Légende et réalité des conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault
2e lettre ouverte, présentation des textes annoncés par la lettre ouverte à Europe 1 le 23 décembre 2011, sur les conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault.
Hélène Dingli, interrogée par Nicolas Poincaré sur Europe 1 le 14 décembre 2011, a réitéré à cette occasion les accusations portées par la veuve de Louis Renault sur les conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault.
« N.P. : Alors comment cela s’est passé pour lui, en 1944, au moment de la libération de Paris, il est arrêté aussitôt ?
H.D-R. : Il n’est pas arrêté, il se rend librement devant un juge d’instruction pour donc s’expliquer, on lui avait promis d’ailleurs qu’il serait libre, en fait il a été incarcéré à la prison de Fresnes où il a été maltraité, il a été victime de maltraitance, il est resté sans soins, c’est un homme très malade, il est donc décédé des suites de maltraitance et du manque de soins. »
Le présent texte 1° expose les circonstances de la fabrication de cette thèse réitérée depuis plusieurs mois, sans la moindre contradiction, par les petits-enfants de Louis Renault ; 2° oppose cette fabrication aux douze sources ci-jointes (dont deux sont déjà connues) qui en anéantissent le contenu.
De la version d’Anthony Rhodes, porte-parole de l’entourage de Louis Renault, sur les horreurs de la Libération...
La version familiale des conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault a servi de motivation officielle à toutes les demandes d’enquête de Christiane Renault qui visaient à remettre en cause l’ordonnance du 16 janvier 1945 de confiscation des usines Renault. Elle a été diffusée par les ouvrages commandités par Mme veuve Renault, mère de Jean-Louis Renault, seul héritier direct du président directeur général de la SAUR, notamment par l’ouvrage de Lucien Dauvergne (pseudonyme de Lucien Combelle), Louis Renault, ou cinquante ans d’épopée de l’industrie automobile française, Paris 1954, 223 p.
C’est surtout de cet ouvrage que s’est inspiré Anthony Rhodes pour rédiger, en 1969, une biographie hagiographique de Louis Renault entièrement de seconde main, biographie qui, violant toutes les règles du travail historique en matière de sources et témoignages, ne peut qu’avoir été réalisée sur commande. Sa bibliographie - en l’absence de toute source stricto sensu [1] - regroupe nombre de fascistes avérés depuis l’avant-guerre, parmi lesquels Robert Aron, seule « source » citée sur une épuration présentée comme uniformément inique et sanguinaire [2], le plus souvent devenus collaborationnistes notoires, tels l’ex-ministre des Finances Yves Bouthillier [3], et les deux précédents biographes de Louis Renault mandatés par Mme veuve Renault, elle-même notoirement liée au fascisme – maîtresse de Drieu la Rochelle depuis l’avant-guerre, à la présence tapageuse aux meetings du PPF, dont ce dernier était l’un des dirigeants, tant avant-guerre que sous l’Occupation, malgré une rupture fugace début 1939 [4]. Christiane Renault ne porta donc pas par hasard son choix sur deux publicistes fascistes et agents stricto sensu des services de police allemands (Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst : SIPO-SD) sous l’Occupation :
1° Lucien Combelle, auteur, sous le pseudonyme de Lucien Dauvergne, de l’ouvrage introuvable [5] La vie de Louis Renault, Paris, La Table Ronde, 1954, et signataire du manifeste collaborationniste le plus célèbre et le plus tardif de l’Occupation, la « déclaration commune sur la situation politique » du 5 juillet 1944. Portant la signature des ministres Abel Bonnard, Bichelonne, de Brinon, Déat et de 29 « personnalités parisiennes », ce texte d’« hommage à la mémoire de Philippe Henriot » réclamait un gouvernement nettement plus collaborationniste que celui de Laval, et des mesures répressives plus impitoyables pour éviter à « l’Allemagne » de devoir « finir la guerre en