Le droit local alsacien-mosellan

, par  .Yvonne Bollmann, Tribune libre
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Par sa Décision n° 2012-285 QPC du 30 novembre 2012 [1], le Conseil constitutionnel a porté sur le devant de la scène le problème toujours latent du droit local alsacien-mosellan. Il avait été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité quant à l’obligation pour les artisans d’Alsace et de Moselle de s’affilier à une corporation. Cette obligation, qu’il a censurée, était un élément du Code local des Professions (loi du 26 juillet 1900), c’est-à-dire l’une des dispositions d’origine allemande applicables dans l’ensemble du Reich maintenue après 1918.

À côté de cette source de l’actuelle législation locale, il y en a trois autres :

- des dispositions d’origine française maintenues en vigueur par les autorités allemandes en 1870 (et abrogées par les autorités françaises durant la période de l’annexion), par exemple le Concordat de 1801,

- des dispositions propres à la terre d’Empire d’Alsace-Lorraine adoptées par les organes législatifs compétents, par exemple le régime local de la chasse (loi du 7 février 1881) ou l’aide sociale (loi du 30 mai 1908 sur le domicile de secours),

- des dispositions françaises intervenues après 1918, mais applicables aux seuls départements du Rhin et de la Moselle, par exemple : la loi du 6 mai 1991 introduisant dans le Code des assurances des dispositions particulières aux départements du Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle [2].

 1. A propos de la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Christian S.

Le requérant était un chauffagiste et électricien alsacien, qui avait contesté « devant le tribunal administratif de Strasbourg l’obligation de verser une pleine cotisation à la corporation des électriciens du Bas-Rhin, alors que cette activité ne constituait que 20% de son travail. Il estimait en outre que l’argent versé, de l’ordre de "quelques centaines d’euros par an”, ne donnait droit à “aucune aide” dans les faits, selon son avocat ». Celui-ci « a introduit une QPC pour dénoncer l’atteinte à la liberté d’association dont était victime selon lui son client. Il critiquait par ailleurs le fait que les dispositions du droit local contestées, rédigées en allemand, n’avaient pas été traduites officiellement en français, ce que le Conseil a reconnu ».

La Chambre des métiers d’Alsace (CMA) et la corporation des électriciens du Bas-Rhin, soutenues par la mairie de Strasbourg, s’étaient engagées pour la défense du droit local devant le Conseil constitutionnel. L’artisanat constitue le premier employeur d’Alsace avec 140.000 actifs, soit 21% de la population active occupée (chiffres 2011 fournis par la CMA). Il existe actuellement 128 corporations en Alsace-Moselle, principalement dans le bâtiment et les services.

Les Sages ont jugé que dans les trois départements concernés les activités artisanales ne justifiaient “pas le maintien d’une réglementation professionnelle s’ajoutant à celle relative aux chambres de métiers” et imposant l’affiliation obligatoire des artisans à une corporation. Ils ont censuré l’article incriminé du code des professions applicable en Alsace-Moselle, ce qui prend effet immédiatement. “La décision est très importante parce que c’est la première fois que le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution une disposition du droit local”, s’est félicité Me Fady, l’un des avocats du requérant [3].

Le quotidien L’Alsace a consacré plusieurs articles aux conséquences de cette décision. « Les responsables de corporations, des chambres consulaires et les élus se mobilisent pour maintenir un système qui a fait ses preuves en Alsace. […] Une proposition de loi devrait prochainement être déposée au Parlement, prévoyant l’obligation d’affiliation aux corporations, mais un paiement de cotisation facultatif. ». Le président de la corporation obligatoire des maîtres ramoneurs du Haut-Rhin, qui préside par ailleurs la Fédération française des ramoneurs, constate qu’ « une petite corporation a les mêmes moyens que les grosses via l’Union des corporations artisanales : aide juridique en cas d’impayé, veille en matière législative et réglementaire, soutien en ressources humaines et droit du travail ». La « notion de l’intérêt général est un élément majeur des corporations ». De ce point de vue, « l’Alsace pesait peu – et demain plus du tout si les corporations obligatoires disparaissent – au regard du voisin allemand », dont les corporations « ont toutes un représentant à Bruxelles qui s’occupe de lobbying » [4].

