaize. Domicilié à Marne-la-Vallée, celui qui préside aux destinées du groupe Louis Delhaize est également le président de la société Louis Delhaize Financière et de Participation (Delfipar). Créé en 1983 à Montignies sur Sambre, ce holding a été doté, en 2003, d’un capital de 70 millions d’euros.
En 1988, c’est Alex Bongrain (102è au classement) qui a fait le choix de poser chez nous son baluchon ou une partie de celui-ci. Notre enquête a fait remonter à la surface sept sociétés de la famille Bongrain. Si ce nom ne vous dit rien, il faut savoir que la famille est à la tête de Bongrain, le deuxième groupe fromager français qui détient une palette de marques, dont "Caprice des dieux" ou "Le Rustique". Le holding le plus important de la famille S.B. Management and Services a été créé à Bruxelles en 1988. Sa dernière augmentation de capital date de 2008 pour arriver à un montant de 324 millions d’euros. Société immobilière (Couronne Gestion, 1,9 million d’euros), boîte de comptabilité (Sofig SA, 7,5 millions d’euros, absorbé par S.B. en juin 2014) et d’autres holdings (Soparind, 50,9 millions d’euros et SB International, 17,4 millions d’euros) achèvent la galaxie de ce groupe qui doit probablement profiter, entre autres, de la déduction des intérêts notionnels.
Nouveaux "belges"
Au-delà de ces précurseurs, il convient de se pencher sur les nouveaux arrivants, ceux qui, peut-être effrayés par l’impôt sur les grandes fortunes, ont récemment décidé de passer la frontière. Dans ce wagon, on trouve notamment Pierre et Chantal Mestre (412è). Ce couple, fondateur de la chaîne de distribution de vêtements pour enfants Orchestra, qui a racheté la chaîne belge Prémaman, a créé HM Belgium en février 2014. Un mois plus tard, le capital de cette SPRL passait de 50.000 euros à 63,6 millions d’euros. Ajoutons qu’il a complété son organigramme par l’installation d’une structure holding à Hong Kong, ce qui lui permet vraisemblablement de faire remonter ses revenus de la Belgique vers la presqu’île chinoise, où les bénéfices ne sont quasi pas taxés. Pierre et Chantal Mestre ont fait un pas supplémentaire en s’installant à Tervuren, aux portes de la capitale.
Ils ne sont pas les seuls à avoir décidé de se domicilier chez nous. À ne considérer que les 100 premières places du classement des plus grandes fortunes, on peut dire qu’un patron français sur dix vit en Belgique. Ou du moins, y est domicilié. C’est le cas des Mulliez (3e au classement) avec Jean, Patrick et Mariette qui ont établi leur base arrière à Estaimpuis, une commune chère à un certain… Gérard Depardieu. Pour info, les différentes sociétés créées en Belgique par la famille Mulliez abritent largement plus d’un milliard d’euros de capital. Une seule d’entre elles, L’Gere Investissement, basée à Boitsfort, affiche un capital de 932 millions d’euros.
Jean-Sébastien Decaux, le plus jeune des trois fils du fondateur du groupe actif dans l’affichage public (16è au classement), est également domicilié en Belgique, à Uccle. C’est également dans cette commune qu’il a créé, en 2009, le holding Open-3-Investimenti, doté d’un capital de 106 millions d’euros. Au cœur de l’été, la société a été rebaptisée : holding des Dhuits.
Paul Despature, 40è fortune de France, vit également en Belgique, à Tournai. Ce dernier, l’un des héritiers du groupe Damart, préside Yainville, un holding familial doté d’un capital de 17,8 millions d’euros.
Un autre de nos gros "clients", 44è celui-là : Gilles Martin, à la tête d’Eurofins Scientific, un groupe spécialisé dans la bio-analyse, a déménagé pour poser ses cartons à Bruxelles (Ixelles). Chez nous, il est administrateur d’Eurofins GSC Finance (à Kraainem). En décembre 2013, la dernière augmentation de capital a fait passer celui-ci à plus de 275 millions d’euros.
Enfin, deux patrons, en bas du classement des plus grandes fortunes, cumulent. Il s’agit de Grégory Marciano et d’Hervé Louis, deux des trois fondateurs de la chaîne Sushi Shop. Ils ont tous les deux créé récemment une société en Belgique (GM Belgium et H Crown, chacune dotée d’un capital de 24,7 millions d’euros) et se sont tous les deux domiciliés à Bruxelles. Voilà pour quelques exemples, mais il y en a d’autres…
Notionnel, vous avez dit notionnel ?