traînant le poids d’une France plongée dans le chaos » [6]. Ce texte, rédigé à peine un mois après le débarquement anglo-américain en Normandie, fut publié le 17 juillet 1944 [7]. Combelle figure d’ailleurs dans le dossier de son ami intime, Drieu la Rochelle, sur ce rapport d’octobre 1945 des Renseignements généraux de la Préfecture de police : Lucien Combelle, « né le 4 avril 1913 à Rouen, sous l’Occupation journaliste à Je suis partout, et aux Cahiers franco-allemands. Rédacteur en chef et directeur de l’hebdomadaire Révolution nationale, il a pris part à de violentes campagnes, notamment contre les alliés. Objet d’un mandat d’arrêt de M. Angeras, juge d’instruction, il fut arrêté et conduit à Fresnes le 11 octobre 1944. Il a été condamné à 15 ans de travaux forcés. » [8]
2° Marc Augier, auteur, sous le pseudonyme de Saint Loup, de Renault de Billancourt, Paris, Amiot Dumont, 1955 : ancien agent de la SAUR, cet hitlérien de premier plan, idéologue et homme de main, fut entre autres président du groupe Collaboration fondé en janvier 1941 [9], « administrateur provisoire » précoce de biens juifs [10] ; « combattant de la LVF » [11], etc. Ses méfaits d’Occupation ont nourri de nombreux dossiers des Renseignements généraux. Rhodes a fait d’Augier-Saint Loup l’expert commentateur expert de l’ordonnance 45 du 16 janvier 1945 et la source essentielle du chapitre 9 de l’ouvrage (« L’après-Renault ») [12].
Deux chapitres de la biographie de Rhodes sont consacrés au traitement de Louis Renault après la Libération (7, « Le bouc émissaire » ; 8, « Arrestation » [13]). Ils ont pour seules références, avec notes infra-paginales, Dauvergne-Combelle, Robert Aron, et, via des interviews, le successeur, qui « ne savait rien », du père supérieur du second établissement de soins religieux, « l’hôpital Saint-Jean de Dieu, rue Oudinot », qui avait accueilli Louis Renault le 17 octobre 1944, et Mme veuve Renault. Ils citent en outre d’abondance, mais sans référence de notes, « un jeune membre de [l’]état-major [de Renault], M. Le Ferron de Longcamp », le « vieil ami [de Renault] M. Hubert », et, plus que tous autres, « M. Clément Pouns, le valet de Louis Renault ». Celui-ci a également servi de source au chapitre 5, « Collaboration » : cru sur parole par le biographe, il s’y portait garant que son patron détestait les Allemands, qu’il traitait volontiers de « “salauds de Boches !” » [14]
La lecture des chapitres 7 et 8, puisés à ces sources singulières, utilisées sans contrôle ni vérification et toutes strictement liées à Louis Renault et à ses héritiers directs, révèle donc les origines de la thèse aujourd’hui répandue par les petits-enfants de l’industriel, qui n’ont jamais sur ce point (comme sur d’autres) été confrontés à la moindre contradiction étayée par des sources originales. Leur thèse de la surprise innocente de Louis Renault face à ses accusateurs va d’ailleurs nettement au-delà de ce que Dauvergne a écrit ou de ce que les « témoins » ont déclaré.
Car Rhodes, écho non critique des salariés de Mme veuve Renault ou de celle-ci même, a fait de Louis Renault « le bouc émissaire » des fureurs communistes ou de « la gauche » [15], mais il n’est pas allé aussi loin que Mme Dingli. Son chapitre 7 est, comme les autres, riche en informations fantaisistes, notamment celle selon laquelle l’industriel serait tranquillement venu voir ses usines le 20 août, pour y découvrir « que le travail avait presque cessé » [16]. Surprise fort surprenante, dans la mesure où une note manuscrite du cabinet du préfet de police avait annoncé le 6 juillet précédent cette décision de l’« État-major [ :] À partir du jeudi 13/7 les usines Renault seront définitivement fermées (manque d’électricité et de fonds). » [17] Mais du récit truffé de contradictions internes, inspiré par le seul clan Renault, ressort le fait que Louis Renault se savait très exposé à la vindicte des milieux de la Résistance, gaullistes et communistes.
