"Pays de l’homme qui ne pouvez supporter la vue de l’homme"
Giorgos Seferis (Γιώργος Σεφέρης)
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" Ce bois qui jadis rafraîchissait mon front
Aux heures où midi enflamme les veines
Va fleurir en des mains étrangères. Prends-le, je te le donne.
Vois, c’est un bois de citronnier..." J’ai perçu cette voix
Comme je regardais la mer en essayant de distinguer
Un bateau coulé voici longtemps.
Il s’appelait "La Grive", une petite épave : les mâts
Brisés, ondulaient tout au fond comme des tentacules,
Des souvenirs de rêves, désignant la coque
Museau trouble de quelque poisson, mort,
Evanoui dans l’eau. Un grand calme régnait.
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Et d’autres voix peu à peu la suivirent,
Murmures frêles et assoiffés
Qui sortaient de l’autre côté du soleil, l’obscur,
Comme si elles cherchaient à boire ne fût-ce qu’une goutte de sang.
Elles m’étaient familières, mais je ne parvenais pas à les reconnaître.
Puis vint la voix du vieil homme, et celle-là je la sentis
Choir dans le coeur du jour
Calme, comme immobile :
" Et si vous me condamnez à boire du poison, je vous dirai merci.
Votre justice sera la mienne. Où aller
Errant dans des pays étrangers, pierre ronde ?
Plutôt mourir.
Le choix le meilleur, le dieu seul le connaît. " *
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Pays du soleil qui ne pouvez supporter la vue du soleil.
Pays de l’homme qui ne pouvez supporter la vue de l’homme.
Georges Séféris (Γιώργος Σεφέρης), Poros, 31 octobre 1946.
"Poèmes", traduits du grec par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, avec une préface d’Yves Bonnefoy. Edition Mercure de France, 1987.
* Fin de l’Apologie de Socrate : "Qui de vous ou de moi va vers le meilleur destin ? C’est pour tous, une chose incertaine, sauf pour le Dieu !"
P.S. :
Georges Séféris (Γιώργος Σεφέρης) : poète grec, né à Smyrne en 1900 et mort à Athènes en 1971. Prix Nobel de Littérature en 1963. Fils de Stélio P. Séfériadès qui fut nommé en décembre 1918 professeur extraordinaire de droit international à Athènes ; à peine promu, en 1920, professeur ordinaire, il est relevé de ses fonctions, à cause de ses idées républicaines, et n’est réintégré qu’en 1923.
– "Nous savons à présent qu’il y a un nouvel ordre en Europe. Nous savons ce qu’il signifie. Nous savons qu’il signifie l’assassinat des faibles ; l’emploi des formes les plus viles du mensonge pour l’exécution de ces meurtres ; l’extermination systématique des petites nations". Déclaration de Georges Séféris , au cours d’une conférence de presse après l’attaque de l’Allemagne nazie sur la Grèce le 6 avril 1941.
– "J’appartiens à un petit pays. Une pointe rocailleuse sur la Méditerranée, où il n’y a pas d’autre richesse que la lutte de son peuple, la mer et la lumière du soleil. Elle est petite notre terre, mais son patrimoine est énorme." Discours de Georges Séféris prononcé lors de la remise du prix Nobel de Littérature en 1963.
– 21 avril 1967 : Coup d’Etat militaire en Grèce. Georges Séféris déclare en - décembre : "...j’ai, hélas, le sentiment que si la liberté d’expression manque dans un seul pays, elle manque alors partout ailleurs. La condition de l’émigrant ne m’attire pas : je veux demeurer avec mon peuple et partager ses vicissitudes."
– 7 mars 1969 : Georges Séféris rompt le silence qu’il s’était imposé depuis le coup d’Etat et fait une déclaration publique contre la junte.