Les conséquences linguistiques de l’expansionnisme américain (1803-1867)

, par  J.G.
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« Les conséquences linguistiques de l’expansion territoriale américaine furent déterminantes pour les peuples des territoires conquis. En plus des langues amérindiennes, ont été liquidés le français en Louisiane et l’espagnol dans les territoires conquis ou annexés ; ces langues ont été remplacés par l’anglais qui l’a toujours emporté, car il s’est alors propagé partout en imposant aisément le modèle américain de la "civilisation".

 À l’égard des populations autochtones


Jusque dans les années vingt, les réserves indiennes ressemblaient plus ou moins à des camps de concentration ; les autochtones devaient demander à l’intendant blanc l’autorisation de sortir ou d’entrer dans une réserve. Les Amérindiens furent progressivement assimilés et de nombreuses langues autochtones disparurent. La langue anglaise fut reconnue comme le facteur déterminant de développement chez les Indiens. Les missionnaires furent tenus d’enseigner l’anglais aux jeunes Indiens des réserves sans même recourir aux langues ancestrales de ces derniers. Le Bureau des Affaires indiennes força même quantité de jeunes à fréquenter les pensionnats de la côte ouest où ils étaient sévèrement punis s’ils utilisaient leur langue. Bien souvent, on leur coupait les cheveux et on les réduisait aussi à l’état d’esclaves ouvriers. Les Inuits de l’Alaska furent ignorés ou refoulés vers l’intérieur des terres, mais ils conservèrent leurs langues. Comme il fallait s’y attendre, des dizaines de langues amérindiennes sont disparues, conformément aux voeux exprimés par la majorité des dirigeants américains de l’époque. Dans un rapport de 1996 de la National Clearinghouse for Bilingual Education, on apprend que 154 langues sont encore en usage aux États-Unis et que, de ce nombre, 118 sont aujourd’hui parlées par moins de 1000 locuteurs, soit 77 %. Par ailleurs, le linguiste Michael E. Krauss estimait en 1995 que 175 langues autochtones étaient encore parlées aux États-Unis et que 155 d’entre elles, soit 89 %, étaient considérées comme moribondes. La plupart des jeunes Amérindiens américains grandissent en parlant seulement en anglais et ne connaissent généralement que quelques mots de leur langue ancestrale.

Le 12 août 1898, soit à la fin de la guerre hispano-américaine, les États-Unis annexèrent Hawaï. En étendant leur domination à Hawaï, les Américains atteignaient l’un de leurs objectifs expansionnistes. L’anglais fut aussitôt proclamé l’unique langue officielle d’Hawaï. Dès lors, il devint illégal, jusqu’en 1987, d’enseigner l’hawaïen dans les écoles publiques de l’île, sauf en tant que langue étrangère. La scolarisation des enfants autochtones accéléra la quasi-disparition de la langue hawaïenne. Puis l’immigration américaine et l’arrivée massive d’insulaires du Pacifique (Philippines, Vietnam, Micronésie, Mélanésie, îles Tonga et Samoa) fit le reste.

 À l’égard du français en Louisiane


Les francophones de la Louisiane ne furent pas plus chanceux. La Louisiane fut admise au sein de l’Union, le 30 avril 1812, devenant ainsi le 18e État américain. À cette époque, la Louisiane était le premier et le seul État de l’Union dans lequel un groupe non anglophone, les descendants d’Acadiens — les Cadiens — et de Français, constituait une majorité linguistique. Grâce au juriste Louis Moreau-Lislet, un Code civil plus complet (que le précédent basé sur la Coutume de Paris) reposant sur le Code Napoléon fut adopté par le législateur du nouvel État. Ce code avait été rédigé en français, puis traduit en anglais. Cependant, il n’en fut pas ainsi pour la Constitution de l’État. Non seulement, elle fut rédigée uniquement en anglais, mais elle ne comportait aucune disposition linguistique à l’égard des francophones, alors qu’elle protégeait les droits des anglophones. En effet, l’article 6 de la Constitution de 1812 stipulait que toute loi et tout document officiel devaient être publiés dans la langue "dans laquelle est écrite la Constitution des États-Unis", c’est-à-dire en anglais. Il est évident que la prédominance du français en Louisiane pouvait causer certains problèmes à Washington, et l’Assemblée de l’Union a cru bon de faire en sorte que la Constitution louisianaise soit plus "adaptée" à la situation nord-américaine. La Constitution de 1845 fit de la pratique du bilinguisme une exigence pour la reconnaissance des droits linguistiques des francophones de la Louisiane, alors qu’en 1847 une loi autorisait l’enseignement bilingue dans les écoles publiques de l’État.

