Pour Bruno Le Maire, les Britanniques « font le deuil de leur empire mourant, le Commonwealth, mais ils refusent de contribuer à un empire naissant : l’Europe »

, par  John Groleau
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Le 1er avril dernier, Bruno Le Maire a donné « une conférence au Geneva Graduate Institute sur l’économie internationale dans le monde post-Covid » [1], secondé par le Professeur Richard Baldwin [2].

Son discours en vidéo est dans la deuxième partie de cet article. Il m’a semblé intéressant préalablement de faire une présentation du cadre de cette conférence, l’IHEID, la découverte d’un élément supplémentaire dans les galaxies mondialiste et européiste…

 1re partie : l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID - The Graduate Institute)

L’intervention du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, fut introduite par la directrice de cet institut, Marie-Laure Salles. « Entrée en fonction le 1 septembre 2020, elle était auparavant doyenne de l’École du management et de l’innovation à Sciences Po, Paris - qu’elle a contribué à fonder - et a également été doyenne de la faculté puis directrice du programme de doctorat et responsable du Centre de recherche sur le capitalisme, la globalisation et la gouvernance de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC Business School) sis dans la capitale française. […]. Femme de passion et de conviction, la directrice de l’IHEID souhaiterait voir une association entre l’Europe et la Suisse pour combler cette absence de leadership dans les relations internationales. Face au déclin de l’influence des Etats-Unis et à la présence grandissante de la Chine et de la Russie sur l’échiquier géopolitique mondial, ce scénario alternatif serait porteur d’espoir. Pourquoi l’Europe peine-t-elle à parler d’une voix forte et unie ? Par manque de dirigeants clairvoyants et visionnaires, à part peut-être la Chancelière Angela Merkel ? “Pour que l’Europe soit plus forte et plus inspirante, il lui faut se réinventer un projet – une vraie utopie réaliste pour le 21ème siècle qui résonne avec son histoire et son inspiration incarnée dans la personne d’un Jean Monnet”, affirme Marie-Laure Salles, qui ne boude pas son admiration pour ce fonctionnaire international français, né le 9 novembre 1888 et mort le 16 mars 1979, promoteur d’un idéal de paix et de prospérité, considéré comme l’un des “pères de l’Europe”, dont elle a longuement étudié l’action dans le cadre de ses travaux de recherche. » [3]

Le 1er décembre 2019, le journaliste Stéphane Bussard a publié sur Le Temps un article concernant « L’IHEID : de William Rappard à Philippe Burrin, l’histoire d’un institut universitaire précurseur » [4]. Sa lecture ne manque pas d’intérêt, mais il est souhaitable de la compléter par celle du document intitulé « L’Institut et la communauté internationale - 90 ans d’histoire » [5] disponible sur le site de l’Institut [6].

« La création de l’Institut découla de l’installation de la SDN à Genève » et « William Rappard [7] joua un rôle moteur ». Celui-ci « fut encouragé par la Fondation Rockefeller qui appuyait fermement la SDN, dont elle finança la bibliothèque. Elle promit un soutien substantiel sous la condition d’un apport équivalent, condition qui fut acceptée par les autorités de Genève et de Berne. De son côté, l’Université de Genève, dont William Rappard était le recteur entre 1926 et 1928, épaula la création de la nouvelle institution en reconnaissant sa vocation universitaire et en acceptant qu’elle jouisse d’une autonomie sous la forme d’une fondation de droit privé. En automne 1927, l’Institut universitaire de hautes études internationales (HEI) ouvrit ses portes. Première institution au monde à se consacrer à l’étude des relations internationales, il présentait un profil original qu’il allait conserver au cours des décennies :
- une fondation indépendante liée à l’Université de Genève, qui délivrait le doctorat
- le bilinguisme anglais – français (ndlr : vraiment… ?)
- l’approche pluridisciplinaire apportée par des professeurs permanents, des professeurs invités et des personnalités travaillant dans les organisations internationales
- l’ambition de combiner la distance et la rigueur académique avec l’ouverture au monde de la “policy”
- le soutien de la Confédération et du canton de Genève, complété par la Fondation Rockefeller qui allait jouer un rôle important pendant les vingt premières années de son existence »