Il est anormal que l’artisanat d’Alsace soit handicapé par cette distorsion de concurrence en faveur de l’Allemagne, une parmi d’autres. La réponse à cette situation ne saurait être le souhait de revenir à une loi du Reich désormais contraire à la Constitution, ou une nouvelle loi conçue dans l’esprit de l’ancienne.

 2. Les gardiens du droit local

« Créé en 1985 sous la forme d’une association inscrite de droit local, l’Institut du Droit Local Alsacien-Mosellan a pour tâche de promouvoir une connaissance plus approfondie des diverses composantes du droit local ainsi que des problèmes juridiques que soulève sa combinaison avec le droit général français. » [5] Mais l’IDL s’efforce également de justifier le bien-fondé de ce droit, et donc celui de sa propre existence. Il signale sur son site que ces dernières années, d’importantes lois ont modifié le droit local dans différents domaines. Onze exemples de l’évolution législative entre 1990 et 2002 sont censés démontrer, « s’il en était besoin, la vivacité du droit local ». Or il s’agit, dans cinq de ces cas, d’une abrogation pure et simple de lois locales, même si des emprunts au droit local se retrouvent parfois dans la loi nouvelle [6].

Une commission d’harmonisation, créée elle aussi en 1985, est chargée « de proposer et d’étudier les harmonisations qui paraîtraient possibles, en droit privé, entre les dispositions applicables dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle et celles applicables dans les autres départements ». Ses travaux « se sont étendus à des questions relatives au droit public, au droit des professions ainsi qu’au droit pénal. Cette compétence générale de la Commission semble largement admise au sein de l’administration » [7].

Le quotidien L’Alsace, encore, s’est également penché sur cet aspect de la question. Dans le cas de la QPC posée par M. Christian S., la commission d’harmonisation avait pris position à l’unanimité, soulignant que « les corporations ne portent atteinte à aucune liberté garantie par la Constitution de 1958 ». Son président, le sénateur André Reichardt, ancien directeur de la CMA, défend les corporations. Il dit que « la force de l’artisanat […] repose sur cette organisation », et que « si on touche aux corporations, tout l’édifice peut tomber ».

Saisi une première fois à travers une QPC, le Conseil constitutionnel avait décidé le 5 août 2011 que, « tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur ». Pour M. Reichardt, « cela signifie qu’on ne peut faire évoluer [le droit local] que pour autant qu’on se rapproche du droit général ».

Le président de l’Institut du droit local, Jean-Marie Woehrling, soutient à l’inverse que cette décision du 5 août 2011 « protège le droit local existant, estimant que l’atteinte au principe d’égalité ne peut pas être invoquée à l’encontre des dispositions anciennes. Mais le Conseil constitutionnel ne donne pas un chèque en blanc pour le droit futur. Par contre, dès lors qu’elles ne sont pas contraires au principe d’égalité, des dispositions territoriales nouvelles peuvent être adoptées en Alsace et en Moselle ». Interrogé quant à la question de savoir « ce qui n’est pas attentatoire aux libertés publiques et au principe d’égalité », M. Woehrling a répondu qu’ « avec de la bonne volonté, beaucoup de choses sont conformes », et que « le statut des corporations devrait être conforme à la Constitution ». Il avait, semble-t-il, envisagé que le Conseil constitutionnel pourrait « [soulever] un problème technique » à leur sujet, et qu’ « il faudrait le régler » [8] – pas qu’une disposition du droit local serait déclarée contraire à la Constitution.

