La fondation Alfred Toepfer FVS et le Prix européen Kairos

, par  Gérard Loiseaux, Lionel Boissou, Tribune libre
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Le dimanche 24 février dernier, à Hambourg a eu lieu la remise du Prix européen Kairos de la fondation Alfred Toepfer FVS à Pawel Althamer [1]. Ce prix mérite un rapide rappel du passé d’Alfred Toepfer, profiteur de la Shoah en Pologne occupée. Le lauréat du prix, Pawel Althamer, artiste polonais, ignorerait-il le passé accablant de cette fondation dans son pays, en particulier à Lodz ? Créée en 1931, la fondation Toepfer est une des fondations privées les plus riches et les plus influentes en Allemagne. Elle est l’héritière de l’Imperium économique de son créateur, Alfred Toepfer (1894-1993), magnat de l’agro-alimentaire.

Alfred Toepfer n’est pas un inconnu dans l’Histoire du peuple polonais. Au cœur du régime nazi, jusqu’au-boutiste fanatique, Toepfer a contribué à la « guerre totale » du Reich /Totaler Krieg /(Slogan d’un discours de Goebbels en 1943). Au plus haut niveau, il a activement participé, jusqu’en avril 1944, à l’Office de planification du Reich auprès du délégué général aux questions d’armement (Ministère Albert Speer), chargé de galvaniser l’effort de guerre allemand, pour remporter le endgültiger Endsieg /la victoire finale définitive/du Reich.

Alfred Toepfer, profiteur de la Shoah. Automne 1942 : Toepfer envisage de décerner son Prix Herder à Georg Leibbrandt, un des participants à la Wannsee Konferenz, la conférence à Berlin qui programma la destruction des Sintis, Roms et des Juifs en Europe occupée. Leibbrandt était le secrétaire d’État au Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete / ministère du Reich pour les territoires occupés à l’Est /. Il a participé à l’assassinat de Juifs ukrainiens et était impliqué directement dans la coordination des exécutions massives de Juifs en URSS. Finalement le prix ne fut pas attribué à Leibbrandt, mais à un écrivain völkisch.

Filiales en Pologne, 1940-1944. Alfred Toepfer avait installé trois filiales de sa firme A.C. Toepfer (Hambourg) sur des entreprises polonaises, dont on ne sait si elles avaient été spoliées ou aryanisées. Ses trois filiales en Pologne (Warthegau) furent installées à Poznan (Warthegau) en janvier 1940 (céréales, puis à partir de 1941, matériaux de construction) : à Cracovie (Gouvernement général) janvier 1942 (matériaux de construction). En avril 1942, à Cracovie, il reprend la Krakauer Stahl und Eisenhandelsfirma / Société de commerce de l’acier et du fer/sous le nom de Berg- und Hüttenprodukten Johannes Wardenphul /Produits miniers et sidérurgiques Wardenphul /. Ses trois filiales réalisent de substantiels profits en approvisionnant l’administration d’occupation en matériaux de construction destinés à construire des installations et des logements pour les colons allemands. (Près de million venus s’installer en Pologne). Toepfer a ainsi participé comme fournisseur en matériaux à l’Opération « Heim ins Reich » [2].

La filiale de Toepfer Berg- und Hüttenprodukten Johannes Wardenphul, à Poznan a livré de la chaux - par milliers de tonnes - à l’administration SS du ghetto de Lodz, chaux aussi destinée à couvrir les charniers. (Outre les livraisons mensuelles, cette filiale a livré 15 tonnes de chaux en avril-mai 1942). Sur les 160 000 Juifs du ghetto, 45 000 moururent dans le ghetto (famine ; mauvais traitements, assassinats). En août 1944, les survivants du ghetto furent déportés au camp d’extermination d’Auschwitz.

Ses métamorphoses dans l’après-guerre. Sa reconversion en « résistant et victime du régime nazi ». À défaut de victoire finale, comme tant d’autres, Toepfer s’est reconverti de l’« Europe Nouvelle » du national-socialisme à l’Europe de l’après-guerre. Dès 1949, selon la fondation, l’essor de ses firmes est « fulgurant » et il devient un magnat de l’agro-alimentaire mondial. Révisionnisme. Dès 1950, Toepfer a recruté pour sa fondation plusieurs anciens criminels de guerre, dont Edmund Veesenmeyer, S.S-Brigadeführer, ministre plénipotentiaire du Reich en Hongrie. À Budapest, avec Adolf Eichmann, Veesenmeyer a organisé la déportation de plus de quatre cent mille Juifs hongrois dans les camps d’extermination. Jusque dans les années 1970, Toepfer avait apporté son soutien financier à Thies Christophersen, le futur auteur de Die Auschwitz Lüge /Le mensonge d’Auschwitz/ (1973) - qui est devenu très vite l’ouvrage de référence des négationnistes du monde entier.

Persona non grata en France depuis le scandale national à Strasbourg en octobre 1996. Ce scandale national a été provoqué en France par la remise du Prix de l’Homme d’État européen, de la fondation Toepfer FVS, à Egon Klepsch, ancien président du Parlement européen. Depuis 1996, de peur de nouveaux scandales à l’étranger, la fondation est contrainte de ne plus décerner ses prix dans le pays d’origine des lauréats. C’est pourquoi Pawel Althamer, surnommé parfois « Le Saint de l’Art » a dû aller chercher son prix et sa dotation
(75 000 €) à Hambourg.