« Après la guerre, en période de “coexistence pacifique” entre l’Amérique d’Eisenhower et l’Union soviétique de Khrouchtchev, un nouveau directeur de l’institut est nommé en 1955 : le Lausannois Jacques Freymond. L’établissement renforce ses liens avec les Nations unies et leurs agences spécialisées. S’ouvre une ère d’expansion. Historien, président du comité éditorial impliqué dans la réalisation des documents diplomatiques suisse de 1848 à 1945, Jacques Freymond marque de sa patte l’esprit de la villa Barton. En pleine guerre froide, il décide d’intégrer l’étude des pays de l’Est et de l’URSS dans le programme d’un institut marqué par “son ancrage européen et son tropisme anglo-saxon”. Il ouvrira aussi l’institut à des diplomates de l’Est, convaincu, comme Denis de Rougemont, qu’à long terme les profondes racines d’un passé culturel européen commun effaceraient les divisions politiques du moment. En coopération avec Berne, l’institut met sur pied des formations pour diplomates. Avec l’appui de la Confédération et de Genève, qui prennent le relais de la Fondation Rockefeller, l’institut a une assise financière plus solide et peut grandir. […]. Si aujourd’hui on parle de l’Institut de hautes études internationales et du développement, ce n’est pas un hasard. Dans le cadre de la décolonisation, Jacques Freymond crée, en 1961, avec le soutien de l’Eglise protestante, le Centre genevois pour la formation de cadres africains rebaptisé Institut africain de Genève, puis Institut d’études du développement et enfin, dès 1977, Institut universitaire d’études du développement (IUED). Plus proche du terrain, l’IUED coopère étroitement avec la Direction du développement et de la coopération (DDC) à Berne. L’approche des relations internationales n’est à ce moment pas toujours la même qu’à la villa Barton. […]. Mais la fusion des deux instituts apparaît logique, même si elle donne lieu à des débats animés. Ce sera fait en 2007 par la constitution de la fondation IHEID. » « Il était entendu que le nouvel Institut recevrait davantage de moyens financiers, qu’il acquerrait une pleine autonomie vis-à-vis de l’Université de Genève et qu’il réaliserait un immeuble capable d’accueillir ses collaborateurs et ceux des centres soutenus par la Confédération [8]. Il fut également entendu que cet immeuble serait la propriété de l’Institut qui recevrait une subvention au titre de l’investissement universitaire ; en contrepartie, l’Institut assumerait le risque immobilier et financier de sa construction, notamment en recourant à un emprunt bancaire et en recherchant des dons de mécènes. » « Conçue par l’architecte neuchâtelois Eric Ott, du bureau IPAS, l’immeuble coûtera 183 millions, auxquels il faut ajouter 23 millions pour le terrain. La Confédération et le canton ont versé 78 millions. Un emprunt et des fonds privés ont couvert le solde, dont 23 millions de la Fondation Wilsdorf. » [9] L’IHEID s’est installé officiellement en 2013 dans la « Maison de la paix [10] ». À noter que parmi les locataires présents dans ce bâtiment, on y retrouve également le World Business Council for Sustainable Development [11] (WBCSD - Conseil mondial des affaires pour le développement durable [12]), une coalition comptant parmi ses membres près de 200 multinationales dont BP, Shell, Total, Bayer, LafargeHolcim, Michelin, Nestlé, Unilever, DuPont, GSK, Roche, BNP Paribas, JPMorgan Chase & Co, etc [13].

