"En Inde, guerre des terres entre paysans et industriels". Par Julien Bouissou

, par  J.G.
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« Les terres agricoles indiennes se transforment en champs de bataille : dans les États de l’Orissa, du Maharashtra et du Karnataka, des milliers de paysans se battent contre l’acquisition de leurs terrains par de grands groupes industriels. Les entreprises sidérurgiques Mittal et Posco attendent ainsi depuis cinq ans l’autorisation de construire des usines dans l’Orissa, à l’est du pays, et ont menacé, en janvier, de renoncer à leurs projets.

Dans le Maharashtra, la société indienne d’électricité nucléaire NPCIL n’est toujours pas parvenue, malgré des mois de négociation, à acquérir un millier d’hectares de terrains pour y construire des réacteurs nucléaires Areva. Selon un rapport publié par le gouvernement indien en 2009, près de 70 % des projets d’infrastructure sont retardés en raison de problèmes d’acquisition de terres.

Ces retards peuvent atteindre jusqu’à dix années, et auraient coûté plus de 100 milliards de dollars (74 milliards d’euros) d’investissements, selon une étude publiée en octobre 2009 par l’Association des chambres de commerce et d’industrie indiennes. Dans cette lutte que se livrent industriels et paysans, et dans un pays où les deux tiers de la population tirent leurs revenus de l’agriculture, le gouvernement fédéral peine à adopter une position claire et ferme.

La loi en vigueur date du temps de la colonisation britannique. Rédigée en 1894, elle autorise les États régionaux à acquérir des terres au nom de l’"intérêt général". Les pouvoirs publics ont usé de ce concept flou pour acquérir de force des terrains au nom des grands groupes industriels, sans toujours reverser des compensations adéquates à leurs propriétaires.

Depuis le conflit de Singur, au Bengale occidental, en septembre 2008, où de violentes manifestations avaient contraint Tata Motors à transférer la construction de son usine d’assemblage de la voiture Nano dans l’ouest du pays, les États restent sur leurs gardes, veillant à éviter de nouvelles confrontations. Le gouvernement du Bengale occidental s’est ainsi résolu à ne plus intervenir dans l’acquisition de terrains par des industriels. Les États régionaux préfèrent désormais se constituer progressivement des "banques de terres" - souvent non agricoles - pour tenter de retenir les industries.

Une nouvelle loi est pourtant en gestation. Mais voilà trois ans qu’elle prend la poussière dans les placards du Parlement indien, faute d’un soutien unanime des partis de la coalition au pouvoir. Le nouveau texte prévoit une diminution du rôle de l’État : une entreprise devra avoir acheté au moins 70 % des terres nécessaires à son projet pour que les pouvoirs publics exproprient la minorité récalcitrante. "Réunir les terres d’innombrables propriétaires n’est pas une tâche que le secteur privé peut conduire efficacement", regrette Rumjhum Chatterjee, du cabinet Feedback Ventures, qui estime que l’acquisition des terres doit relever du domaine public.

Mais l’État fédéral veut à tout prix éviter les conflits politiques. La bataille de Singur avait tourné à l’affrontement entre le parti du gouvernement régional, le CPI-M, et le parti d’opposition, le Trinamool Congress. Pris en étau, Tata Motors avait été incapable de négocier avec les paysans. "Or une entreprise a besoin de négocier, voire d’intéresser les propriétaires des terres à son projet, avant que le conflit ne soit récupéré politiquement", estime Runa Sarkar, professeur à l’Institut indien de management de Calcutta.

Certains craignent que le désengagement de l’État se fasse au détriment des paysans. "On sait tous que les grandes industries utilisent des hommes de main pour intimider les paysans et les forcer à signer les actes de vente. Les paysans sont vulnérables, souvent illettrés. Le gouvernement doit les protéger, en interdisant la vente de leurs terres", demande Rajagopal, leader du mouvement des sans-terre Ekta Parishad. Les partisans de Rajagopal s’inspirent de l’idéal du Mahatma Gandhi : celui d’une nation où les villages seraient autosuffisants et subsisteraient grâce à de petites industries artisanales.

Dans sa réforme de la politique d’acquisition des terres, l’État prévoit une meilleure indemnisation des propriétaires, mais également de tous ceux, comme les commerçants, dont les revenus sont issus de la présence des villageois.

Les populations expropriées devront être formées aux nouveaux emplois créés, et obtenir ceux-ci en priorité. Le montant des compensations sera fixé en fonction des transactions passées. "Mais pour échapper aux taxes, seule une petite partie du montant des transactions est déclarée, et les prix affichés du marché sont bien en deçà de leur valeur réelle", relève M. R. Madhavan, directeur de recherche au think tank PRS Legislative Research, basé à New Delhi.

Les agriculteurs pourraient exiger une participation au capital du nouveau projet industriel. Pranab Bardhan, professeur d’économie à l’université de Berkeley, en Californie, va jusqu’à prôner la création d’un fonds national constitué de participations dans tous les projets industriels utilisant des terres agricoles, fonds qui reverserait mensuellement des indemnités aux paysans expropriés.

Mais pour que les terres puissent être l’objet de transactions, encore faut-il un cadastre. "Or dans beaucoup de régions, les actes de propriété n’existent pas, ou alors seulement sur papier", souligne M.R. Madhavan. Le Karnataka a lancé un vaste programme d’informatisation des actes de propriété pour diminuer le nombre de litiges et cartographier les propriétés foncières.

D’autres États lui ont emboîté le pas, parfois en s’aidant d’images satellites. Ces cadastres devraient faciliter l’acquisition de terres, une fois la loi votée. Le ministre de l’industrie lourde a promis qu’elle serait présentée au Parlement dans les prochains mois. »

Article de Julien Bouissou, journal Le Monde, le 11/03/10.

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