Selon Rhodes, c’est une campagne déchaînée de L’Humanité clandestine, à partir du 20 août, qui aurait dès le 21 dressé contre Louis Renault ses ouvriers de Boulogne-Billancourt qui, la veille, l’avaient « accueilli aux portes [des usines] en silence, mais sans hostilité ». La campagne violente anti-Renault du journal communiste fut reprise par « le reste de la presse de gauche ». Renault, d’après Dauvergne, se sentit et se proclama sans répit, devant ses intimes, notamment son valet, la « conscience […] claire », mais il entama une longue fuite dès les premiers jours de la Libération de Paris. Dans cette Libération des troupes allemandes, Rhodes, porte-voix de Combelle, ne voit qu’ignominie et violation du droit : « le nouveau régime n’était pas correctement installé, il n’y avait pas de forces d’ordre public à Paris. N’importe quoi pouvait arriver sous le règne de la populace (under mob’s rule), et les FFI, qui occupaient les bâtiments publics, apparaissaient comme les maîtres de la ville. »
À défaut de s’estimer coupable, Louis Renault adopta un comportement de coupable : Rhodes le montre traqué par ses accusateurs de « la presse de gauche » et prompt à suivre le conseil, prodigué par « sa famille et ses amis », de ne pas remettre les pieds à l’usine. Louis Renault erra donc d’hôtel particulier en château « de divers amis » et membres de sa famille, entre Paris et Le Mans. Il serait cependant allé « le 1er septembre avec son fils voir ce qui se passait aux usines Renault du Mans. Mais ceci était également dangereux », raison pour laquelle son jeune collaborateur, Le Ferron de Longcamp, déjà cité, lui aurait « offert [le] refuge » de son « château sis à 160 km de Paris ». Cet accueil aurait eu pour condition qu’« il ne devrait rien y avoir de secret sur le séjour de Renault », remarque antagonique avec les pages environnantes sur l’indispensable secret des cachettes et les projets de fuite hors de France. Le fugitif serait « resté » au château de son hôte « du 6 au 22 septembre, jour de l’arrestation » - épisode ensuite retardé au 23 [18], en effet la bonne date [19]. Il aurait été entre temps accusé par le communiste « Marcel Willart » ((sic) Willard), « qui a[vait] réclamé » à de Gaulle « et obtenu » de lui, manifestement contre son gré, « le poste de secrétaire général de la Justice » : c’est ce communiste – non signalé comme célèbre avocat, notamment des militants et responsables communistes poursuivis avant-guerre [20] -, qui aurait lancé « un ordre formel d’interrogatoire de Renault […] le 18 septembre 1944.
Informé de cette nouvelle, Renault, qui était encore avec M. de Longcamp, consulta immédiatement son avocat, M. Ribet. Il disait qu’il n’avait rien à se reprocher et qu’il affronterait ses accusateurs. Des tentatives [de qui ?] de le convaincre de renoncer à cette démarche immédiate pour aller un moment à l’étranger, en Suisse ou en Espagne, furent rejetées. Il était furieux autant que déterminé ; la justice laverait son honneur. Il fut dès lors convenu [par qui ? avec qui ?] qu’il se présenterait à Paris le 22 septembre devant le juge d’instruction Martin, qui établirait d’abord s’il y avait là une affaire simple a priori (a prima facie case). Il fut entendu [par qui ?] qu’il ne serait pas question d’arrestation, seulement d’audition. » C’est ce qui se produisit le jour même, « où le juge se contenta de lui demander de décliner son identité » [21], mais le lendemain, 23 septembre, Renault, qui avait été conduit auprès de Martin « par M. Jean Louis [22] et par son valet, M. Clément Pouns, qui conduisait aussi sa voiture », fut arrêté [23].