L’IHEID et son environnement à Genève

La bibliothèque de l’IHEID héberge plusieurs fonds d’archives, notamment celles du Centre européen de la culture, « association créée à Genève en 1950 dans la mouvance des milieux fédéralistes et européistes. Son origine remonte aux résolutions prises durant le Congrès de La Haye de mai 1948 qui donna naissance au Mouvement européen, organisation de la société civile qui militait pour l’union de l’Europe, et sous l’égide duquel le CEC a été créé. L’histoire du CEC est inséparable de l’œuvre de l’écrivain suisse Denis de Rougemont (1906-1985), qui l’a dirigé depuis sa fondation et lui a imprimé sa marque. » [14]

Denis de Rougemont devant la Villa Moynier, siège du Centre européen de la culture (années 1970)

« Depuis 2012, l’Institut est accrédité au Conseil économique et social de l’ONU, l’une des rares institutions académiques au monde à bénéficier de ce statut. L’Institut co-organise avec l’Organisation des Nations Unies à Genève ou soutient chaque année un grand nombre d’événements et d’initiatives […]. En 2017, l’Institut a mis en place le “SDG Portal”, un répertoire d’activités organisées à l’Institut et liées aux Objectifs de développement durables, qui contribuent ainsi à cet important programme des Nations Unies. Sur la base d’un accord de collaboration entre l’Institut et l’ONUG, les deux institutions soutiennent les conférences de chacune avec leurs experts respectifs. De plus, les étudiants de l’Institut travaillent régulièrement en tant que stagiaires à l’ONUG. »

L’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a « fait partie d’une cohorte très spéciale : celle des alumni de l’institution genevoise » [15]. Ce fut un grand « spécialiste » des Fondations Ford [16], Rockefeller et Bill & Melinda Gates [17].

Après cette présentation du cadre de la conférence, revenons sur le principal intervenant… : Bruno Le Maire.

 2e partie : discours de Bruno Le Maire le 1er avril 2021 à l’IHEID

En mai 2009, à l’occasion de la Journée de l’Europe et des élections européennes, il avait rappelé que « l’Union européenne, c’est la paix » et avait de nouveau parlé de « l’Europe puissance » [18]. Au XIXe siècle, une personne avait déjà dit « l’Empire, c’est la paix » … C’était Napoléon III.

Bruno Le Maire - Les Napoléons - Arles 2018


On se souvient qu’en 2007, José Manuel Barroso en tant que président de la Commission européenne, avait indiqué qu’il aimait « comparer l’Union Européenne en tant que création, à l’organisation des empires » en précisant que « maintenant ce que nous avons est le premier “empire non-impérial”. »

Dans le cadre de l’édition 2018 du « Forum économique franco-allemand » (The French German Business Forum), Bruno Le Maire avait fait la déclaration suivante sur son compte twitter : « L’Europe doit s’affirmer comme un empire paisible dans les 25 années qui viennent. Cette empire doit être celui des droits de l’homme et de la croissance durable. »


Il s’était placé dans la continuité de son chef de gouvernement de l’époque, Édouard Philippe, qui avait célébré à Dubaï le modèle impérial lors du World Government Summit [19], en prenant Napoléon comme référence.

Édouard Philippe à Dubaï lors du World Government Summit - 11 février 2018


Au passage, citons l’extrait suivant écrit par l’historienne Florence Gauthier :

« Thermidor mit fin à cette expérience [de décolonisation en 1793-1794] et entraîna un puissant mouvement contre-révolutionnaire qui, par étapes, renoua, tout d’abord avec une politique de puissance conquérante en Europe, et coloniale hors d’Europe, clairement exprimée dans la nouvelle Constitution française de 1795. Puis, le coup d’État du général Bonaparte renversa cette Constitution, au profit du Consulat qui tenta une reconquête des anciennes colonies françaises manu militari et y rétablit l’esclavage en 1802, avant de transformer son régime en Empire, avouant clairement ses objectifs de construire un nouvel empire colonial sur les cendres de la révolution des droits de l’homme et du citoyen. » [20]