Puis la Louisiane eut le malheur de faire sécession en 1861. La Constitution de 1864, d’inspiration nettement nordiste, supprima alors toutes les dispositions juridiques favorables au français. L’anglais devint la seule langue officielle pour les lois, documents et procès-verbaux, tandis que l’article 142 de la Constitution stipulait, pour la première fois, que l’enseignement primaire devait être dispensé uniquement en anglais. Parmi les 155 articles constitutionnels, il n’était fait mention nulle part de la langue des tribunaux. En somme, les Yankees ont imposé l’anglais aux Louisianais blancs parce qu’ils avaient pris parti pour le Sud, aux Acadiens parce qu’ils n’avaient pas osé prendre parti pour le Nord et aux Noirs francophones pour les rendre aptes à bien s’intégrer au melting pot américain. La répression du Nord contre le Sud a pris, en Louisiane (autrement dit en "pays cadien"), un tour anti-français.

 À l’égard de l’espagnol du Sud-Ouest


Toute la région du Sud-Ouest était de langue espagnole avant la guerre du Mexique (1846-1848). Les communautés hispanophones étaient installées bien avant les anglophones sur ce territoire conquis militairement par les États-Unis. Leur ancienneté — notamment les Tajanos et les Californios — aurait dû leur conférer une certaine légitimité. Fait à noter, le traité de Guadalupe-Hidalgo{{}}garantissait aux Mexicains le maintien de leurs propriétés et le respect de leur religion. Aucune disposition n’était prévue pour le maintien de la langue espagnole, car le traité a totalement passé sous silence la question de la langue et de la culture des populations concernées. Toutefois, en assurant que les habitants du pays devaient continuer à bénéficier des mêmes droits et privilèges que sous leur ancien gouvernement, le traité sous-entendait qu’ils devaient être gouvernés comme ils l’étaient auparavant. C’est dans cet esprit que les lois ont continué, durant un certain temps, d’être imprimées en espagnol et que les tribunaux pouvaient entendre des causes en espagnol dans certains districts. Ce traité d’annexion territoriale constituait l’acte de naissance d’un nouveau groupe ethnique aux États-Unis : les Américano-Mexicains.

Une fois devenus américains, le Texas, la Californie, l’Utah, le Nevada, l’Arizona et le Nouveau-Mexique devinrent très tôt officiellement anglophones, bien que l’ensemble de la population ait continué à parler l’espagnol dans la vie quotidienne. Par exemple, la Constitution de 1849 de la Californie protégeait l’espagnol et permettait la publication bilingue des lois promulguées par le nouvel État. Mais, dès 1851, l’État avait imposé l’unilinguisme anglais dans les contrats d’achat de terre. Puis, en 1878, des modifications à la Constitution de la Californie supprimèrent l’espagnol :

Article IV

All laws of the State of California, and all official writings, and the executive, legislative, and judicial proceedings shall be conducted, preserved, and publishing in no other than the English language.
Article 4

Toutes les lois de l’État de la Californie et tous les documents officiels ainsi que les procédures exécutives, législatives et judiciaires ne sont formulés, consignés et publiés qu’en anglais.