Bien entendu, aucun de ces patrons, aucune de ces familles, ne vous donnera les raisons de leur installation en Belgique. L’une d’entre elles, on l’a déjà écrit, consiste à déduire des intérêts notionnels, soit permettre aux entreprises de déduire de leurs bénéfices un intérêt fictif calculé sur leur capital à risque. En fonction des montants placés dans leurs structures belges, il semble évident sans qu’on ne puisse bien entendu le jurer que c’est bien ce mécanisme fiscal, imaginé pour attirer les entreprises chez nous, qui profite à Bernard Arnault ou à la famille Mulliez. Mais ils ne sont sans doute pas les seuls. En remontant la piste belge des grosses fortunes françaises, nous sommes tombés sur quelques "gros poissons" qui tendent à confirmer l’usage répandu de cet avantage fiscal. La famille Besnier (11è), à la tête de Lactalis, le premier groupe laitier mondial, doit en être. B.S.A International, le holding ixellois de la famille affiche un capital de 1,7 milliard d’euros ! Mais d’autres holdings sont bien garnis. Il y a les Hériard-Dubreuil (37è), actifs dans les spiritueux du cognac, entre autres qui détiennent la financière Remy Cointreau, un holding doté de 733 millions d’euros de fonds propres. Ou les Savare (53è), à la tête d’Oberthur, un groupe actif dans l’impression de haute sécurité. Leur holding FCO International, basé à Uccle, s’appuie sur un capital de 410 millions d’euros.
Les connus
Dans la mêlée, il y a ceux qui auraient bien voulu se cacher, mais qui se font démasquer sur leur seul nom. C’est le cas de b (180è), qu’on ne présente plus. Son holding GBT, basé à Boitsfort, affiche un capital de 215 millions d’euros. L’homme d’affaires-acteur-chanteur-présentateur est impliqué dans différents business en Belgique, notamment par le biais de son fils Laurent.
Il y a aussi le nouveau venu, Jacques Essebag. Qui ça ? Mais oui, Arthur, le présentateur avec qui tout semble possible le vendredi soir. Arthur, quand même à la tête de la 224e plus grande fortune de France, a créé Ocean Group à la fin de l’année 2013. À ce stade, ce qui ressemble à une boîte de production, ne s’appuie que sur un capital de 62.000 euros. À suivre de près, donc. Juste avant l’été, en juin, Arthur a également créé Muses9, une SPRL qui pourrait héberger une société immobilière.
Proche d’Arthur (via des sociétés de production communes) on retrouve aussi la trace de Stéphane Courbit (100è). Il est administrateur de Barry&Co Media, à Bruxelles, un holding doté d’un capital de 21,6 millions d’euros.
On pourrait encore vous en raconter beaucoup tellement les Français de Belgique sont nombreux à avoir cédé aux sirènes de notre météo si clémente. On pourrait vous raconter l’histoire des frères Grosman (302è), les fondateurs de la chaîne de vêtements Celio, tous les deux domiciliés à Bruxelles. Le cœur financier de leur groupe bat également dans notre capitale via Marina (180 millions d’euros) et Celio International (432,7 millions d’euros). On pourrait vous parler de la famille Elicha (302è), du nom des créateurs des marques "Comptoir des cotonniers" et "The Kooples", présent via "The Kooples Group", un holding à 213 millions d’euros.
Un dernier pour la route ? Prenez Olivier Halley, un des héritiers de Carrefour, détenteur de la marque DPAM (600 magasins) et de deux vignobles, à la tête de la 331e plus grande fortune de France. Ou de Belgique… Car oui, Olivier Halley est domicilié à Boitsfort et se retrouve au travers de trois holdings (H Partners Group, Syboli et Online Commerce Partners) qui, à trois, affichent plus de 220 millions d’euros de capital.
L’exil de l’exilé
La piste fut tortueuse, les méandres nombreux, mais la plongée au cœur de cette toile d’araignée d’une certaine finance adepte de discrétion fut passionnante. Et intrigante. Comme le parcours belge de l’homme d’affaires Vincent Bolloré (7è). Jusqu’au mois de décembre 2013, l’industriel était présent en Belgique via la Financière du Champ de Mars, un holding pourvu d’un capital de près de 20 millions d’euros. Mais en décembre 2013, peut-être refroidi par une enquête de la justice belge, Vincent Bolloré décidait de déménager son holding vers le Grand-Duché. En Belgique, l’homme d’affaires est toujours administrateur de la Société centrale de gestion (Centrages), un poste qu’il occupe aux côtés de son bras droit, Hubert Fabri. Pour être précis, c’est ce dernier qui est dans le viseur de la justice. Il a récemment été inculpé pour corruption par le juge bruxellois Jean-Claude Van Espen.
Bien entendu, cette enquête est perfectible. Nous n’avons peut-être pas retrouvé tous les montages imaginés par les fiscalistes les plus pointus. Il n’empêche. Dix des cent plus grosses fortunes françaises sont présentes en Belgique. Parfois massivement. Et quand il est question de domiciliation, la fourchette est la même. 10% des plus grandes fortunes françaises vivraient en Belgique. Et si on étend nos recherches aux 500 plus grandes fortunes et qu’on additionne les capitaux de toutes les structures, on obtient un montant de plus de 17 milliards d’euros. Bien entendu, dans la mêlée, il y a des participations croisées, des ensembles hétéroclites, des affaires familiales, des structures établies pour du vrai business, d’autres pour du notionnel ; certains ont sans doute voulu échapper à la rage taxatoire française, mais tout de même, 17 milliards d’euros, c’est un sacré paquet d’argent. Qu’en pensez-vous, monsieur Hollande ? »
Article publié par lecho.be le 13/09/14.