La nouvelle colonisation

, par  J.G.
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Dans le numéro 92 (avril-mai 2007) de la revue Manière de voir (supplément du Monde diplomatique) intitulé « Derrière les élections, quelle démocratie ? », on retrouve un article de Christian de Brie datant de décembre 1998 : « Comment l’AMI fut mis en pièces » [1].

Petit rappel... L’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) a été négocié secrètement au sein des vingt-neuf pays membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) entre 1995 et avril 1997. Il proposa une libéralisation accrue des échanges (interdiction des discriminations par la nationalité entre investisseurs) et il entraîna de vives protestations de la part des partisans de l’exception culturelle, des mouvements de défense de l’environnement et de quelques mouvements syndicaux lors de sa divulgation aux citoyens. Ce projet est abandonné en octobre 1998.

Dans l’article cité plus haut, beaucoup de passages sont très intéressants. Je vais vous en donner quelques-uns... :

- Extrait de la Déclaration de Genève du monde des affaires, adoptée dans le cadre du Geneva Business Dialogue par 450 dirigeants de multinationales, septembre 1998 : « L’émergence de groupes d’activistes risque d’affaiblir l’ordre public, les institutions légales et le processus démocratique. [...] Il faudrait établir des règles pour clarifier la légitimité de ces organisations non gouvernementales activistes qui proclament représenter les intérêts de larges secteurs de la société civile. »

- « On sait que, au sein de l’OCDE, club fermé des pays les plus riches du monde et dans lesquels plus de 90% des multinationales ont leur siège, la négociation de l’AMI s’est poursuivie depuis 1995, dans un silence assourdissant, au bien nommé Château de La Muette, à Paris. Les États s’y engageaient à livrer, sans restriction ni condition, toute richesse nationale, sous quelque forme d’ “actif” qu’elle se présente, à n’importe quel “investisseur” qui s’en porterait acquéreur. »

- Le président du groupe multinational ABB entend bien : « investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant comme il veut, et en supportant le moins de contraintes possibles [sociales, fiscales ou écologiques] [2] ».

- « Un véritable droit de pillage offert non pas tant aux vrais investisseurs qu’aux spéculateurs, les placements financiers volatils représentant en 1998 plus de 85% des “investissements” [3]. Un modèle de diktat de type colonial, dans la lignée du traité de Tien-Tsin (ou Tianjin) de 1858, qui contraignit la Chine à s’ouvrir aux “investisseurs” de l’époque, en l’occurrence les grandes compagnies occidentales monopolisant le trafic de l’opium dont ils empoisonnèrent le pays au nom de la “liberté” du commerce ».

- « Avec des traités comme l’AMI, il s’agit ni plus ni moins de passer “du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au droit des investisseurs à disposer des peuples” [4], désormais soumis non pas à des lois nationales, votées par des assemblées représentatives et sanctionnées par les tribunaux publics, mais à des règles commerciales négociées sous la pression des multinationales et arbitrées par une justice privée. Ainsi se réalise la “privatisation du pouvoir législatif, le droit commercial prenant le pas sur le droit public.” [5] »

- « Première urgence donc : alerter les élus, nationaux, mais aussi locaux, le plus souvent peu ou pas informés : “J’ignore qui négocie quoi au nom de qui”, avouait le premier concerné, M. Jack Lang, alors président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, à propos de l’AMI, pourtant en discussion depuis deux ans. [6] » Vive l'Europe !

- « Désormais Internet ouvre des perspectives nouvelles à une mondialisation de la résistance, encore embryonnaire. “Il faudra en tenir compte reconnaît M. Dominique Strauss-Kahn, alors ministre français de l’économie, des finances et de l’industrie, on ne négociera plus l’AMI comme avant l’AMI. D’une certaine manière, la défaite de l’AMI est une victoire de la mondialisation [7].” Certes, mais pas celle concoctée depuis 1990 entre les multinationales et les bureaucraties intergouvernementales. Lesquelles préparent la riposte. »

- « L’AMI mort à l’OCDE, le “Dracula” ou ses clones resurgissent ailleurs. A l’OMC (Organisation mondiale du commerce), d’où il est parti, soit isolément, soit dans le cadre d’un “cycle de négociations du millénaire”. Au nouveau Partenariat économique transatlantique [8], dernière version d’une vieille torpille anti-européenne en faveur d’une zone transatlantique de libre-échange, où la libéralisation de l’investissement, sur le modèle de l’AMI, est au cœur des négociations engagées sur les recommandations du Transatlantic Business Dialogue. L’AMI devait être le “big bang” du libre accès de toutes les richesses du monde aux investisseurs-spéculateurs. Il n’y a aucune chance que les multinationales y renoncent sans l’opposition déterminée des citoyens et des peuples. »

Leon Brittan&Madeleine Albright

Texte intégral de l’AMI

[2Observatoire de la mondialisation, Lumière sur l’AMI. Le test de Dracula, L’Esprit frappeur, Paris, 1998.

[3Soit environ 21 000 milliards de dollars, contre 3 000 milliards de dollars pour les investissements directs étrangers. Sources : Nations unies, World Investment Report, 1997.

[4Communiqué de la Société des réalisateurs de films, de l’Union des producteurs de films et du syndicat CGT des artistes-interprètes, 2 février 1998.

[5Mme Luciana Castellina, présidente de la Commission économique extérieure du Parlement européen, avril 1998.

[6M. Jack Lang, lors du colloque sur l’AMI organisé à l’Assemblée nationale par l’Observatoire de la mondialisation, le 4 décembre 1997.

[7Libération, 22 octobre 1998.

[8Projet relancé lors du sommet USA - UE du 18 mai 1998, après l’échec de la croisade pour un nouveau marché transatlantique menée par le vice-président de la Commission européenne, M. Leon Brittan, champion de l’ultralibéralisme et de l’atlantisme. Lire Jean-Claude Lefort et Jean-Pierre Page, « Bruxelles-Washington, même combat », Manière de voir, n°42, op.cit. Lire « L’AMI nouveau va arriver », Le Monde diplomatique, mai 1999.

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