La biographie de Rhodes, simple écho du clan Renault, bat des records d’absurdités dans les termes : séjour secret pas secret ; mystérieux projets de fuite, imputables à on ne sait qui, mais pas agréés par l’intéressé ; arrestation située le 22 septembre, puis le 23, nouvelle précision assortie de l’insistance sur le fait que tout allait pour le mieux le 22 : fuyard depuis un mois, Renault, alors caché aux environs du Mans, aurait ce jour-là pris la brusque décision de rencontrer le juge d’instruction en vue d’échange banal, et aussitôt filé vers Paris pour rejoindre le bureau du magistrat, en toute quiétude, etc. Il n’en ressort pas moins que Louis Renault disposait à la Libération de solides présomptions que la justice le recherchait, et pas pour simple « audition ».
Le chapitre 8 (« Arrestation ») dresse des conditions de détention de Louis Renault un tableau horrifiant, résumé ci-dessus par Mme Hélène Dingli à destination de Nicolas Poincaré. La thèse des « tortures » de l’industriel est fondée sur le seul récit des « témoins » susmentionnés, particulièrement « M. Clément Pouns » et Mme veuve Renault. Selon le premier, Renault serait arrivé à Fresnes « en parfaite santé, parlant avec volubilité et donnant des instructions sur la nourriture les vêtements qu’il voulait se faire apporter ». Il aurait été le lendemain transformé en « épave, à peine capable de parler. » [24] Curieux témoignage puisque, au chapitre 5 (« Collaboration », un autre « témoin »), « M. Debos, son assistant personnel », longuement cité par Rhodes, le décrit comme incapable de s’exprimer correctement sur les dossiers automobiles avec von Urach, principal « commissaire allemand » des usines Renault – à une date non précisée mais qu’on peut situer à 1942 ou 1943 puisqu’il est question de transfert d’usine pour camouflage contre les bombardements [25] : Renault aurait confondu les mots à tel point que, vu ses terribles difficultés d’élocution, « nombre de détenteurs d’autorité […] à Vichy […] ont jugé en 1942 (sic) qu’il devait se retirer. » [26] Choisissant l’option Debos, MM. Dingli et Ferrand ont commenté, le 3 août 2011, l’aphasie de Louis Renault terriblement aggravée par le bombardement du 3 mars 1942.
L’industriel gâteux de 1942-1943 serait arrivé en septembre 1944 frais comme un gardon à Fresnes. Or, selon Rhodes, le sort des emprisonnés de l’après-Libération était pire que celui des résistants sous l’Occupation. « Mais aux gardiens professionnels, dont seuls quelques-uns demeureraient en poste, un élément nouveau et sinistre s’ajouta après la Libération – des gardiens auto-nommés. Certains de ces hommes étaient membres des FFI, certains étaient des chômeurs, prêts à prendre n’importe quel travail, quelques-uns étaient des criminels de droit commun déguisés en résistants, certains espéraient régler de vieux comptes ». Ce développement aussi vague qu’injurieux, et dont je ne cite que la moitié, se passe de référence à tout « témoin ».
On peut conclure, car le narrateur ne le précise pas, que ces brigands dépenaillés et non-professionnels furent à l’origine de la terrible dégradation de la santé de l’industriel, « presque en une nuit ». Un tel effondrement ne saurait surprendre de la part d’« un homme comme Renault, qui avait en horreur toute sorte de violence physique » - énormité qui sera démentie par de nouveaux envois de documents [27]. Mais, « cela ne pouvait suffire à expliquer cette aggravation » de son état, ajoute Rhodes avant d’invoquer « la preuve [administrée par] Christiane Renault, qui, autorisée pour la première fois à voir son mari le 3 octobre », aurait « trouvé trois gardiens hargneux (surly) en tenue civile armés de mitraillettes devant sa cellule » [28].
