« La Constitution de 1793 a bien été appliquée sauf en ce qui concerne l’élection des ministres »

, par  J.G.
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Ci-dessous, un extrait de l’introduction écrite par Yannick Bosc et Florence Gauthier, maîtres de conférences, spécialistes de la Révolution française, pour le livre Albert Mathiez, Robespierre et la république sociale  [1].


« Lors de la Révolution du 10 août, dont Robespierre fut un des organisateurs, il insista pour que le suffrage universel direct soit établi et, bien sûr, dans les assemblées générales communales. Ce suffrage direct supprimait celui à deux niveaux, qui avait été organisé en 1789, avec les assemblées primaires élisant des mandataires directement, qui ensuite, à un second niveau choisissaient, entre eux, les élus qui siègeraient.

Dans “La Constitution de 1793” [2], Mathiez présente le projet de constitution des Girondins, présenté par Condorcet le 15 février 1793, mais non adopté ultérieurement et le projet montagnard accepté après la Révolution des 31 mai - 2 juin 1793, qui révoqua les députés girondins, le 24 juin suivant.

Le projet girondin renversait le principe de la suprématie du législatif sur l’exécutif, et ce faisant, la base même de la liberté publique !

Robespierre et Saint-Just avaient exposé à la Convention leurs propositions le 24 avril 1793, le premier d’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dans lequel le droit à l’existence venait limiter le droit de propriété, et le second un projet de Constitution. Ces projets avaient été adoptés par la Société des Amis de la liberté et de l’égalité siégeant aux Jacobins, le 21 avril précédent.

La Constitution votée le 24 juin 1793 rétablit le principe de la suprématie du législatif sur l’exécutif avec une assemblée législative unique, élue au suffrage universel direct, et une administration décentralisée et élue par les citoyens, du département à la commune.

Mathiez souligne à juste titre les différences qui existent entre les projets adoptés par la Société des Amis de la liberté et de l’égalité et la Constitution votée. Il introduit cependant une erreur en affirmant qu’elle ne fut jamais appliquée, ce qui mérite d’être explicitée. Cette affirmation vient d’Aulard et ni lui ni Mathiez n’ont précisé par quoi elle fut remplacée.

Sur la question de savoir si la Constitution de 1793 fut ou non appliquée, des travaux ultérieurs ont commencé à répondre, en étudiant les institutions mises en place, dont le Gouvernement révolutionnaire et le Comité de salut public, et leur application.

La Constitution de 1793 a bien été appliquée sauf en ce qui concerne l’élection des ministres et ce fut la Convention qui continua de les nommer, en conservant la décentralisation administrative, qui fut même renforcée par le Gouvernement révolutionnaire, qui confia l’application des lois révolutionnaires aux assemblées communales. Ces lois révolutionnaires étaient la réforme agraire votée depuis juin et juillet 1793, la “politique du maximum”, qui rétablissait l’équilibre entre prix, salaires et profits, ainsi que les lois sur les secours publics et les mesures de surveillance [3].

C’est bien cette république démocratique et sociale que Mathiez espère dans son enthousiasme pour la Révolution russe et la démocratie des soviets [4]. Il adhère au Parti communiste français à sa création en décembre 1920, mais le quitte, moins de deux ans plus tard, car il ne peut concevoir de dictature en son sein :

La dictature n’est admissible qu’en période de catastrophe, quand on ne peut pas éviter de s’en servir. Mais c’est une folie de s’imaginer qu’on peut obtenir des hommes des sacrifices par l’obéissance passive. Des commandements donnés de haut et imposés sans discussion sont bons pour des esclaves. Des hommes libres refuseront toujours de s’y conformer. Discipline tant qu’on voudra, mais discipline librement consentie et comprise ! Le parti français ne peut pas exécuter des ordres dont les inconvénients sautent aux yeux. La France n’est pas la Russie ! [5]
Les usages du mot dictature chez Mathiez


Essayons maintenant d’éclairer les usages du mot “dictature” chez Mathiez, car, il ne l’emploie pas à la façon de Lénine.

