Lettre ouverte au Comité de rédaction de La Recherche

, par  Aurélien Djament, Tribune libre
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Madame, Monsieur,

j’ai lu avec une certaine stupéfaction le grand débat de La Recherche n°453 intitulé "Les universités doivent-elles passer à l’anglais ?". Sa présentation enfreint grossièrement les principes élémentaires d’impartialité : l’anglais y est dépeint comme "indispensable au parcours professionnel des étudiants français", tandis que les arguments hostiles à l’invasion généralisée de cette langue ne sont évoqués prestement que par une interrogation évoquant de simples risques que lui prêtent ses détracteurs. Après avoir présenté les limites de la loi Toubon en matière de protection du français dans l’enseignement, l’article introductif de Marie-Laure Théodule conclut sur sa possible abrogation. On peut se demander si la seule alternative offerte par ce débat ne consiste pas à choisir entre la mort douce administrée en s’engouffrant dans toutes les brèches existant dans la législation actuelle et un assassinat brutal défaisant jusqu’à l’article de la constitution de notre pays selon lequel la langue de la République est le français, assassinat que le gouvernement ne se cache guère de souhaiter perpétrer. De fait, ce débat élude la question de fond, hélas très actuelle et pressante : va-t-on laisser détruire la langue française ?, puisqu’il n’autorise qu’à contester la pertinence des cours en anglais généralisés dans l’enseignement supérieur : le caractère incontournable de l’apprentissage de l’anglais pour tous ou son statut de langue universelle de la science sont élevés au rang d’axiomes indiscutables !

Ouvrons les yeux : des supermarchés s’appelant "Simply Market" ou autres "Carrefour City" aux films anglophones dont les titres sont de plus en plus rarement traduits, des conseils d’administration de grandes entreprises françaises qui n’emploient plus que le Wall Street English aux publications scientifiques, et bientôt aussi à l’enseignement si nous n’arrêtons pas cette politique, où toute langue autre que l’anglais est fréquemment bannie, notre pays connaît (avec bien d’autres d’ailleurs) un processus de colonisation linguistique qui n’a rien à voir avec l’ouverture internationale. Jean-Yves Chemin l’admet du reste implicitement en écrivant : "dans les grands groupes industriels modernes, l’anglais est devenu la langue de dialogue entre les équipes des différents pays" (il omet toutefois de préciser qu’elle est souvent imposée aussi au sein d’un même pays non anglophone) : la politique linguistique qu’il préconise pour l’enseignement supérieur ne constitue qu’une mise en conformité aux exigences de la politique linguistique des multinationales, relayée avec enthousiasme par l’Union Européenne et le gouvernement français.

Il serait bon que les lecteurs de la Recherche sachent que des scientifiques résistent à l’anglicisation forcée de leur travail, qui dépasse de très loin la question de l’ouverture ou de la communication internationale - avant de communiquer une idée, il faut la penser, et cela s’effectue dans une langue : curieuse inversion que celle qui consiste, à partir d’impératifs supposés de communication, à imposer la façon dont la pensée doit se mettre en place et à en restreindre considérablement le cadre. Ils gagneraient également à ce que la politique linguistique actuelle dans la recherche soit remise dans le contexte de la montée en puissance délétère des critères bibliométriques (qui favorisent mécaniquement les revues exclusivement anglophones) qui tend à juger du niveau d’un chercheur par une évaluation quantitative automatisable de ses publications en lieu et place de la compréhension de leur contenu.

Veuillez recevoir, Madame, Monsieur, mes sincères salutations francophones,

Aurélien Djament
Chargé de recherche au CNRS
Laboratoire de mathématiques Jean Leray (UMR 6629)
NANTES
http://www.math.sciences.univ-nantes.fr/ djament/

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