Alors FFI, pas FFI ? Au fil des démarches judiciaires de Christiane Renault, les FFI présumés se sont transformés en « FTP (communistes, donc) » : Bénédicte Vergez-Chaignon, auteur d’un livre particulièrement complaisant pour « les épurés », a récemment évoqué la déposition dans laquelle « la femme de Louis Renault » avait déclaré « avoir été conduite dans sa cellule de l’infirmerie de Fresnes, le 3 octobre 1944, par deux FTP » [29]. On observera les variations du thème.
Rhodes cite pour sa part les multiples et déchirantes déclarations de Mme veuve Renault, sans lui imputer une accusation explicite contre des FFI ou des FTP. Elle aurait notamment tiré la certitude de ses visites à Ville-Évrard, les 7 et 12 octobre, que son mari « n’avait pas reçu d’attention médicale adaptée et n’avait pas été vu par un docteur. » Rhodes invoque également le récit d’« un autre témoin oculaire, M. Roger Charels, quaker et visiteur de prison » auquel, le 4 octobre, après « douze jours d’emprisonnement » de Renault, « un jeune gardien de prison » aurait désigné le martyr « avec ces mots : “Vous voyez dans quel état est celui-ci ! On l’a tabassé hier” ».
Tous les témoins (juge, avocat, etc.) étant décédés à la date de rédaction de la biographie de Rhodes, il ne restait donc de ces récits que celui de la plaignante : elle n’avait cessé de clamer « que Renault était mort d’une fracture de vertèbre », diagnostic du « Dr Truchot » [30] auquel elle aurait confié la mission de « radiographier le corps à travers le cercueil avant l’enterrement » ; elle déclara à Rhodes, en « septembre 1966 », n’avoir pu le faire prouver « parce que la vertèbre en question […] avait été sectionnée du cou avec un rasoir. » [31]
... à la réalité des archives : un Renault accusé de trahison et suivi par le corps médical
Les archives originales établissent une réalité antagonique avec les déclarations a posteriori de l’entourage de Renault, soutenues sans critique et sans contrôle de sources par le biographe Rhodes, logiquement fort apprécié des « consorts Renault » [32].
Les deux textes transcrits et annotés d’août 1944 joints au présent courrier démentent formellement Mme Dingli-Renault, selon laquelle Louis Renault « n’est pas arrêté, il se rend librement devant un juge d’instruction pour donc s’expliquer, on lui avait promis d’ailleurs qu’il serait libre, en fait il a été incarcéré à la prison de Fresnes ».
- Louis Renault faisait alors partie, avec son neveu François Lehideux, de la « première liste des personnes à arrêter pour enquête ou sanction », liste de rédaction peut-être antérieure au 28 août (date de la 5e des « listes d’arrestations demandées par la Sûreté générale, IV C 2 »). Cette liste sur laquelle figuraient Renault et Lehideux était signée de Robert Lacoste, ministre de la production industrielle socialiste - et non communiste - par ailleurs lié depuis l’avant-guerre aux milieux les plus influents de la Confédération générale du patronat français (document 1 et commentaires).
- Cette liste est contemporaine de la définition officielle des « crimes contre la sécurité extérieure de l’État » - concept synonyme d’intelligence avec l’ennemi ou de trahison -par le « réquisitoire introductif de Vassart, procureur de la République près le tribunal de la Seine », daté du 28 août 1944 (document 2).
- Le document 3, le mandat d’arrêt de Louis Renault, pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État », du 16 septembre 1944, fut à cette date « transmis au juge mandant, M. Martin ». Exposé du crime, date de la mesure et identité du juge d’instruction balaient tout ce qui a été avancé par les tenants de la légende Renault.
- Le document 4, seul écho de la « presse de gauche », reproduit des coupures de L’Humanité du 24 septembre, annonçant l’arrestation de Renault et prêtant au juge Martin l’attitude ferme que prescrivait le mandat d’arrêt du 16 septembre, et du Populaire (socialiste) du 27 septembre, déplorant la liberté laissée à Mme Renault de disposer des archives de son mari incarcéré, c’est à dire de les soustraire à la justice.