Comme on le sait, Lénine fut, lui aussi, très critique de la thèse du déterminisme du “marxisme orthodoxe” selon Kautsky, qui posait la question de l’avenir de la Révolution en Russie en ces termes : fallait-il passer par un stade “capitaliste” ou non ? Or, les populistes et les anarchistes russes avaient déjà pensé que des formes socialistes pouvaient se développer à partir de la communauté villageoise russe. En 1918, Lénine rejeta ce déterminisme et opta pour le socialisme en décidant la réforme agraire favorable aux paysans et “tout le pouvoir aux Soviets” [6]. Cette rupture avec la Deuxième internationale de la social-démocratie allemande conduisit le parti bolchevik à fonder la Troisième internationale.

Mais, très rapidement, Lénine remplaça la démocratie des Soviets par la dictature du parti bolchevik.

Ce que Mathiez nomme la “dictature” de la Constituante, de la Convention, du Gouvernement révolutionnaire, ne correspond pas à cette conception de la “dictature” du parti bolchevik. Elle n’est pas non plus la dictature d’un homme : Robespierre, rappelle-t-il, était minoritaire au sein du Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale lui était largement hostile [7] .

Chez Mathiez, la dictature est celle du pouvoir législatif. Mathiez définit le Gouvernement révolutionnaire comme la “dictature du bien public” ou “la dictature de la Convention”, c’est-à-dire la “dictature” d’une assemblée élue au suffrage universel, qui délègue des pouvoirs à des Comités élus qu’elle contrôle ; et le peuple souverain, pour sa part, contrôle la vertu politique de ses mandataires, soit le fait qu’ils ne préfèrent pas leur intérêt particulier à celui du peuple souverain. Ces comités ne forment pas un gouvernement, ils ne constituent pas le pouvoir exécutif : il s’agit de Comités formés de députés de la Convention, choisis par cette même Convention et sous son contrôle étroit.

Mathiez établit encore une équivalence entre sa conception de la “dictature” et le pouvoir constituant (il évoque la “dictature du pouvoir constituant”) dont l’origine et la légitimité résident dans le peuple souverain : “La théorie du pouvoir constituant, écrit-il, source et justification de la dictature résolument dressée par les révoltés contre leurs anciens maîtres.” [8]

Cette “dictature” est celle de l’Assemblée Constituante en 1789, comme celle de la Convention à partir de 1792, qui était, elle aussi, une nouvelle assemblée constituante.

Comme celles-ci, la “dictature” du Gouvernement révolutionnaire s’inscrit dans cette normalité révolutionnaire du pouvoir constituant. Mathiez explique que cette “dictature” est inhérente à la révolution, puisque :

toute révolution est une guerre civile, car il s’agit de déplacer la propriété et la propriété est ce qui est le plus cher au cœur de l’homme avec la vie. On ne peut faire la guerre, civile ou étrangère, qu’avec des moyens appropriés, et le plus indispensable de ces moyens, celui qui commande tous les autres, c’est d’établir un pouvoir concentré et vigoureux, capable de surmonter l’adversaire, donc une dictature, que cette dictature soit entre les mains d’un seul ou de plusieurs. Il serait étrange et incompréhensible que l’Ancien régime, qui avait derrière lui une possession de quinze siècles, se soit laissé déposséder sans résistance. Il lutta. S’il ne réussit pas, c’est que les révolutionnaires, dès le début, eurent clairement conscience de la tactique qu’ils devaient employer pour le vaincre [9].

