L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens

, par  John Groleau
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En 2008, Ludovic Tournès publia un article intitulé « La fondation Rockefeller et la construction d’une politique des sciences sociales en France (1918-1940) » dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) [1]. Cette dernière avait été financée justement par la Fondation Rockefeller [2]. Cet historien dirigea un ouvrage collectif, L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens, publié en 2010 dans la collection Mémoires/Culture, Éditions Autrement. Ce livre ne manque pas d’intérêt…

Ainsi, dans la conclusion p. 191, Ludovic Tournès admit que « s’agissant de la construction européenne, il est frappant de constater que, dès le début du XXe siècle, une fraction non négligeable des interlocuteurs des fondations sont aussi des partisans de l’unification de l’Europe : c’est le cas de Paul Henri Benjamin d’Estournelles de Constant avant 1914, mais aussi, après 1945, d’Altiero Spinelli, de Denis de Rougemont (président du Congrès pour la liberté de la culture de 1952 à 1966), de Robert Marjolin, ou encore de Willy Brandt. »

L’illustration de couverture de l’ouvrage est une photo de Paul G. Hoffman, président de la Fondation Ford entre 1950 et 1953 [3], remettant au recteur de l’Université libre de Berlin (Freie Universität Berlin), le professeur Hans Freiherr von Kreß, la première livraison des 20 000 livres dont les Américains vont doter l’Université. Dans le chapitre 6. « Allemagne, année zéro » ? Dénazifier et démocratiser (1945-1955) écrit par Helke Rausch, il est question de cette université p. 135 : « Les fondations vont rapidement s’intéresser à la nouvelle université. Dès 1950, la Rockefeller lui accorde 20 000 dollars. Mais c’est surtout la Fondation Ford qui va mettre la main au portefeuille, puisqu’elle accorde 1,3 million de dollars en 1951 pour construire un bâtiment d’enseignement (achevé en 1954 et baptisé “Henry Ford”), mais aussi pour financer des échanges de professeurs. En accordant ce financement, elle entend faire d’une pierre deux coups : contribuer à la lutte contre le communisme en soutenant la liberté d’expression ; favoriser la dénazification de la société allemande en favorisant un établissement dont le mode de fonctionnement rompt avec la tradition autoritaire et hiérarchique de l’université traditionnelle allemande. »

Copie d'écran. "Construit à partir d'un don de la Fondation Ford New York dans les années 1952-1954 selon le plan des architectes berlinois F.H. Sobotka et G. Müller".

Copie d'écran. L'une des façades du bâtiment Henry Ford de l'Université libre de Berlin.

Source des deux images ci-dessus : voir le film présent sur http://www.fu-berlin.de/en/sites/hfb/geschichte/wiedereroeffnung/index.html.
Visionnage en ouvrant le lien rtsp ://stream01.cedis.fu-berlin.de/pr/HFB_wiedereroeffnung.rm dans un lecteur vidéo.

L’auteur n’a pas précisé que, selon le site internet de la Freie Universität Berlin [4], le bâtiment Henry Ford a été nommé d’après Henry Ford II, fils aîné de Edsel Ford et président de la Fondation Ford entre 1943 et 1950 [5]. Il est vrai que sur l’une (toutes ?) des façades (voir l’image ci-dessus) du bâtiment, le « II » est absent. Il s’agit pourtant de ne pas le confondre avec son grand-père, Henry Ford, qui avait reçu le 30 juillet 1938 la Grand-Croix de l’Aigle allemand, la plus haute distinction nazie donnée à un étranger !

Le 30 juillet 1938, Henry Ford, à l'occasion de son 75ème anniversaire, recevant la Grand-Croix de l'Aigle allemand, la plus haute distinction nazie donnée à un étranger. Karl Kapp, consul allemand à Cleveland, lui remet le prix, tandis que Fritz Heiler, consul allemand à Détroit, serre la main d'Henry Ford.
New York Times du 1er août 1938. Henry Ford recevant la Grand-Croix de l'Aigle allemand.
Cette photo d’Associated Press a été reprise par le Washington Post dans l’article de Michael Dobbs intitulé « Ford and GM Scrutinized for Alleged Nazi Collaboration » du 30 novembre 1998 : http://www.washingtonpost.com/wp-srv/national/daily/nov98/nazicars30.htm

26 juin 1963, J.F. Kennedy à l'Université libre de Berlin
Source de cette image : http://www.fu-berlin.de/en/sites/kennedy/index.html

Le 26 juin 1963, J.F. Kennedy prononça un discours à l’Université libre de Berlin. Dans l’ouvrage déjà cité, p. 159, la porosité entre les fondations et le gouvernement américain est signalée avec « deux cas particulièrement éloquents : Dean Rusk a été président de la Rockefeller de 1952 à 1961 avant de devenir secrétaire d’État sous la présidence de Kennedy, une trajectoire qui croise en quelque sorte celle de McGeorge Bundy, conseiller de Kennedy pour les affaires étrangères, puis, à partir de 1966, président de la Fondation Ford. Des agents des services secrets américains (OSS et CIA) ont servi comme officers des fondations qui utilisaient ainsi leur très bonne connaissance de l’Europe, à l’image de Childbourne Gilpatrick passé de la CIA à la Fondation Rockefeller et que l’on retrouve fréquemment comme référent sur l’Italie. »


Ci-dessous la quatrième de couverture du livre L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens :

Du début du XXe siècle à la chute du mur de Berlin, les grandes fondations philanthropiques américaines (Carnegie, Rockefeller, Ford, puis Soros) n’ont pas cessé d’être présentes en Europe et d’y tisser de multiples réseaux dans les milieux intellectuels, scientifiques et politiques.
Fondées par de grands industriels symboles du capitalisme américain, ces fondations sont à la fois porteuses d’un projet de société libérale et partisanes d’une régulation des excès du capitalisme. Du fait de ces objectifs contradictoires, la nature de leurs actions en Europe dépend du contexte géopolitique : avant 1914 et pendant l’entre-deux-guerres, elles jouent le rôle de ciment entre les milieux pacifistes européens et américains ; avec la guerre froide, elles embrassent la bannière de la lutte contre le communisme. Présentes là où l’État américain ne l’est pas encore, ne l’est plus ou ne veut pas l’être officiellement, elles occupent une place à part dans la diplomatie américaine, dont elles ne contredisent jamais formellement les orientations, mais par rapport à laquelle elles s’accordent un degré d’indépendance plus ou moins important selon le contexte international.
Rassemblant les meilleurs spécialistes, l’ouvrage met en scène la diversité des actions des fondations américaines en Europe tout au long du XXe siècle. Alors que leur fonctionnement et leurs objectifs restent souvent objet de fantasmes, on les verra opérer sur le terrain et constituer des réseaux denses et durables.

Dirigé par Ludovic Tournès, professeur d’histoire des relations internationales à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense et chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique (CNRS).
Avec les contributions de Frédéric Attal, Kenneth Bertrams, Diane Dosso, Nicolas Guilhot, Helke Rausch, Pierre-Yves Saunier, Marie Scot.

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