Deux textes relatifs à l’incarcération (médicalisée) de Louis Renault et aux circonstances de sa mort, déjà envoyés le 23 décembre 2011, sont à nouveau joints à ce dossier « des conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault ». Ces copies de pièces versées aux archives de la Préfecture de police infirment la thèse selon laquelle le grand-père de Mme Dingli « a été maltraité, il a été victime de maltraitance, il est resté sans soins, c’est un homme très malade, il est donc décédé des suites de maltraitance et du manque de soins. »
- La thèse de Rhodes, reprise, sans indication d’origine, par les héritiers de Renault, est incompatible avec le bulletin rédigé par le Dr Dublineau, « médecin en chef de la maison de santé de Neuilly-sur-Marne » qui avait accueilli l’industriel le 5 octobre et l’avait examiné et soigné jusqu’à ce que, le 16 octobre, il en réclamât le transfert « dans un centre chirurgical, aux fins de surveillance, et éventuellement d’intervention » (document 5).
- Je rappelle pour mémoire mon commentaire du 23 décembre relatif à Me Isorni, « avocat de la veuve de Renault – un des avocats de Pétain dont la pugnacité avait été démontrée au procès de juillet 1945 », et à la 12e pièce du précédent envoi (ici, document 6). Isorni, par ailleurs militant particulièrement actif de l’extrême droite, phase de l’OAS comprise, comme en témoignent nombre de dossiers des Renseignements généraux de la Préfecture de police [33] - caractéristique qui ne le distingue pas de nombre des éminents témoins de Rhodes -, « ne décela sur le cadavre, comme les autres témoins, “aucune trace de violences” à “l’ouverture du cercueil” ». Cette ouverture, en vue d’autopsie, eut lieu non pas en février 1945, comme je l’ai écrit le 23 décembre 2011, mais en février 1956.
Elle fut suivie de nombreuses expertises médicales, convergeant toutes contre la thèse des mauvais traitements. Même le Dr Truchot qui avait, à l’examen de la radiographie (qui n’était pas son œuvre, mais celle Dr Raulot-Lapointe), conclu, au triomphe de Christiane Renault, à la fracture, exhuma alors « une autre note – retrouvée dans ses dossiers – disant : “Semble indiquer une rupture de la vertèbre cervicale”. » (Paris-Presse, 26 (ou 28 ?) février 1956, document 10).
Le document 7, du 9 février 1956, atteste que la fameuse radiographie du 27 octobre 1944 ne fut pas l’œuvre du Dr Truchot – « chef des services radiologiques de l’hôpital Cochin » (Le Figaro, 3 mars 1956, document 11). Il précise que son véritable auteur, le Dr Raulot-Lapointe, « a remis toutes les radiographies le jour même ou le lendemain à Mme Renault. » Pièces (il y en avait donc plusieurs) d’octobre 1944 à propos desquelles les nombreux experts consultés en 1956 ont convergé, concluant à la mort naturelle de l’industriel. On peut imaginer ce que les documents, en possession de Mme veuve Renault, auraient pu livrer sur « la vertèbre […] sectionnée du cou avec un rasoir » dont elle parla à Rhodes [34].
La thèse des gardiens « FFI » tortionnaires - il n’y avait pas eu de « FFI » à la prison de Fresnes mais seulement des « fonctionnaires de l’administration pénitentiaire » - sombra également. La commission rogatoire du juge d’instruction Baures, du 23 avril 1956, recense « les ex-fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, tous en fonction en 1944 à Fresnes » et désormais retraités, à contacter (document 8).