Ainsi, la loi votée le 14 frimaire an II – 4 décembre 1793 qui institue le Gouvernement révolutionnaire, n’est pas une loi “d’exception”, mais celle du pouvoir constituant. Elle attribue l’exécution de ces lois révolutionnaires aux communes et aux comités révolutionnaires de surveillance des communes, donc au plus près des habitants : le peuple souverain participe ainsi directement à l’exercice du pouvoir constituant qui émane de lui : “Robespierre et ses amis furent grands parce qu’ils ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois, par une politique de confiance et de clarté.” [10]

Confronté aux impérities d’une IIIe République dominée par les intérêts privés, Mathiez met en avant la modernité de la vertu politique, qui constitue un rempart essentiel contre la prévarication des représentants du peuple :

Les plaisantins de l’histoire qui sourient de sa vertu [de Robespierre] n’ont jamais compris qu’une république livrée aux empiriques et aux philistins, une république sans vertu mais avec beaucoup de vices, est peut-être le pire des régimes, car celui où la ruée des égoïsmes se déchaîne avec le minimum de contrainte. Au temps où la République était belle, - ce temps est lointain, mais il reviendra, - c’étaient là des vérités élémentaires.

Les républicains d’autrefois poursuit Mathiez, n’apprenaient pas encore la politique “dans les antichambres ministérielles, ni dans les conseils d’administration des grandes compagnies, ni dans les coulisses des théâtres subventionnés, ni dans ces cercles luxueux où on l’on mange sous l’effigie de Marianne.” [11]

Pour Mathiez, il est capital que Robespierre soit lavé des calomnies qui l’accablent parce que ses conceptions républicaines sont d’une actualité “saisissante”. “Nous aimons Robespierre” [12], poursuit Mathiez, parce qu’il incarne l’honnêteté, le désintéressement et une république conforme aux valeurs qui l’ont fondée, c’est-à-dire démocratique, sociale et fort éloignée d’une Troisième République opaque, rongée par les connivences de politiciens professionnels au service des dominants, et dont on comprend, dès lors, qu’elle l’ait écarté. »

Florence Gauthier et Yannick Bosc

[1Albert Mathiez, Robespierre et la république sociale, Paris, Éditions Critiques, 2018, 368 p., introduction de Yannick Bosc et Florence Gauthier, p. 21 à 26. Les autres notes de bas de pages sont celles présentes dans l’ouvrage.

[2Voir l’ouvrage Girondins et Montagnards publié en 1930.

[3Voir A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Paris, 1901, chap. 4. La Constitution de 1793, p. 312. Fl. Gauthier, Triomphe et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen, (1992) Syllepse, 2014, II, Le gouvernement révolutionnaire, une dictature ? p. 139 ; Alexandre Guermazi, « Les arrêtés des assemblées de sections parisiennes. De la parole du peuple à l’élaboration de la loi en l’an I de la République, 1792 - 1793 », thèse soutenue en 2017, AHRF, n° 390, 2017, p. 239 - 250 ; Aurélien Larné, Pache, maire de Paris, 1793 - 1794, Thèse soutenue à l’Univ. Paris - Nanterre, 2017.

[4Se reporter à Mathiez, Révolution russe et Révolution française, Paris, Éditions Critiques, 2017, dans lesquels il expose ses attentes et ses inquiétudes sur l’évolution rapide de la Révolution russe.

[5Mathiez, Le Populaire de Bourgogne, 28 juillet 1922, in Révolution russe, op. cit., p. 123 - 124.

[6Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918, in Œuvres, t. 28.

[7Conférence faite à l’École des Hautes Études Sociales, le 24 mars 1920, publiée dans les Annales révolutionnaires de mai - juin 1920, et reprise dans Robespierre terroriste en 1921.

[8Mathiez, « La Révolution française et la théorie de la dictature », La Revue historique, 1929, t. CVXI, p. 305.

[9Ibid., p. 304.

[10Conférence prononcée à l’École des Hautes Études Sociales, le 14 janvier 1920, puis publiée dans La Grande Revue d’avril 1920 et reprise dans Robespierre terroriste en 1921.

[11Ibid.

[12Ibid.

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