Le discours de Bruno Le Maire le 1er avril tenu à l’IHEID a été annoncé sur le site economie.gouv.fr [21] avec la version en anglais [22], mais aussi en français [23]. Comme il est indiqué sur ces documents, « Seul le prononcé fait foi »… Alors écoutons ci-dessous Bruno Le Maire… :

Vidéo complète ; remarque : [24]


Bruno Le Maire :
- à 17 min 22 : « They [The British] grieve a dying empire, the Commonwealth, but do not dare to contribute to a nascent one : Europe. »
Ce qui signifie pour lui :

« Ils [les Britanniques] font le deuil de leur empire mourant, le Commonwealth, mais ils refusent de contribuer à un empire naissant : l’Europe. »

- à 23 min 52 : « Is that possible only as a federated Europe ? That’s a question that will arise very frequently, but I do not believe so. The U.S. cannot be the reference for European integration. Can we fully integrate while fully respecting individual nations ? I believe so. We have to find ways to live with this paradox that is inherent to the European Union : an increasingly integrated Europe, yet made up of strong individual nations. We are a continent of nations. We have a history of nations and we are made of different memories, different national memories that build a new political model which names is Europe. European integration can and should only come about with the full respect of the individual nations that comprise it. What have we learnt from the crisis ? We have learnt that clear and resolute choices will yield the best results. We have been successful in protecting our economy and in providing the required fiscal support thanks to what, thanks to the European Central Bank and the integrated euro area. Either we move towards such resolute choices, which must lead to a qualified majority on tax matters, to a common budget for the euro area, to fiscal solidarity, fiscal integration, to a banking union, and then, we will play in the 21st century big leagues. Or, we keep hesitating between paths, and then we will disappear. »
Ce qui signifie pour lui :

« Est-ce en s’intégrant dans une fédération ? C’est une question qui se posera très fréquemment, mais je ne le pense pas. Les États-Unis ne peuvent pas être le modèle de la construction européenne. Est-ce dans le respect des nations ? C’est ce que je crois. Nous devons apprendre à vivre avec ce paradoxe inhérent à l’Europe : toujours plus d’intégration, avec toujours autant de nation. Nous sommes un continent de nations. Nous avons une histoire de nations et nous sommes faits de différentes mémoires, de différentes mémoires nationales qui construisent un nouveau modèle politique qui s’appelle l’Europe. L’intégration européenne ne peut et ne doit se faire que dans le respect des nations qui la composent. La crise nous a montré que c’est en faisant des choix clairs et résolus que nous obtenons des résultats. Nous avons réussi la protection économique et le soutien budgétaire parce que nous avions la BCE et l’intégration de la zone euro. Soit nous avançons vers ces choix résolus, qui doivent nous amener à la majorité qualifiée sur les sujets fiscaux, à un budget de la zone euro, à la solidarité budgétaire, à l’intégration fiscale, à l’union bancaire, et dans ce cas, nous pourrons jouer dans la cour des grands au XXIe siècle. Soit nous continuons à hésiter entre deux voies, et nous disparaîtrons. »

- à 25 min 54 : « The European Union was not meant to become the Soviet Union of the 21st century. It was not meant to collapse because we weren’t able to make bold and clear-sighted choices. There will be two national empires in the 21st century : China and the United States. We can build all together an empire of nations : Europe. »
Ce qui signifie pour lui :

« L’Union européenne n’a pas vocation à devenir l’Union soviétique du XXIe siècle, qui s’est écroulée faute de choix lucides et courageux. Il y aura au XXIe siècle deux Empires nationaux : la Chine et les États-Unis. Nous pouvons construire tous ensemble un Empire de nations, qui sera l’Europe. »

En 2021, un ministre de la République peut tenir un discours franchement anti-républicain et à caractère impérialiste sans que personne ne réagisse. Onze ans plus tard et la réhabilitation de Napoléon III contre la République par le Président de l’Assemblée nationale [25], rien n’a changé, notamment du côté de la « gauche » officielle. Il est vrai que l’Europe « démocratique et sociale » est devant nous… aux calendes grecques !

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