Le Figaro du 5 juin 1956 admit que « les gardiens de l’infirmerie [de la prison de Fresnes] n’appartenaient pas aux Forces françaises de l’Intérieur, mais étaient des surnuméraires qui n’avaient pas encore touché d’uniforme de l’administration pénitentiaire et se reconnaissaient à un brassard. » À cette même date, le témoignage de Charels, inventeur de la thèse du « tabassage » retenue par Rhodes (en 1969), s’était effondré : le « visiteur des prisons », qui prétendait avoir tout appris « de la part d’un gardien, […] confronté avec les onze gardiens, […] n’a pu reconnaître son interlocuteur » (document 12).
On retrouvera ces détails et d’autres dans les articles de presse ci-joints, échelonnés entre les 16 février et 5 juin 1956, Paris-Presse et Figaro (presse de gauche exclue) (documents 9, en 2 pages, 10, 11, 12), reflet des expertises qui ruinèrent l’argumentation de Mme veuve Renault. L’affaire aboutit à un non-lieu, signé du juge d’instruction Baures, à la mi-avril 1956, mais celle-ci reprit aussitôt le combat [35]. La lecture de la seule presse eût pu inciter Rhodes à douter des « preuves » dispensées par celle-ci.
La presse de 2012, informée de la réalité des sources relatives au dossier, ne saurait plus longtemps laisser l’exclusivité de la présentation de l’histoire de Renault à ses héritiers – y compris en ce qui concerne la phase ultime de sa vie, de la Libération au 24 octobre 1944. Car il s’agit d’une histoire fabriquée par Combelle, par Augier et par Rhodes sur le seul « témoignage » de personnalités organiquement liées à Louis Renault, dimension financière incluse. La quasi-totalité des « témoins » sélectionnés par Rhodes étaient sous l’Occupation liés au camp de la collaboration franco-allemande active, économique ou politique, et tous avaient combattu la Résistance, des communistes aux gaullistes. Leurs allégations - anéanties par les sources - sont aujourd’hui diffusées telles quelles dans les media par les deux principaux porte-parole des petits-enfants de Louis Renault. Vont-ils continuer à disposer seuls du droit d’information, alors même que leur combat allégué pour la « réhabilitation » de l’industriel s’est doublé depuis le 9 mai d’une assignation en indemnisation qui les oppose à l’État, c’est à dire menace les contribuables français d’une charge indue de plusieurs milliards d’euros ?
Annie LACROIX-RIZ, le 8 janvier 2012.
Professeur émérite d’histoire contemporaine
Université Paris 7-Denis Diderot
http://www.historiographie.info/
Nota : La non-fiabilité de la biographie de Rhodes achève d’être établie par une double référence imaginaire du chapitre 4 « 1939-40 ». L’auteur cite longuement deux lettres adressées par Louis Renault à la fin de 1939. La première, du 8 novembre 1939, a pour destinataire Daladier, Renault y justifiant la maigre production pour la défense nationale de ses établissements depuis la déclaration de guerre par les mesures de mobilisation prises par le gouvernement, qui auraient vidé ses usines de leur main-d’œuvre. La seconde, envoyée « à un ami » dans la période suivante, sans précision de date, vise à accréditer la thèse de la rupture entre l’oncle et son neveu Lehideux, qui, mobilisé en tant que lieutenant, aurait été rappelé à la vie civile par Raoul Dautry, héraut de la défense nationale, pour être installé autoritairement aux usines Renault. L’oncle, que Rhodes présente comme partisan toujours inconditionnel de la « production de paix » contre une « production de guerre » menaçant de détruire la position compétitive de ses établissements, en temps de paix, contre les États-Unis [36], aurait écrit : « M. Lehideux soutient la cause de la finance internationale. M. Renault soutient la cause de la France. » Les deux lettres sont pourvues de la référence suivante : « cité dans La Vie de Louis Renault, de J. Boulogne » [37]. Or, cet « ouvrage de commande à la gloire de Louis Renault » rédigé par « Jean Boulogne » [38], dont l’éditeur, le lieu et la date de parution ne figurent pas dans la bibliographie de Rhodes [39], fut publié en 1931 [40].