Dans tous les États du Sud, les écoles cessèrent progressivement d’enseigner l’espagnol pour passer à l’anglais. Pour les Blancs anglophones de l’époque, c’était simple : l’espagnol était devenu tout à fait inutile, alors que les Mexicanos avaient eu amplement le temps d’apprendre l’anglais depuis trente ans... Pourtant, plusieurs autres États américains de l’époque publiaient leurs lois dans plus d’une langue. Dans l’État du Michigan, les lois étaient publiées en anglais, en allemand et en français ; en anglais, en allemand et en norvégien dans le Wisconsin ; en anglais et en allemand en Pennsylvanie, en anglais et en français en Louisiane. Puis les autorités de chacun des États du Sud adoptèrent l’anglais dans leurs affaires internes. Ils estimaient que leur État devait correspondre à un gouvernement anglophone et que les individus demeurant incapables de parler l’anglais n’étaient certainement pas compétentes pour occuper des postes dans la fonction publique. Tous ces États auraient pu adopter officiellement le bilinguisme, mais ce n’est pas ce qui s’est passé : les colons anglo-américains déjà installés dans la région ont tout fait pour évincer l’espagnol. Cette langue était considérée comme "inférieure" par rapport à l’anglais parce qu’elle était parlée par des Métis.

Il y a eu aussi le fait que beaucoup d’Américains ont craint pour l’originalité et la pureté de la "race". Le rouleau compresseur de l’anglais fit son oeuvre d’uniformisation et la langue espagnole des premiers habitants fut confinée à la maison. En réalité, les Américains firent preuve de xénophobie et de mépris à l’égard de toutes les populations de langue espagnole. Régulièrement, les réactions "nativistes" réapparaîtront au cours de l’histoire, surtout devant la "menace hispanique". Les populations hispanophones des territoires annexés furent complètement évincées par les nouveaux venus qui s’approprièrent tous les leviers politiques et économiques, propulsant les Mexicanos (Tejanos, Californios et Hispanos) vers un déclin et une acculturation inéluctables. À la fin du siècle, la plupart des Américano-Mexicains avaient déjà perdu leurs terres et étaient tous relégués au statut de minorité méprisée et discriminée par les Anglo-Américains. Cependant, ces derniers allaient récupérer, en l’embellissant, le passé mexicain "exotique" par des fêtes "mexicaines", une architecture "mexicaine" ainsi que dans la littérature régionale.

 L’immigration et les déplacements de population


Au cours de la décennie 1790 à 1800, quelque 50 000 Européens ont émigré aux États-Unis. De 1800 à 1810, environ 70 000 ; de 1810 à 1820, quelque 115 000. À partir de 1832, le rythme annuel est de l’ordre de 60 000. Il dépasse les 100 000 après 1842 pour atteindre près de 400 000 au début des années cinquante et redescendre ensuite entre 15 000 et 200 000. Près de 200 000 nouveaux immigrants, surtout des Irlandais et des Allemands, arrivèrent chaque année entre 1820 et 1850. Au total, on compte cinq millions d’immigrants de 1815 à 1860, dont 2,7 millions provenaient des îles britanniques et 1,5 million d’Allemagne, des pays scandinaves et des Pays-Bas. Les immigrants préférèrent les villes aux campagnes et contribuèrent à accélérer l’urbanisation aux États-Unis. Des villes telles que New York, Chicago, Cincinnati, Milwaukee, Detroit, San Francisco, etc., regroupèrent jusqu’à 50 % d’Américains nés à l’étranger. Si certaines communautés ont pu se concentrer dans des quartiers et vivre en vase clos, la plupart se sont mêlées à l’ensemble et se sont fondues dans l’anglo-américain.

La découverte de l’Ouest américain entraîna de grands déplacements dans la population. Entre 1810 et 1830, plus de deux millions d’Américains se déplacèrent d’est en ouest. De 1830 à 1840, la population de l’Indiana doubla ; celle de l’Illinois tripla. En 1840, quelque 6,4 millions d’Américains habitaient déjà à l’ouest des Appalaches. Et ce ne sont surtout pas les immigrants qui furent responsables du peuplement de l’Ouest. Ce sont avant tout les Américains eux-mêmes qui se déplacèrent vers cette région, sur des distances généralement assez courtes, d’État en État. Ensuite, l’accroissement naturel de la population fit le reste. Au cours de cette période, l’immigration dans l’ensemble des États-Unis provint essentiellement de l’Europe, phénomène qui portait déjà les germes de l’Amérique anglocentrique. »

Extrait de L’expansion territoriale (1803-1867) dans L’aménagement linguistique dans le monde, de Jacques Leclerc, Québec, TLFQ, Université Laval, 30 avril 2007, http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/amnord/usa_6-4histoire.htm

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