Refuser un prix de la fondation ? L’exemple d’Ariane Mnouchkine. Avril 2005. Préférant son honneur aux honneurs d’une telle fondation, Ariane Mnouchkine, metteur en scène de théâtre, a refusé avec panache le prix hanséatique Goethe de la fondation quelques jours avant la remise du prix. Son refus a été annoncé dans la plupart des médias allemands, mais sans aucun commentaire sur les raisons de son refus.

Rudolf Hess et Alfred Toepfer au château-domaine de Kalkhorst


Été 1939, Rudolf Hess,le « suppléant du Führer » au château-domaine de Kalkhorst, propriété de Toepfer, près de Lübeck. Alfred
Toepfer (à droite sur la photo) y accueillit Hess (à gauche sur la photo) et son état-major pendant un mois. En avril 1945, Heinrich Himmler, ministre du Reich, chef du RSHA /Office central de la sécurité du Reich, se réfugia au château de Kalkhorst, quelques jours avant sa capture par les Britanniques.

Alfred Toepfer, un modèle pour l’Europe ? Continuités revendiquées. « Une fondation n’est jamais concevable sans son mécène ». Janvier 2007 : la fondation célèbre ses 75 ans et décerne pour la première
fois son prix Kairos. À cette occasion, elle revendique publiquement devant ses mille invités et la presse, l’héritage historique de son fondateur pour le « présent de l’Europe ».

Extrait : « Finalement, la rencontre avec les 75 ans de la Fondation Toepfer est aussi toujours une rencontre avec le fondateur de la Fondation, sa famille et avec les mérites communs pour l’existence et le développement de la Fondation. Une Fondation n’est jamais concevable sans son mécène, de même qu’une œuvre d’art est inconcevable sans son créateur. /... / Ce programme cherche à saisir et à exploiter de façon exemplaire, avec une méthodologie contemporaine, les thèmes définis par le mécène ainsi que les questions qui se posent dans le présent de Europe »

Combats retardateurs contre l’Histoire. Hors d’Allemagne, depuis les années cinquante, cette fondation privée, fossile du national-socialisme, est sans succès en quête d’une légitimité historique et morale hors d’Allemagne. Depuis plus d’un demi-siècle, la fondation Toepfer est la seule fondation allemande à avoir provoqué tant de scandales en France et dans le reste de l’Europe, à l’exception de l’Allemagne. Un tel bilan disqualifie de facto les raisons d’être « européennes » de cette fondation qui proclame par ailleurs : « Un des objectifs de la fondation Alfred Toepfer FVS qui lui tient le plus à cœur est la compréhension entre les peuples européens, dans le respect de leur diversité culturelle » (Site de la fondation toepfer-fvs.de).

Derrière le manteau commode et valorisant de cette profession de foi « européenne », la fondation camoufle son révisionnisme rampant afin de passer pour une fondation comme une autre. Aujourd’hui, les provocations de la fondation Toepfer dans les pays occupés naguère par le IIIe Reich ne devraient plus y être tolérées. Au XXIe siècle il ne s’agit nullement d’une affaire purement allemande. Prétendre qu’il s’agirait là d’ingérences dans les affaires intérieures de la Bundesrepublik n’est pas recevable. Les dévoiements de la fondation ne sont toujours pas compatibles avec l’idéal européen.

Lionel Boissou, historien, germaniste. Co-auteur de Ombres et Lumières sur les fondations d’Alfred Toepfer. La Nuée Bleue. Strasbourg. 1996.
Article « Les activités du bureau d’achats du capitaine Alfred Toepfer et Stahlberg&Cie » communication au colloque international organisé par le Centre d’Études d’Histoire de la Défense, Vincennes ; l’ Institut Historique Allemand, Paris ; l’Institut für Zeitgeschichte
, Munich. « La France et l’Allemagne dans la guerre », Les actes du colloque publiés in Frankreich und Deutschland im Krieg. international Editeur : Bouvier Verlag. Bonn. 944 pages. 1999.
« Stiftung FVS Vaduz, Lichtenstein »/.La fondation FVS = première dénomination de la fondation Alfred C Toepfer de 1932 à 1993/a Handbuch der völkischen Wissenschaften/ Manuel des « sciences ethno-raciales »/. Munich. 2008. 1000 pages.

Gérard Loiseaux, Dr en littérature française. Auteur de La littérature de la défaite et de la collaboration. 639 pages. Fayard. 1995.
« La culture française dans l’ “Europe nouvelle” », communication au colloque « La France et l’Allemagne dans la guerre » in Frankreich und Deutschland im Krieg, publié Frankreich und Deutschland im Krieg. Bouvier Verlag. Bonn.1999.

[2Opération « Heim ins Reich »/ Retour dans le Reich / qui installe les colons Volksdeutsche / Allemands ethniques/ à la place des Polonais déportés ou transférés dans le Gouvernement général (la partie non-annexée de la Pologne). Ces « transferts de population » recouvrent en réalité la déportation massive de ces populations. Les Polonais juifs furent exterminés au camp d’extermination de Chelmno, à 50 km au nord-ouest de Lodz et à Auschwitz. (Cf. Ghettostadt And The Making of a Nazi City. 378 pages. Harvard University Press. 2008. Durant la période allant d’octobre 1939 à mars 1941, 408 525 Polonais et Juifs ont ainsi été « transférés ».

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