 3. Quel avenir pour le droit local ?

En mai 2011 s’est tenu à Strasbourg un colloque consacré au centenaire de la Constitution octroyée par le Reichstag au Reichsland Elsass-Lothringen. Il était organisé par l’Institut du droit local alsacien-mosellan, en partenariat avec l’Université de Strasbourg et le soutien de la région Alsace [9]. Dans une « introduction historique » sur le site de l’IDL, on peut lire à propos de cet événement qu’ « en 1911, l’Alsace-Lorraine (Reichsland dès 1871) se dote de sa propre Constitution » [10]. Le choix du verbe « se doter de », qui traduit la volonté d’y voir une conquête démocratique d’autonomistes alsaciens, une sorte de phénomène d’autodétermination, est l’expression d’un déni de réalité.

Lors de ce colloque, Jean-Marie Woehrling s’est voulu « provocant ». Selon lui, ainsi que l’a rapporté le quotidien L’Alsace, le droit local serait « un ersatz » (un substitut) de Constitution locale. Le régime local des cultes, celui des associations, les garanties sociales, l’organisation économique, notamment dans le domaine de l’artisanat, sont à ses yeux « un régime particulier de libertés publiques qui relèvent des règles constitutionnelles ».

Constatant « une érosion du droit local qui s’étiole au fil des ans », M. Woehrling a regretté que « le Conseil régional n’ait aucune forme de participation à son maintien ou à son développement ». Pour en faire un droit local moderne, il propose de le « redéployer » et d’y « intégrer l’organisation territoriale de l’Alsace, la promotion de la langue, la communication audiovisuelle, la coopération transfrontalière et la formation professionnelle qui pourrait s’appuyer sur la tradition locale de l’apprentissage » [11]. Dans un texte consacré au « droit local aujourd’hui », sur le site du Centre régional de documentation pédagogique de Strasbourg, sont d’ailleurs évoquées d’autres dispositions nouvelles comme « le droit à la langue régionale », « la reconnaissance de l’islam parmi les cultes déjà reconnus », « la coopération dans le Rhin supérieur », « la promotion de l’identité régionale » [12].

Mais surtout, M. Woehrling « suggère de transférer aux élus des trois départements la compétence juridique de modifier ce droit, le parlement gardant un domaine de contrôle ». Reconnaissant qu’ « une telle innovation nécessiterait une réforme constitutionnelle », il souligne qu’« il serait cependant possible, dans le cadre du droit actuel, de créer des structures régionales de gestion du droit local », et que « dans un cadre institutionnel nouveau, ce substitut de constitution locale peut acquérir la dimension d’une véritable législation régionale ».

Philippe Richert, président du Conseil régional d’Alsace, a participé à ce colloque. Dans son intervention – « Vers la création d’un Conseil d’Alsace unique ? » – il est allé dans le sens de M. Woehrling, « ce qui aurait été impensable il y a quelques années ». Un autre participant, le juriste Robert Herzog, a observé qu’ « il existe, aujourd’hui comme il y a un siècle, un fort besoin de faire évoluer les institutions administratives », ce que les évolutions législatives récentes, comme la loi de décembre 2010 et la révision constitutionnelle de 2003, autorisent. Un référendum, tel que celui qui serait nécessaire pour la fusion des trois grandes collectivités, serait « la première autodétermination », puisque « ce serait la première réforme de décentralisation pensée, décidée, appliquée ici » [13]

 Conclusion

Aujourd’hui nous y sommes. Le colloque de mai 2011 n’était qu’un prélude au référendum qui aura lieu en Alsace le 7 avril 2013, sur la création d’une Collectivité territoriale d’Alsace par fusion du conseil régional d’Alsace, du conseil général du Bas-Rhin et du conseil général du Haut-Rhin. Pour le président de l’Institut du droit local, Jean-Marie Woehrling, « le Conseil d’Alsace devrait permettre de créer un droit local nouveau, non plus sur la base de l’Histoire, mais à travers un statut particulier, fondé sur des règles territoriales » [14]. Ce serait sur la base de l’histoire allemande, dans l’espace transfrontalier du « Rhin supérieur/Oberrhein », sous le signe de l’allemand « langue régionale ».

Yvonne Bollmann, universitaire, auteur de La tentation allemande (1998), La Bataille des langues en Europe (2001), Ce que veut l’Allemagne (2003)

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